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Critique de film
Le film
Affiche du film

Season of the witch

(Hungry Wives)

L'histoire

Joan Mitchel habite un pavillon bourgeois de la banlieue de Pittsburgh. Elle étouffe dans sa vie de femme au foyer. Les cauchemars qui la hantent chaque nuit sont-ils le produit de sa frustration ou auraient-ils à voir avec un pouvoir de sorcière latent chez elle ?

Analyse et critique

On aurait pu imaginer que le succès inattendu de La Nuit des morts vivants (cinq millions de dollars de recettes pour un budget de 114 000 dollars) permette à Romero de poursuivre sa carrière avec des films plus confortablement produits que cette première œuvre tournée avec des amis, en 16mm, le week-end entre un film d’entreprise et une publicité. En fait, Image Ten (1) ne touche pas un centime des recettes colossales (pour un film indépendant) engrangées par le film. Walter Reade, le distributeur, garde tous les bénéfices sans verser quoique ce soit à la société de production. Il faut attendre 1975 pour que Reade soit forcé par jugement à reverser 3 millions de dollars à Image Ten, mais là encore Romero ne verra pas un cent : Read vient de déposer le bilan de sa société. Jeune producteur inexpérimenté, Romero fait également l’erreur de placer le copyright du film sous le titre qu’il avait choisi (Night of the Flesh Eaters) et non dans le générique final. Walter Reade décide finalement de changer le titre en Night of the Living Dead, ce qui fait que, le morceau de pellicule contenant le titre original enlevé, le copyright disparaît et La Nuit des morts vivants tombe dans le domaine public. L’exploitation vidéo ne génère ainsi aucune entrée d’argent pour le cinéaste et la production (2). En trente ans, au total, La Nuit des morts vivants engrange 30 millions de dollars de recettes et Image Ten ne parvient à en récupérer qu’environ 2 millions.

Romero ne peut donc capitaliser sur le succès de La Nuit des morts vivants, et d’ailleurs n’en a certainement pas même l’envie. Il demeure à Pittsburgh, recommence à tourner des films institutionnels et réalise une poignée de longs métrages à très petits budgets. Des films tournés sans stars, en 16mm, avec l’aide des habitants et des amis de Pittsburgh et des équipes techniques réduites à peau de chagrin. Romero aurait pu gagner la côte ouest, aurait pu reproduire la formule gagnante de La Nuit des morts vivants. Mais d’une part, rien ne compte plus pour Romero que son indépendance artistique. Il se méfie des studios et préfère bricoler ses films plutôt que de s’épuiser en bagarres stériles avec les décideurs des studios. D’autre part, il craint d’être cantonné dans le genre horrifique. Bien que fan de ce cinéma (son enfance est nourrie de films de science fiction des 50’s et des bandes dessinées EC Comics), il espère pouvoir explorer d’autres genres, d’autres styles et échapper à l’étiquette de réalisateur de film d’horreur. Ainsi Romero enchaîne coup sur coup There’s Always Vanilla (film longtemps considéré comme perdu), Season of the Witch, The Crazies et le magnifique Martin. Une période où Romero poursuit son apprentissage, consolide sa famille d’acteurs et de techniciens, s’essaye au drame psychologique tout en étant peu a peu rattrapé par le cinéma d’horreur qui l’a vu naître aux yeux du public. En effet ces films passent inaperçus aux yeux des critiques, sont à peine distribués et sont des échecs commerciaux cinglants. En 1978, il revient, un peu forcé, aux zombies et réalise Dawn of the Dead, son premier succès commercial depuis La Nuit des morts vivants. Le nom de Romero sera dès lors constamment associé à cette saga (qui deviendra au fil du temps une tétralogie). Chacune de ses tentatives d’y échapper sera sanctionnée par le public. Raison de plus pour se pencher sur ces œuvres qui, à l’ombre de l’écrasante figure des morts vivants, nous montrent la richesse, l’intelligence et l’intégrité d’un des cinéastes les plus passionnants nés dans les années 70.

Comme There's Always Vanilla, Season of the Witch ne brille pas par une mise en scène au cordeau, un montage serré ou encore une direction d’acteur éblouissante. Mais ce film n'en demeure pas moins un chaînon passionnant de l’œuvre politico-horrifique que construit déjà Romero avec ce troisième long métrage. Season of the Witch est un film féministe, une peinture sans fard de l’aliénation sociale qui enferme les conjointes des maris travailleurs dans les intérieurs étouffants des pavillons de banlieue. Le fantastique, la magie, la sorcellerie, deviennent pour Joan un échappatoire au sordide de son quotidien, une manière de transgresser les lois sociales, de sortir des ornières du modèle patriarcal et de braver le monde. Season of the Witch est comme le brouillon programmatique du chef d’œuvre à venir de Romero, Martin.

