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Critique de film
Le film
Affiche du film

Saladin

(Al-nasir salah al-din)

L'histoire

Durant les deuxième et troisième croisades, le sultan d’Egypte et de Syrie, Saladin, qui vient de vaincre les Croisés à Alexandrie, lutte contre une nouvelle expédition de Richard Cœur de Lion et Philippe Auguste. Entre les traîtrises de Renaud de Châtillon, qui massacre des pèlerins musulmans sur le chemin de la Mecque, et les luttes des cours française et anglaise, Saladin garde sa volonté de reconquérir Jérusalem.

Analyse et critique

« Je n’ai pas distingué les cadavres des Croisés de ceux des Arabes. Tous les cadavres se ressemblent. » Ces mots sont parmi les derniers prononcés dans Saladin, du nom du mythique dirigeant arabe de la seconde moitié du XIIème siècle. Ils sont dits par Richard Cœur de Lion à l’attention du désigné sultan d’Egypte (alors qu’il ne l’a jamais vraiment été), afin de consentir à un accord de paix. Ils portent en eux l’épuisement des deux hommes, des deux camps - les chrétiens d’Occident et les musulmans d’Orient - après une longue guerre en terre sainte, pour la possession de Jérusalem. Youssef Chahine, quelques années après l’élection de Nasser, décide en effet de raconter l’histoire de l’une des figures les plus mythiques de la culture arabe, celui qui a unifié le Proche-Orient. Ou plutôt Nasser, qui a nationalisé le cinéma quelques années auparavant (car il a compris, notamment, son importance), choisit de s’emparer de l’histoire d’un homme qu’il admire et auquel il s’identifie intensément. Dès lors, le budget alloué au film est colossal et le projet tombe finalement dans les mains de « Jo ».


Saladin est donc à la frontière entre le film propagande et la fresque historique. Œuvre de propagande car produite par l’Etat égyptien et à la gloire, par identification, du président en place mais fresque historique car retraçant, de manière plus ou moins véritable, une période importante de l’Histoire. Sous la caméra de Chahine, elle devient aussi une tragédie classique. Règle des trois unités respectées oblige (lieu, temps, action), le réalisateur met en scène des personnages de haut rang, rois ou reines. Il évacue également toute violence visuelle ou verbale à l’écran, tandis que la sensualité et la sexualité restent, elles, seulement suggérées. Le récit débute alors que les Croisés occupent Jérusalem. Saladin, venant juste de vaincre une autre expédition à Alexandrie et après avoir réuni (ou soumis, c’est selon) les peuples arabes, décide de reprendre le contrôle de la ville. On évoque à l’époque « le royaume de Jérusalem » et très vite, Chahine donne à son film un souffle épique remarquable. L’une des premières batailles du long métrage met déjà en avant l’incroyable qualité de production déployée tout au long du tournage. Il faut bien préciser que cette superproduction égyptienne n’a véritablement rien n’a envier à ce niveau aux films américains de la même époque comme Ben-Hur, Spartacus ou encore Les Dix Commandements (Cecil B. DeMille réalisa d’ailleurs en 1935 un film sur les croisades et la même période, simplement nommé Les Croisades, mais au traitement beaucoup plus hollywoodien et axé sur le grand spectacle et le romanesque). Rien n’a envier, non plus, à son pendant (voire négatif) américain plus récent, tout en gardant en tête les époques de tournage et les budgets respectifs, le Kingdom of Heaven de Ridley Scott.



