Menu
Critique de film
Le film
Affiche du film

Quand passent les cigognes

(Letyat zhuravli)

L'histoire

Moscou, 1941, Veronica (Tatyana Somojlova) et son fiancé Boris (Aleksei Balatov) sont éperdument amoureux l’un de l’autre. Le mariage n’est pas loin mais ce jour du 22 juin, l’Allemagne envahit la Russie par surprise. Boris, conscient de la gravité de la situation, part comme volontaire pour le front russe. Mark, cousin de Boris et joueur de piano, évite l’enrôlement grâce au mensonge. Le pianiste profite du départ de son cousin pour courtiser Veronica dont il est aussi amoureux. Ne recevant plus de nouvelles de Boris, Veronica cède, la mort dans l’âme, aux avances de Mark et finit par l’épouser. S’ensuit une descente aux enfers qui balance Veronica entre le doute, le désespoir, le remord et l’amour. Elle rejoint un hôpital de Moscou en tant qu’infirmière et découvre l’horreur du conflit, une expérience qui va l’endurcir. Boris meurt au combat. Quand Veronica apprend la nouvelle, elle doit alors composer avec une réalité qui touche 20 millions de familles victimes du conflit : les exigences de la guerre vont rarement de pair avec les besoins personnels des individus...

Analyse et critique

1957, Claude Lelouch est à Moscou comme caméraman d’actualités. Au cours d’une visite aux studios Mosfilm, il a l’occasion d’assister au tournage de Quand passent les cigognes. Séduit par son lyrisme et sa modernité technique, il le fait découvrir au directeur du Festival de Cannes. Quelques mois plus tard, en 1958, c’est la consécration pour Mikhail Kalatozov. Sous le soleil de la Croisette, Quand passent les cigognes remporte la consécration suprême : la Palme d’or. L’aventure ne s’arrête pas là, le film remporte également l’Oscar du meilleur film étranger à Hollywood ; rares sont les films qui ont cumulé les deux distinctions. Le réalisateur russe se voit couronner pour une œuvre à part dans sa filmographie.

Mikhail Kalatozov, né Kalatozishvili en 1903 en Géorgie, est reconnu pour trois œuvres majeures. Tout d’abord Le Sel de Svanétie en 1930, première inspiration romantique de l’auteur, ensuite pour Lursmani Cheqmashi, mis en boîte un an plus tard et qui causa quelques soucis à Kalatozov, le film étant taxé de négativisme par les autorités suprêmes. Pour pénitence, Kalatozov est réduit à des tâches administratives dans l’industrie cinématographique. Cette mise au pilori va se prolonger jusqu’en 1939, date qui marque le début de la Deuxième Guerre mondiale et "l’ascension" de Kalatozov en tant qu’Administrateur en chef de la production cinématographique soviétique. Pendant cette période, l’activité artistique tourne au ralenti et Kalatozov, occupé par ses fonctions, n’a que de trop rares occasions de s’adonner à sa passion. Envoyé comme attaché culturel à Los Angeles, il découvre le cinéma américain de King Vidor et de Vincente Minnelli, des auteurs qui auront une grande influence sur sa manière de traiter le mélodrame. Il ne reviendra réellement derrière la caméra qu’après 1950. En 1957, Kalatozov tourne sa troisième œuvre majeure : Quand passent les cigognes. Staline décède en 1953, Nikita Khrouchtchev prend les rênes du régime. Lors du 20e Congrès du Parti Communiste en 1956, le nouvel homme fort dénonce le culte de la personnalité et les crimes de son prédécesseur. Le régime entreprend une longue et pénible déstalinisation. Sur les plaies de l’Empire s’éveille un courant artistique appelé le thaw. Un nouveau cinéma émerge, bien évidemment, toujours contrôlé, mais allégé de sa rhétorique marxiste et de son idéologie réaliste socialiste. Cette libération permet au cinéma russe, et à Kalatozov en particulier, de transcender son œuvre et son talent. C’est la révélation : si The Forty First de Grigori Chukhrai, réalisé en 1956, est le film le plus important de l’ère post-Staline, Quand passent les cigognes est pour sa part le premier chef-d’œuvre de ce tournant historique.