Comme dans ce dernier, il y a deux concepts qui se heurtent : d’une part le fantastique, la magie, la mythologie, les mythes et de l’autre la réalité d’un corps social étouffant. Le film s’ouvre sur un rêve de Joan dont elle peine à s’échapper. On y découvre toute la frustration de sa vie : elle suit docilement son mari, passe devant un nourrisson abandonné dans la forêt et, lorsqu’elle fait mine de se rebeller, reçoit des coups de journaux de son époux avant que celui-ci ne lui attache une laisse et l’emmène dans un chenil. A son réveil, Jean semble avoir du mal à recoller les morceaux. Elle se maquille et les multiples miroirs de sa coiffeuse lui renvoient autant d’images fractionnées et incomplètes de son visage. Un second cauchemar la met face à son double vieillissant et Joan sent à son réveil qu’elle a été condamnée à perpétuité dans cette prison dorée.

Les cauchemars récurrents de Joan lui font prendre conscience de la pauvreté de sa vie. De plus en plus violents et réalistes, ils débordent bientôt le seuil des rêves et envahissent son quotidien. Mais Joan ne rejette pas ces visions, elle s’en empare et y voit un moyen de se venger de son entourage, d’abattre ce corps social étouffant. Pour permettre à ses frustrations de prendre corps, Joan fait alors appel à la sorcellerie. Le fantastique devient un moyen de s’échapper du sordide de sa vie, mais est surtout une passerelle qui permet à toute sa haine longtemps étouffée de se déverser. Toute la dialectique du film tient dans ce combat du réel contre l’imaginaire. Le film montre la force d’inertie que la société oppose au rêve et, en retour, la capacité destructrice que l’homme peut puiser au fond de lui et qui peut soudainement fondre sur tout ce qui symbolise la société dans laquelle il s’est si longtemps débattu. Comme dans Martin, le fantastique est l’émanation d’un inconscient individuel ou collectif. Ici les sorcières, là les vampires, soit des croyances ancestrales, des images ramenées des entrailles de la civilisation pour combattre la frustration et exprimer une colère primale.

Romero fait directement allusion à Rosemary’s Baby et au Lauréat (l’amant partagé par la mère et la fille), soit deux des oeuvres les plus emblématiques du Nouvel Hollywood. Dans ces trois films, comme dans de nombreuse réalisations de cette époque, le désir de fuite des héros ne correspond plus au désir d’un ailleurs. Ce qu’ils veulent, c’est s’enfuir de leur quotidien, le modifier, couper les ponts avec la famille, le travail, la société. Les films de Polanski et Mike Nichols font partie des œuvres participant à un rejet des formes classiques de représentation cinématographique des studios (pour Polanski le cinéma d’horreur et le déplacement de l’ennemi extérieur vers l’intérieur), ou qui font écho au mouvement de libéralisation des mœurs au cœur de la société américaine. Le film de Romero, de part son indépendance, se pose également comme une alternative au cinéma dominant (la façon dont il passe d’un style à un autre est également emblématique). Season of the Witch prend aussi sa source dans les mouvements contestataires des années 60 et 70, et notamment dans les mouvements féministes.

Les femmes obtiennent de haute lutte en 1920 le droit de vote aux Etats-Unis. Cependant, leur sort ne change guère : « L’épouse d’un homme est la vitrine grâce à laquelle il expose sa réussite sociale (…) Les affaires les plus importantes se concluent bien souvent au cours des repas. (…) L’épouse qui sait cultiver un cercle de relations utiles, qui fréquente les clubs, qui sait être intéressante et se rendre agréable (…) est un atout majeur pour son mari » (3). Leur statut n’évolue guère jusqu’aux années 60 : elles sont payées en moyenne au tiers du salaire des hommes et sont quasi absentes des postes politiques et décisionnaires. Il faut donc attendre le mouvement des droits civiques pour voir éclore une vraie force progressiste féministe. En 1968, le groupe des Radical Womens se fait remarquer par plusieurs manifestations. Certaines d’entre elles créent à New York, Wahington ou encore Chicago le WITCH : Women’s International Terrorist Conspiracy from Hell. Elles apparaissent déguisées en sorcières et distribuent des tracts : « dans toute femme, une sorcière vit et ricane. Elle est l’être libre qui est en chacun de nous, derrière les sourires timides, l’acceptation de l’absurde domination masculine, le maquillage ou les vêtements qui torturent nos corps et que la société nous impose. Nulle n’est tenue de rejoindre les WITCH. Si vous êtes une femme et que vous osez regarder en vous-même, vous êtes une sorcière et vous dictez vos propres règles. » (4).

