Menu
Critique de film
Le film
Affiche du film

Quai des orfèvres

L'histoire

Jenny Lamour est une ambitieuse chanteuse de music-hall, accompagnée au piano par son mari, discret et un peu balourd, Maurice Martineau. Un riche homme d'affaires, Brignon, obsédé par les jeunes femmes plantureuses, fait des avances à Jenny, qui rentre dans son jeu afin de lui soutirer un contrat pour le cinéma. Rongé par la jalousie, Martineau va menacer Brignon de le tuer s'il revoit Jenny. Mais celle-ci accepte un dernier rendez-vous, à l'insu de son époux. Martineau l'apprend, et se rend sur place pour y découvrir le cadavre de Brignon. Lorsque l'Inspecteur Antoine, de la Police Judiciaire, se saisit de l'enquête, très vite l'étau se resserre autour de Martineau.

Analyse et critique

Quand, avec le recul, on envisage Quai des orfèvres au sein de la filmographie d’Henri-Georges Clouzot, plusieurs choses s’imposent à l’esprit. Pas tant la sensation, éminemment subjective, que le film n’occupe pas toujours, au sein des anthologies, la place décisive qui devrait être la sienne, parfois étouffé entre les ombres du Corbeau d’une part, et des Diaboliques ou du Salaire de la peur d’autre part, mais bien la certitude qu’il s’agit d’un film-pivot, d’une charnière dans l’articulation de l’une des plus fascinantes carrières de l’histoire du cinéma français. Un film qui, dans un premier temps, représente le terme - ou même l’aboutissement - d’un premier cycle de trois films exemplaires (une sorte de trilogie "criminelle et sociale" - pour dire les choses vite - débutée avec L'Assassin habite... au 21 et poursuivie donc avec Le Corbeau) encore inscrits dans la tradition d’un cinéma français du studio et du verbe - tradition dont Clouzot s’éloignera ensuite considérablement, principalement avec Le Salaire de la peur. Mais un film qui, à bien y regarder, dissimule derrière son apparente simplicité (on a failli écrire son évidence) quelque chose de la quintessence même du travail du cinéaste : en somme, un film incroyablement complet (dans ce qu’il est comme dans la manière dont il a été fait) et incroyablement complexe ; comme l’affirme Noël Herpe dans l’un des suppléments de l’édition Blu-ray du film, « s’il fallait n’emmener qu’un seul Clouzot sur une île déserte, ce serait Quai des orfèvres. » Essayons de comprendre pourquoi.

La genèse du projet ne fut, au départ, pourtant rien d’une évidence : interdit de travail à la Libération à cause du portrait que Le Corbeau dressait de la France occupée, le cinéaste ignore dans un premier temps de quoi son avenir sera fait. Il travaille dans un premier temps à une adaptation de La Chambre obscure de Nabokov, mais la première ébauche de scénario ne semble pas de nature à apaiser les tensions autour de son cas et inquiète ses proches, dont le producteur Anatole Eliacheff. Celui-ci suggère plutôt à Clouzot de revenir à un projet plus commercial, par exemple une intrigue policière : Clouzot se souvient alors d’un roman de Stanislas-André Steeman, auteur qu’il a déjà adapté deux fois (pour son premier long métrage personnel, L'Assassin habite... au 21, mais encore avant cela pour Le Dernier des six de Georges Lacombe), roman intitulé Légitime défense. L’ouvrage étant épuisé en France, Clouzot demande directement à Steeman de lui envoyer un exemplaire depuis Bruxelles et, le temps que celui-ci arrive, commence à travailler à partir de ses propres souvenirs avec le scénariste Jean Ferry. Et lorsque enfin ils eurent l’occasion de se replonger dans Légitime défense, Clouzot aurait déclaré : « C’est drôle, ça n’a aucun rapport » ; que l’anecdote soit vraie ou pas (les exercices comparatifs entre roman et film laissent croire que rapports il y avait tout de même), elle démontre plusieurs choses. Premièrement, la nécessaire démarche d’appropriation de Clouzot adaptateur, qui - selon les mots sévères et lucides de Steeman lui-même - « ne pouvait construire qu’après avoir démoli, au mépris de la plus élémentaire vraisemblance et par goût de l’effet. » Deuxièmement, et de façon plus fondamentale encore, cela révèle la manière dont Clouzot avait investi son adaptation de ce qu’il avait retenu du roman, c’est-à-dire de ce qui s’y trouvait et qui avait trouvé - de façon consciente ou pas - écho en lui : derrière sa réputation de technicien maniaque, de démiurge calculateur, de monstre froid ou que-sais-je, il est une réalité souvent occultée dans l’approche du cinéma d’Henri-Georges Clouzot, c’est la manière dont le cinéaste n’a eu de cesse de travailler ses propres obsessions intimes, de révéler les tourments de sa tumultueuse nature intérieure. Quai des orfèvres non seulement ne fait pas exception, mais fait même office de digest.

