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Critique de film
Le film
Affiche du film

Remontons les Champs-Élysées

L'histoire

Lors d'un cours de mathématiques, un instituteur interrompt sa leçon pour entreprendre de relater à ses jeunes élèves l'histoire des Champs-Élysées, de la place de la Concorde en 1617 à la place de l'Étoile en 1938. 

Analyse et critique

Dans la carrière de Sacha Guitry, Remontons les Champs-Élysées est un des titres les plus embarrassants, un de ceux pour lesquels on ne sait pas tout à fait s’il faut davantage insister sur ce qui y est déplaisant ou sur ce qui suscite l’enthousiasme. Voilà, sommairement dit, un film qui simultanément crispe et éblouit.

Le film est après Les Perles de la Couronne la deuxième « fantaisie historique » écrite spécifiquement pour le cinéma par l’auteur, même si quelques germes de son histoire se trouvaient dans la Revue de printemps montée au théâtre en 1924, en collaboration étroite avec Albert Willemetz. Subjectivisé par une narration endossée par Guitry lui-même (dont on a parfois l’impression qu’il ne se grime que pour qu’on le reconnaisse encore mieux), le récit entreprend de survoler trois siècles d’histoire de France, n’utilisant le prétexte des Champs-Élysées que pour mieux justifier les raccourcis, les oublis volontaires ou les revers de la main occasionnels. Remontons les Champs-Élysées n’est donc pas une leçon d’histoire (d’ailleurs, l’instituteur-narrateur ne prétend pas exercer sa fonction durant ce récit, et explique bien qu’il s’accorde une digression tout à fait exceptionnelle dans le cours habituel de son programme éducatif) mais l’affirmation d’un regard sélectif, partiel et partial, sur des événements valant de figurer au sein de ce qui in fine se révèle être avant tout une saga familiale.

Il n’est donc pas un hasard si le personnage qui relate cette histoire d’une part soit, nous l’avons déjà mentionné, interprété par l’auteur lui-même, d’autre part s’y révèle exercer également la profession de marionnettiste. Dans ce film, Guitry ne prétend pas ériger un monument national à la gloire des grands hommes du pays (1), il joue avec des figures de chiffon, qu’il peut à sa guise mettre en scène, cacher, faire ressurgir, ridiculiser ou exalter. Un plan extraordinaire de simplicité révèle cette démarche : tandis qu’il évoque la grandeur de Louis XIV, il fait monter celui-ci, jeune homme, dans un prestigieux carrosse doré. Dans le même mouvement (celui d’un panoramique vers la droite), la caméra poursuit jusqu’à montrer l’autre porte latérale du carrosse : un vieil homme fatigué en descend, et prend la main d’un enfant qui l’attend. La voix du narrateur affirme alors : « J’avais hâte d’en arriver à Louis XV. » Et c’est dans cette hâte personnelle qu’il a (littéralement) balayé les sept décennies d’un des règnes les plus célèbres de l’histoire de France.

Dans cette même logique de compression du temps, qui offrait déjà aux Perles de la Couronne certaines de ses ellipses les plus fulgurantes, citons cette « valse des dirigeants », qui voit des députés se succéder en s’ébrouant silencieusement, emportés qu’ils sont par le flux d’un impitoyable tapis roulant temporel.

Cette subjectivisation du récit national a plusieurs conséquences, la première étant qu’il s’agit d’un formidable révélateur, et on a l’impression d’apprendre plus sur Guitry lui-même dans ces pérégrinations historiques débridées que dans tous ces textes ou ces articles où il aura parlé de lui-même avec force contradictions. Sauf que ce qui ressort, sans encore en juger la nature même, n’est pas toujours adroit : tourné en mai 1938, le film semble (au mieux) n’avoir aucune conscience de ce qui se joue alors en Europe, et certaines saillies ou certaines idées paraissent, avec le recul, terriblement asynchrones. Au début du film, évoquant le Florentin Concini, ministre de Marie de Médicis à l’origine du percement de l’avenue dans l’axe des Tuileries, le commentaire lâche : « Nous avons eu toujours une fâcheuse tendance à accueillir chez nous des étrangers qui ne nous étaient pas absolument nécessaires. » Pouvait-il ignorer la réalité de tous ces ressortissants étrangers (d'Allemagne, d'Autriche, d’Europe de l’Est, d'Italie ou encore d'Espagne) ayant fui le nazisme pour trouver refuge en France ?

 

Plus tard, après la naissance de son fils illégitime, Louis XV est montré, à son bureau, affirmant comme sur un coup de tête qu’il serait une bonne idée d’annexer la Corse. Dans la logique de l’auteur, il s’agissait de prétendre qu’à quelques mois près, Napoléon Bonaparte serait né italien et que « la face du monde en eût été changée ». Soit, pourquoi pas. Mais était-ce vraiment si habile, à cet instant précis de l’histoire européenne, de vanter les mérites d’une annexion ?