Joan fait partie de la lignée des nombreux personnages féminins que Romero met de plus en plus en avant au fur et à mesure de ses réalisations : Barbara (La Nuit des morts vivants), Lynn (There’s Always Vanilla), Judy (The Crazies), Christine (Martin), Fran (Zombie), Sarah (Le Jour des morts vivants). Des femmes émancipées (ou en voie de), combatives (bien plus que les personnages masculins, notamment dans Day of the Dead), plus à même que les hommes à réagir au changement. Joan Mitchell combat le patriarcat de la société américaine, la culture religieuse étouffante (comme Martin, comme Peter dans Zombie), le puritanisme. Romero filme le quotidien de Joan avec un hyper réalisme de chaque instant. Le film en devient même parfois insupportable, tant il reflète à la perfection la morosité et l’ennui. Les décors sont affreux, ils respirent un mauvais goût que la photographie du film n’essaye jamais de transcender. Season of the Witch dégage un véritable malaise en nous renvoyant simplement l’image de nos sociétés bourgeoises pour qui ne comptent que les apparences, qui vivotent dans l’inculture, qui érigent l’hypocrisie en force de loi, qui cantonnent les femmes dans leurs rôles d’épouse aimante et de femme au foyer attentionnée. Si Season of the Witch est un film d’horreur, celle-ci est provoquée bien plus par le clinquant des intérieurs, par les vêtements inconcevables, par le mariage contre nature des couleurs, par le kitsch outrancier et les décors surchargés, par les coiffures absurdes que par les apparitions démoniaques qui ponctuent le film. Dans la saga des morts vivants, le gore fait partie du projet des films, il est projet esthétique et discours politique. Dans Season of the Witch, Romero utilise la laideur de la même manière. Pour Romero, la petite bourgeoisie américaine est un territoire au moins aussi effrayant que celui des morts qui marchent.

Forcément, la laideur revendiquée et instrumentalisée par la mise en scène de Romero, ne pouvait que dérouter les spectateurs. Le film passe totalement inaperçu lors de sa sortie aux Etats-Unis sous le titre de Jake’s Wife. Il retente sa chance sous celui de Hungry Wives, sans plus de succès. Il sort en vidéo renommé en Season of the Witch, titre d’une chanson de Donovan que l’on entend dans la bande originale. Il traîne longtemps sur les étagères des distributeurs à l’étranger, passe à de nombreuses reprises dans les marchés du film sans être retenu. Le film sort en France uniquement en VHS vers le milieu des années 80 sous le nom de Witch. Le film est amputé d’une quarantaine de minutes lors de sa sortie américaine, ce qui ne l’empêche pas d’être un échec commercial cinglant.
Romero aime beaucoup ce film, même s’il déplore sa mise en scène paresseuse, son manque certain de rythme et son interprétation peu convaincante. A sa décharge, suite à la défection de plusieurs financiers, Romero rencontre de gros problèmes de budget alors que le tournage a déjà commencé. Il doit parer au plus pressé, bricoler, réécrire son script, ce qui se ressent à la vision du film. Toujours est-il que même le plus farouche amateur du cinéaste ne peut que lui donner raison. Cependant, les défauts évidents du film s’effacent derrière la cohérence du propos et l’intelligence avec laquelle Romero aborde des thèmes sociaux universels par le biais du fantastique.


(1) En 1961, Romero et des amis créent Latent Image, société de Pittsburgh qui produit des films d’entreprises, des publicités, des reportages pour la télévision, des vidéos de campagnes électorales… C’est là que Romero apprend les différents postes techniques et artistiques. En 1967, Latent Image s’associe avec une autre compagnie et fonde Image Ten dans l’idée de produire leur premier long métrage qui deviendra La Nuit des morts vivants.
(2) George Romero s’associera en 1990 au remake du film réalisé par Tom Savini avec l’idée de récupérer le copyright du titre.
(3) Extrait d’un article de Dorothy Dix publié dans plusieurs journaux, cité par Howard Zinn dans « Une Histoire populaire des Etats-Unis ».
(4) Cité par Howard Zinn.

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Par Olivier Bitoun - le 28 avril 2008