Mais avant de rentrer dans le détail de ce qui rend Quai des orfèvres si riche, insistons sur la précision hors-normes de sa préparation. Deux éléments notables en témoignent particulièrement : d’une part, Henri-Georges Clouzot confia au décorateur Max Douy la confection d’un storyboard, une pratique alors en extension aux Etats-Unis mais toujours très rare en France, qui permit d’arriver sur le tournage avec le film découpé et cadré avec méticulosité. D’autre part, Clouzot passe plusieurs semaines dans les locaux de la Police Judiciaire, Quai des orfèvres donc (1), guidé par l’Inspecteur Casanova, qui l’autorise à assister à plusieurs interrogatoires (dont certains éléments paraîtront d’ailleurs dans le film) : cette confiance de l’institution policière n’attendait en retour que la lecture pour validation du script, et la seule réserve émise (sur la méthode employée par Antoine avec le chauffeur de taxi) fut finalement conservée. Dans ce film donc assez largement construit en amont de son tournage, la crédibilité des milieux décrits (les locaux de la PJ, donc, mais aussi le monde du music-hall, que Clouzot connaissait mieux a priori) revêtait donc une importance extrême, non tant par souci absolu de réalisme que pour l’établissement d’un socle de véracité sur lequel l’essentiel allait pouvoir se poser : Henri-Georges Clouzot ne faisait pas un cinéma naturaliste, ni même absolument réaliste, mais il s’ancrait dans un contexte réel pour pouvoir ensuite laisser la force de la stylisation s’exprimer.

En cela, le film est probablement l’un des rares films français qui - tout en conservant une identité profondément française (voire parisienne) - ait assimilé les principes quintessentiels du film noir américain, alors en plein essor de l’autre côté de l’Atlantique : comme dans beaucoup de films noirs, l’intrigue n’est pas toujours limpide, les articulations coincent parfois aux entournures (comment Jenny peut-elle continuer à penser qu’elle est coupable alors que Brignon a été tué par balle ?) et la résolution, tranquillement évacuée, peut paraître déceptive (« On croit que ça va être une belle affaire et ça finit comme d’habitude, en pipi de chat »). Mais en réalité, comme dans le Film Noir, peu importe. Car dans Quai des orfèvres comme dans (au hasard) Laura, Les Tueurs ou Le Grand sommeil, le récit n’est qu’un prétexte à l’élaboration d’un univers de contraste, à la lisière du fantastique (ou plutôt de l’onirique), propice à l’expression de l’inavoué ou du refoulé. Formellement, grâce notamment à la photographie d’Armand Thirard (et donc à ce storyboard préalable), cela s’exprime par des jeux d’ombre et de lumière extrêmement marqués (comme le Film Noir toujours, à la limite souvent de l'expressionnisme allemand) et par des effets de lumière plus signifiants que réalistes : le puits de lumière tombant dans l’appartement de Martineau, l’ombre de celui-ci s’étendant sur le seul de Brignon, ou la tache de sang passant d’une cellule à l’autre sont plusieurs exemples significatifs de cette démarche esthétique forte.


Mais narrativement, le film n’est pas en reste : la logique des oppositions vérité/mensonge ou innocence/culpabilité obéit parfaitement à la mécanique de confusion à l’oeuvre dans le Film Noir. Martineau, c’est l’archétype du bonhomme absolument quelconque qui, un jour, sans savoir vraiment comment, va se retrouver emporté dans l’engrenage de la fatalité criminelle et qui, en se débattant, va empirer les choses : plusieurs plans le voient confronté au flot d'une foule anonyme, entravant son parcours, dans laquelle il tente tant bien que mal d'avancer à contre-courant. Mais plus il entreprend de démontrer son innocence, plus il renforce l’apparence de sa culpabilité. Il est également intéressant de noter comment, mécaniquement, la présence de la police grignote progressivement le film : l’Inspecteur Antoine n’apparaît qu’au bout de 37 minutes de film, mais progressivement, la police semble ensuite être là, partout, tout le temps, pour observer Martineau ou le précéder (la brève séquence au cirque, avec le magicien).

L’ironie propre à Clouzot (qu’on a parfois, sur le sujet, rapproché de Hitchcock mais qu’il ne faudrait pas forcément trop éloigner de Fritz Lang) influe également sur le traitement de l’intrigue ou sur celui, plus spécifique, des relations entre les personnages. Concernant l’intrigue, remarquons que le suspense du film ne réside pas dans l’identification du criminel mais dans la manière dont des personnages dont nous connaissons (ou devinons) l’innocence vont pouvoir réussir à s’extraire de l’étau judiciaire. Enfin, observons que, dans la continuité de ce qu’on pouvait voir dans L'Assassin habite... au 21 ou dans Le Corbeau, les personnages se mentent beaucoup parce qu’ils s’aiment, et savent à quel point la vérité leur est dangereuse.

C’est que, passé un premier acte très noir dans lequel la grossièreté, la veulerie, la manipulation ou la dégueulasserie semblent être généralisées (le père Brignon, il est tout de même gratiné), et passée la démonstration de force d’un Clouzot qui gonfle les pectoraux sur l’air du « Vous l’avez vue, ma maîtrise ? » (2), le film (et avec lui le cinéaste) révèle(nt) progressivement sa (leur) véritable nature, plus incertaine, plus fragile et plus tendre aussi. Quai des orfèvres, un film d’amour(s) ? Un film, surtout, sur l’embarras - voire la douleur - d’aimer.