Après ce premier acte en forme d’introduction aux enjeux et aux divers protagonistes vont débuter les épisodes de trahisons. C’est le lot de toutes les grandes histoires, en débutant même par la trahison originelle de Judas. Ici, c’est le prince Renaud de Châtillon, contre l’avis de tous, qui va tuer des pèlerins musulmans sans défense et déclencher la colère de Saladin et, ensuite, l’arrivée des sauveurs attendus Richard Cœur de Lion et Philippe Auguste. Lors de cette scène de massacre, Chahine déploie une caméra ultra mobile qui va tournoyer sur un sol imbibé de rouge (sang) et atteindre une vitesse formelle incroyable, par l’effet d’un montage alterné avec des chevaux qui chargent la foule des pèlerins. Les plans, tour à tour blanc, rouge, et encore blanc, rouge suggèrent une violence inouïe tout en ne montrant que très peu d’effusions de sang. Difficile de savoir si Paradjanov a, en 1965, déjà pu voir le film de Chahine lorsqu’il tourne Les Chevaux de feu avec une scène « rouge » très similaire au début de son film, mais la violence évocatrice des deux scènes est commune. On a, d’ailleurs, souvent parlé de l’influence du cinéma américain sur Chahine mais ce serait oublier la très grande filiation de son œuvre avec le cinéma russe et notamment celui des premiers temps. Déjà visible dans La Terre au niveau du rapport aux éléments, Saladin pourrait se rapprocher du Alexandre Nevski d'Eisenstein. D’abord par la similarité de son sujet. Nevski comme Saladin sont deux héros mythiques des cultures russe et arabe qui ont, à un moment donné, protégé leur peuple et vaincu l’envahisseur. Ensuite, par la mise en scène et la vitesse prodiguées aux scènes de batailles par le montage. Chahine, pour chacune de ces scènes, utilisera les préceptes du montage du maître russe (avec en supplément des images arrêtées) afin de donner une grande intensité à ses séquences et de figurer une violence plus « violente » que si elle avait été montrée de manière frontale.


Alors que Saladin va finalement s’emparer de Jérusalem et faire prisonnier Renaud, avant de le défier dans un duel digne d’un western, Chahine ne manque pas de mettre en scène de forts personnages féminins. Pas seulement des « femmes de… », Louise et Virginie vont être parmi les protagonistes principaux de la fiction, aussi bien sur le champ de bataille que sur le champ politique. Cet aspect est particulièrement intéressant dans le film de Chahine. Alors que Renaud, qui était l’époux de Virginie, décède, celle-ci va s’empresser de trouver alliance auprès des nouveaux arrivants croisés. Loin d’être en manque d’affection, elle ne veut surtout pas être en manque de pouvoir. C’est elle avec d’abord Philippe Auguste, le roi de France, puis Conrad qui va essayer de mener dans l’ombre la guerre et de récupérer la place de Richard Cœur de Lion. Si on peut considérer que Saladin est quelque peu idéalisé dans le long-métrage (il n’est pas seulement un sauveur et unificateur des peuples, il a aussi massacré de nombreuses personnes), c’est également le cas de Richard Cœur de Lion. Les deux hommes, malgré l’opposition de leur camp respectif, partagent des idéaux communs et c’est leurs principes de chevaliers, de rois, qui vont leur permettre de s’entendre en dépit de tous les conflits.


Richard Cœur de Lion, tancé de toutes parts et seulement trahi par ses ennemis, retrouve son cœur pur après avoir perçu la vérité et jugé Saladin à sa juste valeur. Avant, il aura été sous le joug de la vengeance et du pouvoir. Lorsqu’il comprend que Philippe Auguste l’a trahi, il le renvoie en Europe. Lorsqu’il pense que Louise a fait de même, il est prêt à proclamer une sentence expéditive avant de se rendre compte qu’on se joue à nouveau de lui. Chahine prend le temps d’expliquer et de décrire toutes ces tractations politiques. Historiquement véritable pour certaines, elles sont parmi les explications de la déliquescence des Croisades. Si la caractérisation du Roi de France, Philippe Auguste, peut être critiquée (un dirigeant belliqueux ne pensant qu’au pouvoir ultime et à la guerre), il n’en reste pas moins intéressant de constater que celui-ci ne peut rentrer « les mains vides » chez lui, dans son pays, après avoir tant promis et surtout demandé tant d’efforts à sa population. Chahine questionne ici le pouvoir véritable des souverains et explicite parfaitement ce qui a poussé et ce qui pousse toujours aujourd’hui les plus puissants à faire la guerre : l’avidité. Richard Cœur de Lion, lui, a une visée autre que simplement commerciale et coloniale. Il souhaite avant tout être le libérateur de Jérusalem. Il veut continuer d’ancrer son nom dans la grande histoire. Il est d’ailleurs intéressant de noter que tous les acteurs et actrices du film sont arabes et que le film est intégralement tourné dans la langue. Si cela peut surprendre de voir des figures historiques de France ou d’Angleterre jouées par des acteurs étrangers, cela peut s’expliquer au niveau de la production du long-métrage et de sa visée propagandiste - du point de vue de Nasser tout du moins. Le spectateur d’aujourd’hui, notamment via le cinéma américain, aura d’ailleurs été très souvent habitué à l’exact opposé. C’est-à-dire des castings entièrement américains pour raconter des histoires seulement en partie américaines ou totalement non-américaines.


