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Critique de film
Le film
Affiche du film

Robocop

L'histoire

Abattu durant l’exercice de ses fonctions, l’officier Alex Murphy (Peter Weller) est, dans un futur proche, réanimé en un cyborg mi-homme mi-machine, appareil vivant destiné à endiguer le crime dans la ville de Detroit alors qu’on s’apprête à reconstruire celle-ci entièrement à destination de ses cadres de l’industrie de l’armement. La police perd le contrôle du robot quand ce dernier, assailli de souvenirs, part enquêter sur sa propre mise à mort.

Analyse et critique

« There’s a new guy in town. His name is Paul Verhoeven. » Décidé à refaire peau neuve, le "Hollandais violent" prend à la fin des années 80 ses quartiers à L.A. L’adresse de ses mises en scène européennes n’est pas passée inaperçue dans un Hollywood qui s’apprête alors à recruter les plus virtuoses des formalistes étrangers (tels son complice Jan de Bont, John Woo, mais aussi plus tard Tsui Hark et Ringo Lam en incursion chez JCVD) ou à faire une place à des francs-tireurs (De Palma, McTiernan) pour le plus grand bien d’un cinéma d’action qui connaîtra son apogée nationale entre la fin des 80 et la décennie suivante. Verhoeven voit défiler les script et au moment où il lit celui de RoboCop, signé par deux jeunes loups nommés Michael Miner et Edward Neumeier, le champ du genre où s’inscrit le film n’a pas connu la révolution Die Hard et continue à servir - dans un écrin généralement plan-plan - de réceptacle au pire tant qu’il est bon à flatter les plus déviantes attentes des rats de vidéoclubs. Verhoeven jette le script à mi- lecture, n’y voyant qu’un prétexte à un énième méfait fascistoïde comme il en pullule durant ces années. C’est son épouse qui, l’ayant relu à sa suite, l’encourage à lui redonner une chance, en insistant sur le caractère ironique d’un texte tellement excessif qu’il comporte la propre critique de ses passages obligés. Verhoeven voit alors le potentiel vachard, le mauvais esprit pulp d’un scénario volontairement braillard et provocateur. Il se propose d’accepter le projet à la condition de pouvoir retoucher juste assez le script afin de faire sortir encore mieux son côté satirique.

Neumeier et Miner sont deux anticonformistes aux sympathies anarchisantes, politiquement peu articulées ou alors prises dans les contradictions idéologiques du libertarianisme à l’américaine. Le penchant droitier de leur franchise se dessinera, sous l’influence de Frank Miller, dès le second épisode. Muni de son indéfectible cynisme, Verhoeven prend à bras-le-corps le ras-le-bol qui émane de leur script, quitte à jouer la carte du too much quand plus de pondération aurait justement fait ressortir l’interprétation suspecte qu'aurait pu donner cette histoire de vigilante. Le film est produit par la Orion Pictures (société avec laquelle il a déjà collaboré pour La Chair et le Sang),  ilot d’exigence dans le paysage US des années 80. La compagnie distributrice de Kurosawa, Wenders et Rohmer sur le territoire, produisant Woody Allen, Coppola et parmi les films américains les plus singuliers de la décennie (Colors, At Close Range, Excalibur, Amadeus, Terminator). Autant dire que nous sommes loin des lieux de naissance de Paul Kersey ou des pamphlets anti-voyous - et à tout prendre anti-tout - façon Savage Streets. Avec ce premier film américain, Verhoeven met à l’amende par sa virtuosité le tout-Hollywood, catégorie B ou A, tout en signant un acte de dénonciation féroce de la connerie de l’époque : cette Amérique yuppie versant putes et cocaïne, débilitée par la désinformation, infatuée au consumérisme, qui ne trouve comme remède à son propre laisser-faire que la sape du laisser-vivre, privatisant l’ensemble du domaine public... à commencer par celui de la sécurité, les forces de police étatiques étant impuissantes à endiguer la vague de criminalité induite par la paupérisation générale. Time-capsule de l’ère reaganienne, RoboCop enregistre ce moment critique où le libéralisme arrogant se mue en néo-conservatisme triomphant.


Située à Detroit (choix qui teinte rétrospectivement le film d’une amertume certaine, au vu de la manière dont la déshérence économique de cette ville deviendra par la suite un symbole à part entière des sacrifiés du marché non-régulé), l’intrigue prend place dans ce vivier de la métallurgie, dominée dans un futur proche non par la production automobile mais par celle de l’armement, alors qu’un de ses oligarques s’apprête à construire sur les décombres de ce monde industriel une ville nouvelle, sorte de projet architectural mégalomane à la Albert Speer. Il s’agit sur le papier d’endiguer toute forme de délinquance de cette mégalopole réservée à une élite financière. Pour ce faire - après qu’une mouture aux dérapages sanguinolents ait été reléguée - Alex Murphy (Peter Weller), un officier public abattu durant l’exercice de ses fonctions, est ramené à la vie sous la forme d’un cyborg programmé pour faire régner l’ordre dans les bas quartiers. C’était trop vite oublier la part mi-humaine d’une créature mécanique qui va se retrouver assaillie de souvenirs de sa vie passée - et de son exécution par les braqueurs qu’il traquait en particulier. En partant à leur recherche, leur trace le mènera à un ponte de sa propre firme, la bien-nommée Omni Consumer Products. Murphy se heurte alors en lui-même à RoboCop, programmé lui pour ne pouvoir se retourner contre un supérieur de sa compagnie. On ne saurait mieux montrer l’aberration de forces de l’ordre inféodées économiquement aux intérêts d’un groupe privé, de même que l’accointance objective entre criminalité organisée et ploutocratie (Kurtwood Smith en brute sadique et vicelarde, Ronny Cox en ponte dénué de la moindre considération exigée par sa position).