Quand passent les cigognes est une histoire d’amour sur fond de Deuxième Guerre mondiale, une diatribe sur la guerre, un mélodrame psychologique sur les choix d’une femme et les conséquences de sa décision. Le film a souvent été qualifié de mètre étalon, de référence par les historiens du cinéma. Des qualificatifs qui peuvent parfois rebuter un spectateur qui s’attend dès lors à un cinéma inaccessible. On est loin du compte. Plus qu’un exercice de style, c’est une splendide histoire d’amour que nous offre Kalatozov.

Le film a surpris la critique internationale par sa rupture avec le cinéma de propagande que la Russie avait coutume de proposer. Si la Palme d’or cannoise de 1958 se démarque par son lyrisme et son aversion pour la guerre, il faut également souligner son expérimentation formelle typique du cinéma russe des années 20. Au même titre que The Forty First, Quand passent les cigognes a insufflé de la vie dans la production cinématographique de l’ère post-stalinienne, que ce soit avec La Ballade d’un soldat du même Chukhrai en 1959, L’Enfance d’Ivan d'Andrei Tarkovski en 1962 ou bien encore Soyez les bienvenus de Eugène Klimov en 1964. Toutes ces œuvres participent d’un même renouveau : c’est une période faste faite de découvertes et d’expérimentations.

La virtuosité technique est omniprésente. Le film démarre par des perspectives qui ne sont pas sans rappeler le travail du photographe Alexandre Rodchenko, Veronica et Boris se courant après dans une ville encore épargnée par le conflit à venir. Kalatozov exploite ensuite toutes les possibilités de sa caméra ; il enchaîne des plans "à la Orson Welles", offrant une profondeur de champ et un grand angle maîtrisés. L’héroïne, Tatyana Somojlova, explose l’écran de sa présence. Elle est touchante de justesse et de retenue et apporte une émotion de tous les instants, que ce soit lors de la découverte du petit garçon abandonné ou lors de la lecture tardive du message d’anniversaire de Boris, ou encore lorsqu’elle apprend fortuitement le décès de son amour. Kalatozov se refuse à porter un jugement sur l’infidélité de Veronica. Même le sermon de Feodor (le père de Boris) à un jeune soldat blessé, qui s’imagine que sa fiancée l’a trompé en son absence, ne parvient pas à diaboliser les actions de la jeune russe.

Enfin, on ne peut évoquer Quand passent les cigognes sans applaudir le binôme que forment Kalatozov et Sergei Urusevski, son directeur de la photo. Les deux hommes ont fait équipe pour la première fois sur Le Premier échelon en 1955 et ont encore partagé l’affiche sur La Lettre inachevée et finalement sur Soy Cuba en 1964, avant-dernier film de Kalatozov. Comme l’analyse l’écrivain Chris Fujiwara, une véritable symbiose - comparable aux duos Ingmar Bergman / Sven Nykvist, Jean-Luc Godard / Raoul Coutard - est née entre les deux hommes. Tous deux explorent des terrains fertiles, novateurs et parfois extravagants.


Lors de nombreux plans, Urusevski utilise la caméra à l’épaule, une technique qu’il a eu l’occasion d’apprendre lors de son service militaire en tant que caméraman. Le photographe utilise le terme "off-duty camera" afin de décrire la mobilité et la sensibilité de son travail. La caméra bouge avec les acteurs, tourne parfois afin de souligner le côté adolescent des deux amoureux. On peut apprécier son talent quand Veronica part à la recherche de Boris à travers une foule massée sur le quai d’une gare, ou encore lorsque Veronica et Boris grimpent quatre à quatre les escaliers de l’appartement, une scène rehaussée par la musique de Moisej Vajnberg.

En conclusion, ce film est une pure mélodie. Les cigognes apportent la sérénité dans le ciel moscovite et donnent des ailes à un cinéma qui était sclérosé par la folie d’un seul homme

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Dave Garver - le 1 octobre 2003