Chahine, avec Saladin, raconte aussi en filigrane sa propre histoire. Lui, le catholique vivant dans un pays à majorité musulman. Aussi, dans toute bonne tragédie qui se respecte, une histoire d’amour impossible raconte les deux camps. Ici, Louise, chevalière Croisée et Issa, dit « le nageur ». Issa est chrétien. Pourtant, il soutient Saladin et devient même son bras droit. Se rencontrant au détour d’un lac puis sur le champ de bataille, Louise la Croisée et Issa l’Arabe tombent amoureux et Louise renoncera au combat pour se rapprocher de Dieu, afin de ne pas devoir tuer l’homme qu’elle aime. Chahine, grâce au personnage d’Issa, laisse entrevoir l’une de ses thématiques de cœur : l’entraide et le rassemblement des peuples. De tous les peuples. « Je tenais à exprimer ce que je ressentais personnellement sur un certain nombre de points : la Palestine, par exemple, et la possibilité pour les pays arabes de mener une action commune et positive, et surtout le fait que s’il y a un peuple tolérant, c’est bien le peuple arabe, avec une religion et une société très ouvertes et conciliantes. » (1) Et où Saladin est pour lui l’exemple parfait du rassembleur. « J’appliquais au niveau du film les principes et le point de vue de Saladin dont tous les témoignages, mêmes ceux émanant des Chrétiens, soulignent l’extraordinaire bonté. » (2) Cela peut alors paraître étrange mais, en réalisant Saladin, Chahine souhaite avant tout diffuser un message de paix et d’amour. Pour lui, tous les peuples doivent s’unir et marcher ensemble vers la paix. De sa jeunesse vécue à Alexandrie, Chahine a conservé cet amour de l’autre et cet intérêt, cette grandeur envers son prochain.


Tout ne fonctionne pas dans Saladin. Certaines intrigues sont moins bien écrites (la trahison du gouverneur d’Acre, le personnage d’Arthur, les tentatives politiques de Conrad de Montferrat ou encore lorsque Saladin soigne et sauve Richard Cœur de Lion), les acteurs ne sont pas toujours inspirés et certaines scènes tournent au ridicule (Issa et Louise, Arthur et Virginie) alors même qu’historiquement, l’œuvre peut être contestée (l’accord entre Saladin et Richard ne se déroule pas de manière si amicale mais est signé à contrecœur par le dirigeant anglais, qui est battu). Il n’en reste pas moins que le film, dans son immensité et son désordre, propose des moments marquants de pur cinéma. Les scènes de batailles, donc, mais aussi une incroyable double scène de jugement à la mise en scène hyper théâtrale, sorte de split-screen, et où les protagonistes de chaque scène finissent par se répondre et se confondre. La fin du film, et donc des combats, laisse aussi entrevoir des scènes apocalyptiques, que ne renierait pas un Kurosawa avec son Ran, notamment. Les Croisés, battus, brûlés, affamés par le stratège égyptien, errent dans les plaines désertiques. La lumière à la fois bleutée et rougeoyante de la séquence lui octroie une aura à la limite du fantastique, voire du mystique lorsque les chants de l'Adhan des musulmans retentissent avec les cantiques chrétiens.



Saladin marque un moment charnière dans la carrière de Chahine. Il est, à la fois, la première incursion directe du réalisateur dans une certaine dimension historique (suivront notamment Adieu Bonaparte ou Le Destin) mais aussi nationale, également, puisque racontant l’histoire de son propre pays et établissant un rapport politique avec ses dirigeants et le pouvoir en place. Film sur Saladin, également sur Nasser, il doit faire avec des conditions et un contexte particulier. Ça ne sera plus jamais le cas. Suite à d’incessants différends avec l’administration égyptienne du cinéma, il s’exile au Liban en 1965 pendant deux ans. Chahine s’affirmera alors dans la suite de sa carrière comme l’un des plus grands critiques de la société égyptienne, un intellectuel engagé à l’indépendance toujours revendiquée, véritable témoin de son époque et, aujourd’hui, devenu à son tour une figure mythique de l’histoire de son pays.

1) Youssef Chahine, entretien avec Guy Braucourt - Revue du cinéma n°238, avril 1970
2) Ibid.

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La fiche IMDb du film

Par Damien Le Ny - le 16 juillet 2020