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Critique de film
Le film

Rodan

(Sora no daikaijû Radon)

L'histoire

En 1956, dans la région montagneuse du Kyushu (Japon), des mineurs sont attaqués par des larves monstrueuses pouvant résister à des mitrailleuses de calibre 30. Les savants envoyés sur place pensent qu’elles sont préhistoriques. Isolé par un éboulement, un mineur découvre leur repaire et est en outre témoin de l’éclosion d’un ptérodactyle gigantesque qui les dévore. Baptisé "Radon" [Rodan], il survole bientôt l’Asie, dont il souffle certaines capitales par la puissance de ses ailes gigantesques. Le Japon se prépare à résister. Lorsque la ville de Fukuoka est attaquée, les tanks et les "orgues de Staline" se révèlent insuffisants : Fukuoka brûle. Un second Rodan apparaît, rendant le combat d’autant plus inégal. L’armée réussit à repérer leur abri naturel : le volcan Aso. Lorsqu’on le bombarde, il entre en éruption et provoque la mort des deux monstres.

Analyse et critique

Pour les enfants (et le public populaire adulte) du monde entier de 1955 à 1970, le cinéma japonais, ce n’est pas Mizoguchi, Ozu ou Kurosawa : c’est Honda ! Honda (1911-1993) et ses (approximativement) 25 "kaiju eiga" (films de monstres) réalisés entre 1954 et 1975, Honda et son spécialiste des effets spéciaux Eiji Tsuburaya (1901-1970), Honda et son musicien Akira Ifukube, son directeur de la photographie Hajime Koizumi, Honda et la firme de production Toho… Enfin quoi ! Il faut tout de même être conscient qu’au box-office mondial, il est le metteur en scène japonais dont les films ont été le plus vus et qui a davantage rapporté de devise au Japon que l’ensemble des cinéastes japonais réunis ! Et l'on ne dispose même pas aujourd’hui en France d’une monographie bio-filmographique qui lui soit consacrée entièrement !? Alors que notre intérêt pour le cinéma japonais classique en général et le cinéma japonais de "mauvais genres" (= genres populaires : films fantastiques, films policiers, films érotiques, etc.) en particulier ne cesse de croître depuis 50 ans ! Il y a de ces surprises et de ces oublis dans l’édition française de livres de cinéma… Bref, passons… on pourrait en citer bien d’autres encore !

Rodan (1956) est l’un des premiers films fantastiques de Honda et son premier du genre tourné en couleurs : c’est aussi l’un des plus purs, des plus beaux et des plus étonnants de toute sa filmographie. Chronologiquement, le film est postérieur (si l’on s’en tient à une filmographie sélective purement fantastique du réalisateur) à Godzilla (1954) et L’Abominable homme des neiges (1955), antérieur à Prisonnière des Martiens (1957), L’Homme H (1958) et Varan (1958). En japonais, il s’appelle « Radon », ce qui fait explicitement référence au nom de l’élément gazeux (numéroté 86 par les chimistes) émané du radium et renvoie donc au péril atomique. Pourtant le scénario fournit en guise d’explication à la survie-renaissance des "Rodan" un argument autrement contemporain : le réchauffement de la Terre en général (un ingénieur plaisante au sujet de cette théorie avec son collègue au début du film !) et bien sûr la nature volcanique et chaude du sous-sol. En somme, c’est la nature elle-même qui a préservé Rodan. Lorsque les hommes fouillent les entrailles de la Terre (exploitation minière) ils réveillent une puissance hostile. Rodan est un être naturel (un ptérodactyle) mais bien plus gigantesque que son ancêtre. Une sorte de ptérodactyle mutant, dont les avions à réactions de l’armée de l’air peinent à suivre la colossale traînée blanche dans le ciel, dont le souffle des ailes suffit à renverser les ponts et les buildings, à raser une ville. Symbolique allusion au souffle de la bombe atomique...

La structure du film est remarquable : Rodan n’apparaît véritablement qu’au bout de près d’une heure et le "suspens" a tout le temps de se mettre en place, augmentant l’angoisse et la tension. Angoisse focalisée sur un élément, renforcée par un second, décuplée par un troisième, dans une dynamique de la spirale sans fin. Lorsqu’un second Rodan apparaît, la panique est ainsi relancée habilement. Imprégné d’une sensibilité néo-réaliste prégnante dans sa première partie (la cité minière, ses mœurs, sa hiérarchie) Sora no Daikaiju Radon est bientôt voué au déploiement du cinéma eschatologique de Honda dans toute sa splendeur naïve et grandiose. Le grand technicien Eiji Tsuburaya est bien le successeur spirituel de Willis O’Brien et le digne contemporain de Ray Harryhausen qui répondait, lorsqu’Yves Alion lui demandait ce qu’il pensait des films japonais de monstres: « je ne parlerai qu’en présence de mon avocat. » (cf. : Revue du cinéma N°482, Paris mai 1992, p.67). La reconstitution précise de la ville de Fukuoka et sa destruction sont d’ailleurs considérées encore aujourd’hui par la critique japonaise comme l’un des titres de gloire de Tsuburaya.

La mise en scène est tantôt référentielle (même progression lente et mesurée vers la révélation monstrueuse et destruction de Fukuoka d’une ampleur identique à celle de Tokyo dans Godzilla, mais ici en couleurs et beaucoup plus brève) tantôt novatrice (les admirables séquences aériennes, la destruction du pont métallique). Le bombardement du volcan, dont les explosions terrifiantes provoquent d’abord des affaissements de terres entières puis une éruption, dure si longtemps qu’il acquiert une dimension insolite, fascinante. C’est une sorte de naissance du monde à rebours. On n’est pas loin d’Héraclite (le feu et la guerre sont les matrices du monde). Lorsque les deux Rodan sont terrassés par l’éruption elle-même – même si la chute du premier Rodan est due au heureux hasard d’une rupture de cable, comme l’expliquait Honda dans un entretien paru au Japon - les plans d’ensemble glacés qui filment leur mort expriment discrètement une tristesse infinie : lyrisme et romantisme de Honda. La plupart des éléments majeurs du cinéma de Honda sont présents ici : images technologiques de guerre et de destruction massive - peinture sociale et psychologique soigneuse - panique collective - mise en scène discrète entièrement vouée à s’effacer derrière l’histoire qu’elle narre, capable néanmoins de la virtuosité la plus haute sans effort apparent - hésitation entre le fantastique et la science-fiction (aboutissant parfois à un passionnant mélange des genres qui faisait les délices de Jean-Pierre Bouyxou et Roland Lethem dans La Science-fiction au cinéma, éd. U.G.E., coll. 10/18, Paris 1971). Ici encore, le monstre est à la fois une émanation et un étranger : il appartient au Japon (naît de ses entrailles, y repose, s’y cache) et veut, une fois réveillé ou découvert par inadvertance ou malveillance, le détruire. Entre métaphore psychanalytique kleinienne, illustration de la mythologie primitive du Japon ancien, concurrence industrielle des USA sur son propre terrain commercial et critique écologique du monde moderne, l’éventail d’interprétation du cinéma d’Inoshiro Honda est aussi démesuré que les monstres qu’il met en scène.

(Version revue, augmentée et corrigée d’un test initialement paru en été 2002 sur www.dvdrama.com)

Je remercie mademoiselle Tomoko Kanazawa pour son obligeante traduction de divers documents japonais (livre et revues) consacrés à Inoshiro Honda et qui m’ont aidé à écrire cette critique.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Francis Moury - le 19 décembre 2004