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Critique de film
Le film
Affiche du film

Rebecca

L'histoire

Mrs. Edythe Van Hopper, horripilante veuve âgée, accompagnée de sa jeune dame de compagnie, est en villégiature à Monte-Carlo dans l'hôtel Côte d'Azur lorsque leur chemin croise celui d'un riche veuf, Maxim de Winter. Ce dernier n'a aucun mal à séduire la jeune femme et, dans la foulée, à l'épouser et l'emmener dans sa demeure ancestrale de Manderley, quelque part sur la mystérieuse côte de Cornouailles. Les premiers contacts avec le personnel du château, régenté par la peu amène gouvernante Mrs. Danvers, sont glaciaux. Cette dernière, en effet, attachée depuis toujours au service de feue Mrs. de Winter, Rebecca, et lui vouant une passion sans limite, même à titre posthume, n'accepte pas l'intrusion de l'« usurpatrice ». Le souvenir de l'épouse disparue et vénérée continue de hanter le sombre château...

Analyse et critique

Premier film américain d’Alfred Hitchcock, Rebecca marque aussi la rencontre et le début de la difficile collaboration entre le Maître du suspense et le nabab David O. Selznick. A juste titre, Hitchcock ne considérera jamais le film comme totalement sien malgré sa popularité dans sa filmographie. Sorti grand vainqueur du chantier Autant en emporte le vent, Selznick, en producteur omnipotent qu’il est, imposera plus d’une fois ses vues à son réalisateur en pleine découverte du système hollywoodien. De cette rencontre entre le plus indépendant des réalisateurs classiques et le plus interventionniste des producteurs va pourtant naître un résultat prodigieux. Daphné du Maurier avait détesté la manière dont Hitchcock avait totalement déconstruit son Auberge de la Jamaïque, première des adaptations qu’il lui consacrait (Les Oiseaux suivra beaucoup plus tard). En effet, pour Hitchcock les romans qu’il transpose ne constituent qu’un matériau de base, un outil destiné à être malmené et autour duquel il va apposer sa touche.

Atterré par un premier traitement typiquement hitchcockien et bourré d’humour anglais, Selznick (si attaché à l’adaptation littéraire prestigieuse tout au long de sa carrière) lui impose une fidélité absolue au déroulement du livre de Daphné Du Maurier. Sans atteindre les proportions épiques de Gone With the Wind, le casting sera également source de débat. Margaret Sullavan, Vivien Leigh (réclamée par son époux Laurence Olivier), Olivia de Havilland (qui se désistera lorsqu’elle saura que sa sœur Joan Fontaine est en compétition), Loretta Young et une toute jeune Anne Baxter se disputeront ainsi le rôle qui échoira à Joan Fontaine, grande gagnante suite à ses essais filmés alors que Hitchcock et Selznick étaient peu convaincus au départ. Auréolé de son rôle torturé dans Les Hauts de Hurlevent (Rebecca étant déjà une sorte de variation autour de Jane Eyre, pas de surprise à le voir passer de l’univers des Brontë à celui de Du Maurier), Laurence Olivier s’imposera, lui, après que le premier choix, Ronald Colman (avec le recul sans doute trop séduisant et pas assez fragile), s'est désisté.

"Last night I dreamt I went to Manderley again..."

Le roman et le film s’ouvrent sur cette même phrase pleine de mystère. La mise en scène de Hitchcock, au diapason des promesses de cette entrée en matière, impose alors d’emblée l’étrangeté et la confusion de sentiments qui courront tout au long du film. Tandis que la voix off de Joan Fontaine poursuit la description des lieux en prononçant les mots de Daphné Du Maurier, la caméra les accompagne en traversant le portail plus les allées fantomatiques de Manderley sur le score magique de Frank Waxman. Au bout du chemin, c’est la découverte de la beauté triomphante et majestueuse de Manderley, magnifiée par la photo de George Barnes qui lui donne une aura lumineuse et élégiaque qui s’assombrit peu à peu pour ne conserver que l’aspect gothique et menaçant. Une introduction chargée d’atmosphère où l’espoir, l’angoisse et le regret qui traverseront le récit s’expriment avec force.

