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Critique de film
Le film

Ran

L'histoire

Dans un territoire reculé du Japon féodal, après une séance de chasse, le seigneur Hidetora Ichimonji, vieillissant, réunit ses trois fils en pleine nature pour leur exposer sa décision de passer la main et de diviser leur domaine seigneurial. Taro (qui récupère la direction du clan) et Jiro se plient à ce choix mais le benjamin, Saburo, refuse catégoriquement, arguant que cette décision est le prélude à la désunion et à la confrontation. Pour s'être opposé à la sentence du chef de clan, il se voit puni de bannissement. Mais les événements ne tournent pas en faveur des attentes du vieil Hidetora ; en effet, ses deux fils aînés vont commencer à s'entretuer et se retourner violemment contre leur père. La guerre va embraser le clan et progressivement faire perdre la raison au vieux seigneur, dont l'entourage est décimé et qui se retrouve isolé avec son bouffon et une petite poignée d'hommes. Ironie du sort, le secours viendra de Saburo qui ne supporte pas de voir son père traiter de la sorte. Mais les poisons de la discorde et de la cupidité ne peuvent que l'emporter, et la spirale de la violence et de la mort emporte tout le monde sur son sillon...

Analyse et critique

Alors qu'Akira Kurosawa vit une décennie 1970 catastrophique, enchaînant un échec douloureux au box-office, subissant la méfiance du système de production japonais qui l'oblige à beaucoup moins tourner, essuyant des revers aux Etats-Unis où il est exclu des projets qu'il avait initiés, tentant même de se suicider, le cinéaste renaît à l'orée des années 80 avec son retour tonitruant au genre du jidaï-geki (le film historique, surtout médiéval) qui l'a rendu célèbre dans le monde entier. C'est donc le succès critique (Palme d'or à Cannes) et public de Kagemusha (une production 20th Century Fox vivement soutenue par George Lucas et Francis Ford Coppola) qui va remettre le maître japonais en selle et lui permettre ensuite d'achever une sorte de trilogie informelle avec Ran en 1985 - après Le Château de l'araignée en 1957 - sur les guerres intestines, le pouvoir et la folie. C'est encore une fois de l'étranger que Kurosawa va devoir son salut grâce au Français Serge Silberman qui, par l'entremise de Daniel Toscan du Plantier, va produire Ran en collaboration avec producteurs japonais.

Comme Le Château de l'araignée était librement adapté de Macbeth, Ran se présente comme une adaptation éloignée du Roi Lear de William Shakespeare. Pourtant, au moment où il s'engage dans l'écriture du film en 1976, juste après avoir achevé le tournage de Dersou Ouzala en URSS, Kurosawa a seulement en tête une histoire inspirée du seigneur de guerre Motonari Mori, qui au XVIème siècle a légué son territoire à ses trois fils, les enjoignant à travailler ensemble pour le bénéfice du clan. L'ambition du cinéaste est de développer l'idée selon laquelle les trois successeurs trahiraient la volonté de leur père et finiraient par s'entretuer. Comme le scénario se met à ressembler fortement à la trame du Roi Lear, la pièce s'invite dans le scénario. Mais le film s'éloigne sensiblement de l'œuvre shakespearienne par son enjeu lié à l'histoire du Japon et à ses traditions. Là où le vieux Lear, animé par un conflit interne qui le conduit à perdre le sens de l'État en sollicitant l'amour de ses trois filles contre le partage de son royaume, précipite la société dans le chaos, Hidetora Ichimonji n'est attaché à aucun sentiment individualiste et son objectif est seulement de pouvoir transmettre son domaine féodal à sa descendance qui devra rester unifiée. Dans le premier cas, le chaos naît surtout d'un traumatisme personnel (amplifié par l'âge) propre aux personnages névrosés de Shakespeare emportés par leurs passions autodestructrices ; dans le second cas, il s'agit bien plus d'un chaos institutionnel (ran signifie chaos) qui provient de l'impossibilité selon Kurosawa pour ce système de pouvoir à résister aux penchants destructeurs propres à l'être humain et dont les effets se répètent à l'infini.


