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Critique de film
Le film

Quarante tueurs

(Forty Guns)

L'histoire

Jessica Drumond, femme au caractère bien trempé, règne d’une main de fer sur une petite ville grâce au soutien d’une armée d’une quarantaine d’hommes. Ce microcosme va soudainement être remis en question avec l’arrivée d’un nouveau shérif dont la vision de la loi et de la justice diffère de celle de la maîtresse des lieux.

Analyse et critique

"Quatre-vingt quinze pour cent des films naissent de frustrations, de désespoir, d’instinct de survie, de l’appât du gain. Les cinq pour cent restants viennent du fait qu’un homme a une idée, idée qu’il se doit d’exprimer." Cette phrase laconique de Samuel Fuller tendrait à rendre superficielle toute tentative d’analyse et de compréhension de ses œuvres. Au risque de contredire ce bon vieux Sam, le caractère fréquemment anticonformiste de ses films, leur bonne dose de conceptions politiques et leur beauté formelle indiquent sans nul doute que Fuller n’a fait que des films provenant des cinq pour cent suscités. A moins que le cinéaste ne soit tout bonnement qu’un homme frustré, désespéré et vénal...

Un peu d’histoire : Quarante tueurs a la réputation d’être autant une œuvre symbole du genre auquel il appartient (le western) qu’un nouveau départ, une sorte de remise à plat de certaines idées de cinéma qui semblaient en cette fin de décennie 1950 irréfutables. Comme il est bien mis en lumière dans le documentaire accompagnant le DVD (Fuller et les 40 tueurs), le concept (si l’on ose dire) sous-jacent au septième art, à cette époque, est le petit écran alors en pleine croissance d’influence et de popularité. Ces deux médias se mènent une guerre sans merci pour gagner la bataille de celui qui saura le mieux divertir. A l’instar des artistes d’aujourd’hui luttant contre l’avènement quasi sans failles du piratage, l’industrie du cinéma se devait à l’époque d’être plus rusée que celle de la télévision en apportant une valeur ajoutée, le "‘plus marketing" qui fait la différence. C’est ainsi qu’émergeait à l’époque l’ère des doubles programmes, soit deux films proposés pour le prix d’un ; un cadre dans lequel fut certainement projeté le film qui nous occupe. Si cette pratique possède un logique potentiel commercial, elle offre en outre le moyen de découvrir autant des films à petit budget en marge de la conformité que des films à grand spectacle, ou encore des œuvres utilisant les majors pour laisser libre cours à leurs idées neuves. Quarante tueurs est une parfaite illustration de cette dernière catégorie de films ; il fait partie de ce type d’œuvres permettant aux cinéastes de tous genres de laisser libre cours à leurs ambitions et à leur volonté d’exprimer sur la toile leur personnalité. Cela, Fuller s’est toujours efforcé de le faire ; avec plus ou moins de bonheur il est vrai (la première partie de sa carrière), avec plus ou moins de facilité également hélas (rejet en bloc de ses idées par les grandes sociétés de production au début des années soixante).

Quarante tueurs (Forty Guns) est un film résolument sexuel. Sexuel dans tout ce que ce terme peut évoquer : amour physique, passion entre deux êtres, relation destructrice, exacerbation des sentiments au détriment de la raison ou émotion jaillissant de façon incontrôlée ; le film de Samuel Fuller ne parle peu ou prou que de cela durant les très intenses 75 minutes que dure son singulier onzième film. Même s'il a été tourné plus de dix ans après la fin du deuxième grand conflit international, Forty Guns porte en lui de nombreux symptômes de la principale seconde obsession du cinéaste : la guerre, et en l’occurrence la Seconde Guerre mondiale. Membre de la Première Division d’Infanterie américaine, Fuller part en Afrique du Nord et en Europe durant presque toute la guerre avant de participer au Débarquement de 1944 et d’être décoré. Car s’il a commencé auteur et scénariste dès les années 1930, sa carrière cinématographique ne serait pas celle que nous connaissons sans sa douloureuse expérience de la violence. Le cinéma de Fuller sera donc pour toujours marqué du sceau de la brutalité sous toutes ses coutures, psychologiques autant que corporelles. Même si, dans Quarante tueurs, cette même brutalité prend une nouvelle tournure puisqu’elle concernerait plutôt celle inhérente à la guerre des sexes.

De sexe, il en est donc beaucoup question dans ce film, surtout par la place que prend l’héroïne par rapport aux autres protagonistes du film. « Une femme que tous les hommes désirent » nous dit l’un des dialogues du film, faisant écho à un autre encore plus révélateur de ses enjeux sous-jacents : « Mais aucun ne peut la dompter. » A la vue de l’époustouflante scène d’ouverture du film, on se dit qu’effectivement cette femme est au-dessus de tout et que son ombre et sa présence planeront au-dessus de nous pendant tout le reste du long métrage. Il suffit à Fuller d’un travelling plongeant, de quelques chevaux, de trois hommes et de sa rigueur dans l'exercice du montage pour nous montrer que le sujet de son film et tout ce qui gravite autour, c’est elle et rien d’autre. Fuller place, dès cette séquence, la femme au cœur de Quarante tueurs, avec une scène qui renvoie plus ou moins directement à un autre film très cher au cinéaste, un de ses plus personnels (si ce n’est le plus personnel), The Big Red One. Dans ce dernier, on y voit le personnage de Stéphane Audran se retrouver au milieu d’une débâcle militaire, et où tout ce qui se déroule sous nos yeux est interprété à travers le point de vue féminin.