Passons sur la digression du « qui aime bien châtie bien », tentante mais ici peu productive, qui consisterait à rappeler le comportement sur le plateau du cinéaste, capable de pousser dans leurs derniers retranchements nerveux les comédiens qu’il chérissait ou de coller une paire de claques à sa compagne Suzy Delair pour la faire mieux jouer, et concentrons-nous sur le film, rien que le film, en débutant par le premier cas, le plus évident, celui de Martineau, qui se met dans de sales draps à cause de sa jalousie maladive, affirmée à l’écran dès sa toute première apparition. La jalousie, grande affaire du cinéma de Clouzot, du Corbeau à La Prisonnière en passant par La Vérité ou bien sûr L’Enfer, ce mal capable de dépouiller l’homme de ses habits de raison et de susciter le déséquilibre, moral et social.

Le cas de Jenny est un peu différent, mais également intéressant : mieux que n’importe qui consciente de la manière ignoble dont l’ordre social fonctionne, elle joue de ses atouts (notamment son « tralala ») et s’est construit une armure pour gravir les échelons et accomplir, malgré tout, son rêve de carrière. Son seul problème, son talon d’Achille, est l’amour qu’elle porte à son époux, qui la vulnérabilise et l’expose.

L’Inspecteur Antoine, lui, a vu tant et tant de choses, ici ou ailleurs, qu’il est revenu de tout, et ne fait même plus l’effort de la cordialité quand elle ne s’impose pas (la pauvre placeuse du music-hall, qui commence à lui parler de son fiancé Fernand, et à qui il répond sèchement : « C’est bon, on s’en fout »). Sa vie semble n’avoir eu pour but que de le mener dans cette situation où, professionnellement comme affectivement, il ne risque plus rien et ne doit plus rien à personne... et le voilà pourtant qui s’entiche d’un petit garçon métis, « la seule chose qu’il ait ramenée des colonies avec le paludisme. » Il fallait bien l’autorité et la nuance d’un Louis Jouvet, à la fois fidèle à lui-même et pour une fois placé comme en retrait du rôle, pour définir, avec si peu d’éléments, un si beau personnage.

Même les personnages secondaires ou périphériques participent à ce portrait collectif où l’humanité semble parfois souffrir d’encore parvenir, sous le double étouffoir de la société crapuleuse et de la loi impitoyable, à éprouver de l’empathie ou de l’affection : pensons aux excuses de l’émouvant chauffeur de taxi, incarné par le fidèle et ineffable Pierre Larquey, mais plus encore, pensons à Dora, personnage rendu superbe par le traitement elliptique qui en est fait (là où un traitement plu explicite aurait fait vaciller vers le pathétique), capable de se compromettre dangereusement pour un amour qu’elle n’exprimera jamais et dont elle n’attend aucun retour. La célèbre réplique finale de l’Inspecteur Antoine à son endroit est peut-être l’une des plus émouvantes lignes de dialogue jamais entendue dans un Clouzot.

A sa manière, Quai des orfèvres traduit donc les vacillements moraux d’un homme conscient de ses faiblesses, quand bien même il s’efforce de les dissimuler derrière une façade d’assurance et d’autorité. Dans un entretien réalisé après le film, Louis Jouvet décrit Henri-Georges Clouzot comme quelqu’un « sûr de lui et qui vise juste » mais également « en grande difficulté avec lui-même. » (3) Par ailleurs, sur le tournage, il a été troublé par la présence sur le plateau de l’épouse du comédien Léo Lapara (interprète de l’inspecteur Marchetti), une jeune brésilienne nommée Vera...

A sa sortie, Quai des orfèvres est un succès et un film assez unanimement salué par la critique, qui vante les promesses d’un grand cinéaste en devenir. Mais Clouzot demeure insatisfait : à la projection vénitienne du film, il est frappé par le côté trop bavard de celui-ci. Il en est convaincu, il lui faut désormais tourner le dos au confort de ce cinéma trop scénarisé ou trop dialogué : le premier acte de sa carrière est bel et bien achevé, il est temps pour lui d’aller explorer de nouveaux territoires...


(1) Au légendaire numéro 36, adresse qui resta celle de la Police Judiciaire jusqu’en septembre 2017, date de son déménagement vers la Cité Judiciaire de Paris (située, elle, Porte de Clichy).
(2) En revoyant le film plusieurs fois, on mesure mieux sa diabolique mécanique, notamment en terme de montage sonore, avec une utilisation discrète mais redoutable de la musique diégétique comme ponctuation de ce qui se passe à l’image.
(3) Dans L’Ecran Français n°152

En savoir plus

La fiche IMDb du film

"Quai des orfèvres" par Bertrand Tavernier (Arte)

Portrait d'Henri-Georges Clouzot à travers ses films

Portrait d'Henri-Georges Clouzot

Par Antoine Royer - le 7 juin 2018