Maintenant, sur un strict point de vue idéologique, plusieurs aspects du film permettent de définir une vision de la France assez clivante, qui témoigne d’indulgence pour les grands hommes qui accomplissent de grandes choses (l’Ancien Régime et les dépenses irraisonnées des monarques légitimés par la seule construction de Versailles) et d’un profond mépris pour le peuple quand il entreprend de se mêler de la chose publique (la Convention de 1791 limitée aux tricoteuses (2), ces « mégères féroces, impitoyables, déchaînées » ; la révolution de 1848, réduite en un plan à une meute effrayée par des coups de feu ; les « ravages désolants » de la politique sur les Français qui « se croient tous capables d’être des hommes politiques », et qui ne cessent de s’écharper à coups de « Vive… (la République/le roi/l’empereur) »). Comme le résume Noël Simsolo (3) avec une brutalité lucide, le film « dégage une idéologie xénophobe. […] (Guitry) confond l’amour de la France avec un nationalisme réactionnaire. Sans doute ne se rend-il pas compte à quel point son nouveau film stigmatise la démocratie. […] Il dévoile qu’il n’est qu’un homme du dix-neuvième siècle nostalgique du Roi-Soleil. Pris au piège de ses fascinations, il commence à se croire chargé d’une mission pour sauver l’esprit et les traditions françaises. » Ce qui ressort en effet de Remontons les Champs-Élysées, au-delà d’une éventuelle approche décliniste (comme on la qualifierait de nos jours), c’est avant tout un amour inconditionnel de la France en tant qu’idée. Cette vision abstraite d’un pays d’une substantielle et éternelle grandeur (dans son âme, son esprit, sa culture), Guitry l’exprime symboliquement dans la dernière scène, qui voit un gamin d’une dizaine d’années reproduire des gestes historiquement lourds de sens auxquels il semble ne pas attribuer d’autre signification que « Vive la France ! ».

Elle guidera surtout, dans les mois et les années qui suivront la sortie du film, sa pratique quotidienne, notamment dans la France occupée : son intuition fondamentale, exprimée presque telle quelle dans Remontons les Champs-Élysées quand il parle de 1870 et reformulée explicitement quelques années plus tard dans le passionnant Donne-moi tes yeux, est que malgré « le bruit des bottes », malgré les changements et les périls auxquels elle est parfois soumise, la France se relève toujours car elle est la France. Nous aurons l’occasion d’en reparler en détails ultérieurement, mais Guitry n’avait rien d’un collaborateur opportuniste : quand il s’agissait de son pays, il était intrinsèquement (et aveuglément) un romantique d’une très grande maladresse.

La transition est bien pauvre, mais d’autre part, quand il s’agissait de cinéma, à cette période-ci, Guitry était en pleine possession de ses moyens, et on peut parallèlement à ces considérations de fond trouver que, dans la forme, Remontons les Champs-Élysées est une de ses plus éblouissantes réussites. Comme cela a déjà été spécifié, il s’agit d’un film à la subjectivité totalement assumée, et la grande force de Guitry est d’ouvrir béantes les portes de son monde. Rondement mené, d’une inventivité folle et d’une drôlerie sans complexes (Ludovic qui se fait crever un œil et qui trouve refuge dans un hôtel borgne !), le film a quelque chose du manège enchanté, qui réjouit et enivre à la fois. Sans forcément bien savoir ce que l’on a vu (et en l’occurrence, cela peut être pour le mieux), on sort du film ravi par tant d’esprit, d’espièglerie et de liberté (de narration comme de forme). Comme évoqué dans notre texte sur Mon père avait raison, un des charmes les plus troublants du cinéma de Sacha Guitry est alors cette capacité à emporter (envoûter ?) son spectateur et à susciter chez lui une adhésion de forme, par-delà les éventuelles (et ici légitimes) réserves de fond.

Après tout, ses considérations numérologiques ont par exemple quelque chose d’excessif voire d’un peu grotesque (une généalogie entière de fils qui deviennent pères à 54 ans et meurent à 64 ; la somme des chiffres des dates de naissance et de mort de Louis XIV qui font quatorze ; etc.), mais intégrées dans le déroulement du récit, elles opèrent comme des péripéties supplémentaires ou des digressions réjouissantes qui accroissent le plaisir procuré par le film. Plus encore, elles contribuent à la cohérence d’un film hanté par la question du destin ou de la fatalité, dans lequel le destin d’un roi (et de son pays) découle des prédictions d’une cartomancienne, et dans lequel les enfants héritent la lignée de leurs parents. Mieux qu’un musée de cire ou un recueil d’images d’Épinal, c’est donc tout un univers que dresse Sacha Guitry, et il en fait celui de tous les possibles : dans la brume mystérieuse des Champs-Élysées, il imagine la rencontre et la discussion entre le jeune Bonaparte et le vieux Napoléon, concrétisation pour lui d’un fantasme absolu que seul le cinéma permet.

Quand il foisonne et tourbillonne à ce point, le cinéma de Guitry renvoie à quelque chose de la féerie primitive suscitée par le cinéma des origines : comme un gosse riant aux éclats aux aventures de Guignol, le spectateur retombe en enfance et sort du film des étoiles plein les yeux. Nous avons écrit, au tout début de ce texte, que ce film pouvait crisper autant qu’il émerveille. Sur la durée, les quelques courbatures finissent par s’estomper, et ne subsiste alors que la lueur impérissable de la lanterne magique.

(1) Il se joue d’ailleurs de la « statufication » en plusieurs occasions, soit en évoquant avec ironie l’œuvre monumentale consacrée à Louis XV le « bien-aimé », soit en reproduisant, au gré d’un plan, la célèbre statue funéraire présente dans la nécropole des rois de France de la basilique de Saint-Denis, qui représente Louis XVI et Marie-Antoinette en pleine prière.
(2) Si le commentaire du film n'hésite pas à employer le terme (de "tricoteuse"), notons que celui-ci n'est apparu que quelques années plus tard, probablement à partir de 1794.
(3) Sacha Guitry, éditions Cahiers du cinéma, collection « Auteurs », 1988.

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La fiche IMDb du film

Par Antoine Royer - le 10 décembre 2018