spoiler on

Comme annoncé, le film est d’une grande fidélité au roman. Parmi les changements les plus marquants, on trouve la mort de Rebecca transformée en "accident" à cause de la censure pour ne pas faire de son auteur un héros et un meurtrier à la fois. La fin ouverte et mélancolique du livre se fait plus explicitement morale avec le destin flamboyant (c’est le cas de le dire) de Mrs Danvers dont on ne devinait pas le sort chez Du Maurier. C’est l’occasion pour Hitchcock de déployer sa virtuosité dans une incroyable séquence d’incendie et de conclure sur une note plus ambiguë que le laisse paraître le supposé happy-end. Entre les diktats de David O. Selznick (l’arrivée à Manderley est typique des canons Selznick avec un émerveillement proche de la découverte de Tara où du ranch de Duel au soleil) et le respect du livre, Hitchcock impose pourtant magistralement sa patte. Le tournage en studio lui permet d’entièrement façonner Manderley à sa guise dont il fait comme dans le roman le troisième personnage. Manderley avait été inspirée à Du Maurier par un souvenir d’enfance de la visite du domaine Milton chez un ami de ses parents.

spoiler off

Il en reste des traces dans l’approche visuelle du réalisateur avec une Joan Fontaine dont la silhouette frêle s’égare dans des décors gothiques d’une ampleur et d’une richesse inouïes, avec un jeu stupéfiant sur la profondeur de champ. C'est une petite fille impressionnée et ne se sentant pas à sa place qui est ainsi éblouie et apeurée par le passé pesant de Manderley qui s'impose à elle. L’héroïne sans nom (narration à la première personne oblige et conservée tel quel) s’associe ainsi d’autant plus à l’écrivain, Joan Fontaine la baptisant même Daphné de Winter durant le tournage pour mieux s’imprégner de son personnage. Elle délivre là une formidable prestation, tout en fragilité contenue, et le script lui confère un peu plus d’assurance que le livre en déplaçant certains évènements, notamment le bal costumé, ici à son initiative. Laurence Olivier, orageux et anxieux, est tout aussi bon. Le fossé de communication qui se creuse entre eux se ressent ainsi autant par leurs échanges que par les ombres chargées de secrets de Manderley et les corridors immenses qui les séparent. Les personnages secondaires les plus caustiques permettent néanmoins à Hitchcock d’offrir quelques pointes d’ironie. Le mépris absolu avec lequel Mrs. Van Hopper prononce "Mrs De Winter" en toisant dédaigneusement Joan Fontaine est terriblement cinglant. Et que dire de George Sanders (plus collet monté que dans le livre), l’abjection incarnée en Favell.

Selznick avait pourtant vu juste : c’est quand il joue la carte du grand mélodrame ténébreux que le film envoûte. Judith Anderson en Mrs. Danvers impose une présence fascinante, elle est la projection de l’esprit torturé de cette Rebecca dont on devine l’aura malfaisante à chaque instant (formidable scène où elle pousse Joan Fontaine au suicide). Par la tension sourde qu’il instaure lors de l’aveu de Max de Winter à son épouse, sur la disparition de Rebecca, Hitchcock contourne formidablement la censure. Si les dialogues parlent d’accident, la façon oppressante qu’a la caméra de traverser les lieux durant le récit de De Winter ne laisse aucun doute. Finalement l’ensemble ne pêche que lorsqu’il s’éloigne de cette veine torturée et esthétisante, dans la dernière partie où vient l’heure des explications (déjà laborieuse dans le livre), mais le final grandiose marque durablement. Tous ces efforts conjugués conduiront au second triomphe consécutif aux Oscars pour Selznick avec neuf nominations (dont meilleur réalisateur pour Hitchcock, qui ne l’obtiendra ni cette fois ni jamais) et l'obtention du meilleur film et de la meilleure actrice pour Joan Fontaine. Des distinctions entièrement méritées pour ce grand film.

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La fiche IMDb du film

Par Justin Kwedi - le 11 décembre 2017