C'est donc à une spirale de la destruction à laquelle on va assister, avec l'anéantissement méthodique des trois domaines seigneuriaux hérités par les trois fils, alors que le père sombre progressivement dans la folie. Le rapport entre le pouvoir et la folie (une obsession également partagée par Shakespeare) est aussi une thématique essentielle dans Ran. Mais pour l'humaniste Kurosawa, la folie de Hidetora est double : elle n'est pas seulement le signe exprimé par la volonté institutionnelle de fonder sa domination par la captation et le sang, et de détruire toute forme d'altérité (ce que le patriarche Ichimonji est incapable de comprendre au début, sûr des ses principes et de ses traditions), elle représente également le surgissement d'une prise de conscience devant ce mode opératoire criminel et criminogène. Hidetora devient fou en constatant non seulement son échec à transmettre son royaume à ses enfants mais aussi et surtout que son système de valeurs fondé sur la conquête du pouvoir par la barbarie est voué à la ruine et à la propagation du mal par le mal. D'où les quelques éclairs de lucidité du vieux seigneur, proche d'une certaine forme de rédemption, en considérant l'horrible portée de ses méfaits passés quand il est mis en présence de ses anciennes victimes : Sué, l'épouse de son fils Jiro, dont il a massacré la famille et qui s'est depuis réfugiée dans le bouddhisme pour fuir toute tentation haineuse ; et le jeune aveugle Tsurumuru, le frère de Sué, dont il avait crevé les yeux, qui vit dans une cabane, joue paisiblement de la flûte et conserve auprès de lui une image d'un Bouddha à la lumière divine.


Une logique double préside également à la caractérisation des deux belles-filles de Hidetora. Alors que l'épouse de Jiro se réfugie dans la spiritualité pour se vider de tout sentiment négatif, on va découvrir que la belle Kaede, la femme de Taro, ne se préoccupe que de mener le clan Ichimonji à sa ruine pour assouvir sa vengeance (elle est aussi une proie de guerre, sa famille ayant été également massacrée). Elle agit à la fois comme séductrice et prédatrice ; et quand Jiro et son fidèle maître d'armes Kurogane l'écoutent avouer avoir orchestré la division entre les seigneurs, ils se jettent violemment sur elle pour la décapiter dans un geste de rage qui témoigne tout autant de leur colère que de l'incompréhension et de la souffrance d'avoir été à ce point dupés. Tout le film est parcouru de ce sentiment d'inéluctabilité dont sont incapables de prendre conscience les personnages - à l'exception du benjamin Saburo qui au tout début, lors de la passation de pouvoir, annonce à sa famille que l'arrangement décidé par son père apportera la destruction à son clan contrairement aux espoirs d'unité (c'est la parabole des trois flèches réunies supposées incassables qu'il parvient néanmoins à briser à la grande stupéfaction de Hidetora). Cette inexorabilité transparaît directement dans les choix formels opérés par Akira Kurosawa, qui atteint avec Ran une forme d'évidence, de maîtrise et d'épure stylistique qui en fait un film somme de son toute œuvre.


La force intrinsèque d'un film comme Ran provient de son approche plastique qui témoigne d'une assurance sans pareille de la part du maître japonais. Alors que le récit n'est fait que de déchainements de violence et d'affrontements psychologiques, la mise en scène respire une sorte de sérénité et d'équilibre, elle affiche une prise de distance qui donne à observer ce petit monde s'agiter avant son annihilation. En inscrivant les destinées de ses personnages dans des paysages grandioses, Kurosawa rappelle ces derniers à leur place toute relative dans l'ordonnancement de l'univers. Les plans réguliers sur les nuages, le soleil et les éléments tout au long du film sont autant des signes annonciateurs de mauvais présages qu'un appel vain à une transcendance dont sont manifestement incapables les seigneurs de guerre, tout occupés à s'entredéchirer. L'absence de l'intervention du divin est aussi une notion qui finit par se faire jour. D'abord verbalement quand penché sur le cadavre de son maître, le bouffon de Hidetora, Kyoami, invective Bouddha en l'accusant de cruauté envers les humains et que Tango, le lieutenant de Saburo, lui répond que seuls les hommes sont responsables de leur malheur. Ensuite par la mise en scène lors du dernier plan éloquent du film : l'aveugle Tsurumuru près des ruines du château approche d'un précipice et laisse tomber son rouleau dépeignant son Bouddha protecteur. La dernière image montre le jeune homme en plan large, immobile, appuyé sur son bâton avant un fondu au noir. La conclusion est terrible : l'homme est délaissé par le divin, si jamais celui-ci a jamais existé, et il est même aveugle à cette idée au point d'errer à l'infini sans réponses à ses questions.