Ce qui est à même de troubler particulièrement le spectateur dans ce Quarante tueurs (plus que dans d’autres films de l’époque et du cinéaste) est la prépondérance de la rivalité frontale homme(s) / femme(s). Cette rivalité est illustrée tantôt de manière mélancolique (la scène finale ou celle du repas, romantique en diable) tantôt fulgurante (la scène de viol d’une jeune femme par Brocky). Même si beaucoup de films de Samuel Fuller sont animés et régis par deux mouvements aussi opposés que la violence et l’amour, Forty Guns révèle un caractère inédit de la forme où l’on trouve à la fois cruauté et passion. La grandeur des sentiments et le sang qui en (dé)coule se révèlent être les deux plus grands protagonistes du film. La noirceur de la violence "urbaine" de ses précédentes œuvres, et de certaines à venir, laisse en effet place à la l’impitoyable souffrance relative aux sentiments amoureux. Violence et souffrance plus sourdes et cachées, mais infiniment plus douloureuses.

« Love : easy to start, hard to stop » (en français : « L’amour, facile d’y tomber, dur d’en sortir »). Jeu de séduction, approche, passage à l’acte, séparation, Je t’aime moi non plus : Forty Guns ou bien le western que n’a jamais pu réaliser Douglas Sirk. La magnifique scène du typhon en est une parfaite illustration. Succédant à un affrontement moins physique que verbal, le vent violent amène les deux héros à se réfugier dans une grange. Fuller filme les deux protagonistes s’enlacer et échanger des paroles comme si ce qui se déroulait devant ses yeux paraissait incompréhensible, impensable. De manière presque timide et hésitante, le réalisateur filme la naissance d’un couple en devenir. Le calme après la tempête, en quelque sorte.

Une des grandes qualités du film est la force de sa narration et l’économie avec laquelle Fuller filme une histoire si riche, si dense, en seulement 1 h 15. Bien plus que le tour de force technique que représente la scène d’ouverture, le film compte nombre de scènes aussi fortes et intéressantes visuellement que nécessaires au déploiement de la palette artistique du cinéaste. L’une des scènes les plus importantes montre le shérif Barry Sullivan pénétrer dans la demeure de Barbara Stanwyck. Plutôt que d’exposer laborieusement l’ensemble des quarante tueurs qui donne son nom au film, Fuller choisit de combiner scène d’exposition et force dramatique via la confrontation des deux héros. Scène aussi simple que poignante. Cette dernière est symptomatique du grand talent du réalisateur car elle pose en peu de temps et presque sans dialogues le cadre du film : un homme contre une femme + quarante hommes. Les exemples de ce type sont légion dans ce brillant western. Ainsi, comment ne pas mentionner le superbe plan-séquence (finement décrypté dans l’un des documentaires présents sur le DVD) démarrant d’une chambre pour se terminer en pleine ville.

Autre heureuse surprise que procure la vision du film : ses multiples ruptures de ton. Ainsi, le surgissement soudain de plusieurs chansons interprétées en voix-off qui, en s’éloignant de l’esprit et du ton généralement de mise dans les comédies musicales, propose un spectacle inattendu, surprenant. Quelque chose seulement a changé, les héros semblent désormais trop fatigués pour chanter, à l’image de l’homme traînant laborieusement les pieds avant d’aller se laver au début du film. En associant fulgurances scénaristiques et stylistiques, Forty Guns se dévoile à nos yeux comme la conjugaison idéale entre virtuosité et maîtrise du récit.

Les soixante-quinze minutes qui composent le film témoignent autant de l’économie de moyens dont fait preuve le cinéaste que de l’efficacité et de la richesse de sa réalisation. Economie dans une certaine mesure, la faute à une (relative) lourdeur de style que n’ont pas manqué de relever certains critiques : effets par trop appuyés, mégalomanie du cinéaste... Nous pourrions qu’épisodiquement leur donner raison tant ces effets ne pèsent pas sur l’ensemble mais, au contraire (marque de leur réussite), font pointer du nez l’émotion. Ainsi cet effet tantôt décrié tantôt admiré (dans tous les cas copié par Godard dans A bout de souffle), le fameux regard fusil qui en un éclair débouche sur un baiser langoureux. On imagine en outre sans peine Eric Rohmer s’extasier devant ce film et devant une telle scène. Même remarque pour le fameux duel : ses quelques zooms et son rythme d’une lenteur pesante qui ont sans nul doute laissé de nombreuses traces chez certains cinéastes italiens. Tout cela n’est pas pompeux et fonctionne la plupart du temps.

Pour toutes ces raisons, Quarante tueurs nous donne constamment la sensation de nous trouver en terrain connu tout en laissant clairement sous-entendre que le film de Samuel Fuller part dans des directions nouvelles, bien loin des idées reçues que se font (ou se sont fait) nombre de cinéphages - l’auteur de ces lignes en premier lieu - sur le western. D’une modernité frappante, plus de cinquante ans après sa sortie, de part son sujet et son style qui n’a aucunement vieilli, cette oeuvre se pose comme un trait d’union idéal (pour reprendre l’expression de Nicolas Chemin), une espèce de passage de flambeau entre âge d’or Hollywoodien et Nouvelle Vague, signe de la vitalité inépuisable de notre art préféré.

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La fiche IMDb du film

Par Leoplod Saroyan - le 28 août 2004