Le film déplie sur son canevas brutal une esthétique du pire, Verhoeven s’amusant comme un petit fou à triturer les bas-fonds de la trash culture des eighties, tels ces spots imbéciles qui raviront tous les publiphobes et qui annoncent, outre la plongée dans l’enfer de la TV-poubelle de Natural Born Killers, les pochades satiriques à la Ben Stiller ou Adam McKay - ou encore ces téléjournaux prêts à encourager sans le moindre cas de conscience un régime d’apartheid ou un putsch militaire en Amérique du Sud, qui même devant la mort de centaines de personnes ne sauraient abandonner leur morgue souriante et opportuniste. (Verhoeven et Neumeier pousseront encore l’obscénité d’un cran en la matière dans Starship Troopers). Pompes cardiaques griffées Yamaha, jeux familiaux à base de cataclysmes nucléaires, motos putassiers (« I’d buy that for a dollar ! »), un degré zéro de la culture dans la société de consommation qui n’est guère battu en matière d’indécence que par cette lubie états-unienne : la fascination des armes à feu. RoboCop démontre - d’une façon sûrement guère exagérée - la manière dont l’industrie des armes donne le la en matière de politique du drapeau étoilé. Toutes les situations de crise se rapportant par ailleurs ici de (plutôt) près ou de (pas si) loin à la possession généralisée d’instruments de mort.


Verhoeven filme une société en véritable état de régression (un motif récurrent, des couinements de bébé d’un robot géant coincé sur le dos dans une cage d’escalier à la bouillie pour nourrissons dont se sustente la machine RoboCop). Un pays où la force brute a remplacé toute exigence politique et sociale. Une nation ayant légué sans espoir son avenir aux puissances de l’argent et dont le quotidien des masses se réduit peu à peu à une sous-existence primitive, à une aliénation béate et abrutie, des personnalités simiesques mêmes. On peut ici en partie reprocher au réactionnaire de gauche que se fait Verhoeven de cracher en nouveau-venu dans la soupe. Grief fondé dans une certaine mesure mais qu’il esquive par sa manière non-surplombante. Loin de jouer aux indignations vertueuses, il épouse jusqu’à l’absurde la ligne de ce qu’il accuse, faisant de l’actioner hystérique sa propre parodie - et ce, sans les effets de niches condescendants qu’on lui prête parfois en abordant sa carrière américaine. Il est littéralement impossible de ne pas saisir l’ironie du film, qui pourtant ne fait jamais plus qu’appliquer à la lettre la commande hollywoodienne.


Tout le jeu de Verhoeven consiste justement à ne pas prendre les précautions que d’autres s’imposeraient avec le même matériau en main, mais au contraire à en creuser toutes les aspérités gênantes. Ainsi de son usage du gore (il faut, comme d’ordinaire avec le cinéaste, voir le film dans sa version non-expurgée de ses excès d’hémoglobine, qui sont l’opposé même de la gratuité), qui vient répondre à une violence télévisuelle aseptisée. Au même moment dans le cinéma américain, Carpenter avec Invasion Los Angeles déroule le même programme contre l’abrutissement médiatique au service de la caste yuppie, avec là aussi un usage revendiqué de la brutalité mise en scène comme réelle. Or là où Big Daddy John assume la position du dehors, de l’indépendance revendiquée, Verhoeven attaque, lui, l’inanité sur son propre terrain de jeu. Posture intenable qu’il payera à terme, mais trop amusante pour que le jeu n’en vaille pas la chandelle. Le meilleur de RoboCop - le moins désespérant aussi - tient à cet goût farcesque, une attitude de sale gosse ne prenant plus rien ni personne au sérieux et certainement pas les mauvais joueurs, ceux qui poussent leurs cris d’orfraies quand on vient leur rappeler que le jeu n’a jusqu’à maintenant profité qu’aux leurs et à eux-mêmes.

Un éloge de ce film insoumis et vital se devrait bien sûr d’évoquer encore d’autres de ses traits. Sa part discrètement mystique, où l’exécution d’un officier est filmée telle une passion et qui amoncelle ensuite les clins d’œil christiques à l’iconographie religieuse (la station-service renommée Hell dans une explosion, le robot marchant sur l’eau...), Verhoeven commençant ici modestement une entreprise de dévoilement du fond protestant présidant au républicanisme nord-américain. Sa congruence heureuse de tant de talents : un casting sans faute de seconds couteaux (comprenant pour l’anecdote plusieurs futurs comédiens de la série Twin Peaks), la composition de Basil Poledouris, les maquillages et costumes de Rob Bottin pour une créature passant de la fonctionnalité à la fragilité, Phil Tippett comme animateur d’ED 209 (mécha-robot à qui l’on doit l’abattage d’un protagoniste le plus hilarant ’ineptie qui se puisse imaginer), la photographie acérée par un habitué des plateaux hollandais du metteur en scène (Jost Vacano). Sa virtuosité jamais démentie, à la caméra agreste, derrière laquelle on sent un metteur en scène heureux de faire l’usage le plus aérien des moyens mis à sa disposition. Son couple vedette : le regard coi et bleuté de Peter Weller et l’agile androgynie de Nancy Allen (actrice se libérant ici de son typage sexy habituel), la part d’innocence qui émane de leur jeu comme dernier vestige d’humanité. Ironie salutaire, typique de son auteur : prendre comme postulat celui par excellence de films autoritaires, virilistes et en faire son terrain d’élection pour une enfance de l’art de mise en scène de sa période américaine. La même fraîcheur, le même plaisir à chaque vision, en reprenant, sourire en coin... « There's a new guy in town. His name is RoboCop. »

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La fiche IMDb du film

Par Jean-Gavril Sluka - le 13 février 2014