Une scène incroyable par son originalité et sa maestria témoigne de la prise de distance dramatique véhiculée par la mise en scène, c'est celle de l'assaut mené conjointement par les armées de Taro et Jiro sur le troisième château (où Hidetora s'est réfugié avec sa suite). Il s'agit d'une séquence entièrement muette, à l'exception notable de la musique funèbre aux stridences dérangeantes composée par Takemitsu. Kurosawa organise un ballet sanglant tétanisant dominé par une majorité de plans fixes et plus moins rapprochés dans lesquels s'agitent des guerriers donnant ou recevant la mort, où surgissent des volées de flèches qui strient l'écran dans un silence assourdissant. Il y a comme un paradoxe dans la dynamique générale, qui consiste à regarder un espace scénique inerte secoué par des mouvements furtifs venant des quatre directions du cadre qui échouent à déstabiliser l'équilibre interne de chaque plan. On semble contempler un cauchemar éveillé, celui justement de Hidetora demeuré seul en haut du donjon après avoir vu ses hommes et ses femmes tomber les uns après les autres, assailli de flèches qui ne l'atteignent pas puisque déjà devenu un simple fantôme assistant à sa déchéance. Et l'action de se conclure par une scène autant majestueuse par sa solennité que sinistre par sa pesanteur, celle de la descente du grand escalier par le vieil homme devant un château en flammes, alors qu'il évolue tel un spectre grimaçant devant les armées qui le laissent sortir par la grande porte puis disparaître enfin au fond d'un cadre à la grande profondeur de champ. Le spectateur, de sa position sciemment éloignée, est alors saisi d'un effroi mêlé de tristesse par le potentiel de destruction dont témoigne l'être humain.



Enfin, Akira Kurosawa, qui utilise la couleur seulement depuis Dodeskaden (1970), passe avec Ran un cap dans ses expérimentations en recourant à une vrai discours pictural, donnant à ses recherches colorimétriques un rôle autant dramatique que symbolique. Le cinéaste est devenu peintre et ses tableaux font office de storyboard depuis Kagemusha. Dans Ran, la palette de couleurs est saisissante, concourant à la formation de véritables tableaux vivants, que ce soit via les paysages naturels ou grâce aux costumes élaborés avec le plus grand soin. Dans une sorte d'impressionnisme où les uniformes et kimonos aux couleurs primaires s'opposent aux verts fastueux ou au gris-noir volcanique des paysages du Mont Fuji, se met en place une dialectique au fur et à mesure des événements. L'évolution des tenues portées par les trois fils et leurs armées - le jaune pour Taro, le rouge pour Jiro et le bleu pour Saburo - suivent les changements d'alliance, les oppositions et les ruptures du récit. Le ton général de l'image passe du bleu/vert luxuriant au noir des paysages montagneux volcanique et au noir du clan Ayabe qui vient récupérer les restes du clan Ichimonji détruit. L'emblème du clan Ichimonji - le soleil et le croissant de lune jaunes sur fond noir - est porteur d'une opposition interne qui trouve sa traduction dans la réalité quand les fils vont s'entretuer ; à la fin le jaune du feu et le noir des cendres valideront la destruction de cet emblème et donc du clan.


Dans ce couple de couleur s'insinue évidemment le rouge, celui de la passion qui emporte Jiro et celui omniprésent du sang bien sûr, ce sang de Kaede qui dessine une calligraphie après sa projection sur le mur au moment de la décapitation de la jeune femme. Quand la splendeur picturale rencontre et amplifie la tragédie inéluctable de la condition humaine, quand la noblesse du geste traditionnel transmet paradoxalement toute l'horreur des passions autodestructrices, c'est à l'art cinématographique d'Akira Kurosawa de savoir résoudre cette équation des contraires. Kurosawa qui porte un regard distancié et à la fois désespéré sur le Japon féodal et indirectement contemporain - la crainte d'une auto-annihilation chez le cinéaste est souvent exprimée dans les interstices - nous livre avec Ran une poème beau et funèbre sur la fin d'un monde qui est autant une mise en garde sur l'avenir qu'un aboutissement artistique concernant les enjeux dramatiques et formels d'une œuvre à nulle autre pareille.


DANS LES SALLES

DISTRIBUTEUR : LES ACACIAS

DATE DE SORTIE : 6 AVRIL 2016

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La fiche IMDb du film

Par Ronny Chester - le 25 avril 2016