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Critique de film
Le film
Affiche du film

Propriété privée

(Private Property)

L'histoire

Duke (Corey Allen) et Boots (Warren Oates) sont deux petites frappes californiennes désœuvrées. Quand Duke apprend que Boots, pourtant adulte, est encore vierge, il entreprend de trouver lui-même une partenaire à son ami. Pour ce faire, ils suivent jusqu’à chez elle, en prenant en otage un automobiliste, Anne (Kate Manx), une jeune femme des quartiers aisés vivant dans les collines. Son mari vaquant à ses affaires, celle-ci est seule dans sa propriété l’essentiel de la journée. Ils l’espionnent dans son jardin et sa piscine, en s’installant dans la maison voisine, vide à ce moment. Puis Duke entreprend de l'aborder.

Analyse et critique


Propriété privée, première réalisation de Leslie Stevens, compte parmi les films indépendants des années 60 annonçant le ton et les méthodes du Nouvel Hollywood. Qui paraîtront, par conséquent, ou en avance sur leur temps, ou encore engoncés dans des poncifs appelés à être abandonnés. On y rencontre, encore jeune quoique déjà pas tant que cela, un visage iconique de ce cinéma à venir - celui, à l’étrangeté charismatique, de Warren Oates. Oates transmet au naturel le signal d’une vive intelligence, souvent frustrée dans ses films par les conditions qui l’environnent. Il excelle à jouer des intellectuels manqués. Il incarne ici au contraire, de manière probante, un personnage à l’intelligence limitée, vite dépassé par les événements, ce qu’ils finissent par lui faire faire, sous l’influence d’un complice d’autant plus néfaste qu’il est plus rusé. Second couteau, dans tous les sens du terme, il laisse ce double, Duke (Corey Allen) lui piquer la vedette, séduire à sa place une ménagère partageant un dangereux point commun avec eux - le désœuvrement. Le film, par ce jeu dévoyé (chauffer la place pour un autre qui s’imposera au besoin par la force) où au détour d'une remarque ou d'une œillade trop insistante se trahit la malfaisance de la démarche, paraît illustrer la proposition d'un essai du New Yorker : « Creepiness is the nightmare version of seduction. »


Ce qui rend le film dérangeant n’est pas tant qu’un abus sexuel soit à son centre que la manière dont il montre cette trahison finale s’imbriquer à une séduction progressive, mélange sournois de flatterie et d’intimidation. Un abus de faiblesse, qui exploite l’ennui d’une personne, son sentiment de délaissement, de n’être plus désirée par un mari absent. Boots et Duke profitent des failles de cette vie qui leur a été refusée, celle du luxe banlieusard, de la réussite capitaliste dont ils ne peuvent être que les spectateurs, par une fenêtre de voyeurs explicitement désignée comme l’équivalent d’un écran TV. La richesse, pour ces laissés-pour-compte, est comme une fête à laquelle ils n’ont pas été conviés, dont ils fantasment les expressions par la vitrine. Anne n’est pas pour eux qu’un corps, mais un symbole de réussite sociale. Elle va avec la piscine.  Le lieu d’une revanche de leur part sur la bourgeoisie qui les exclut. Duke le comprend si bien lui-même qu’il en joue à dessein, profitant de la culpabilité d’Anne à son égard pour mieux s’immiscer dans sa vie. Le film imbrique la lutte des classes à la domination masculine (celle de l’époux sur sa "moitié" d’abord, celle des voyous sur celle-ci ensuite). L’enjeu central en est celui du consentement. Anne consent à se présenter de manière désirable... pour un mari qui la dédaigne, ne voit ni n’accède à ses désirs. Elle ne consent en revanche pas à être reluquée, puis manipulée, au propre comme au figuré, par deux autres hommes d’abord voyeurs puis prédateurs.


En dépit de visuels de promo opportunistes et d’un slogan de vente surréaliste (« And the Man Who Owned Her Didn't Even Know She Was a "TWITCH" ! »), le film est d’une pleine empathie pour cette figure prisonnière d’une cage dorée, incapable de trouver quoi faire de sa frustration, qu’elle exprime aussi franchement et gentiment qu’elle le peut à qui (ne) voudrait (pas) l’entendre. Kate Manx était l’épouse de Stevens. Il y a une vraie délicatesse dans le regard qu’il porte ici sur elle. Visuellement, sa réalisation est d’une sophistication certaine, malgré une signifiance assumée (les nombreux barreaux qui encerclent souvent les acteurs, le cadre de la fenêtre d’un grenier comme écran sur un voisinage envié), des choix de prises de vues baroques (contre-plongées massives, déformations optiques par recours à l’eau ou au verre), hérités d’Orson Welles dont il fut auparavant un assistant. Bien que Hitchcock soit convoqué par une allusion textuelle, au demeurant peu subtile en soi mais qui paraît concevable venant du personnage qui la profère comme ce qui pourrait à ce moment lui traverser l’esprit, c’est bien le cinéaste auprès duquel il s’est formé qui influence en profondeur la ligne plastique du cinéaste. Propriété privée est un film aux cadres frappants, dus à Conrad Hall, qui, montant en grades, deviendra bientôt un chef-opérateur de première importance, sous la supervision d’un vétéran (Ted D. McCord). Une œuvre récipiendaire des compétences d’une génération précédente, autant que le vivier de talents en devenir. Entre deux eaux.


Il est bien connu que les années 60 sont un moment de crise pour Hollywood. Les œuvres de studios qui s’y démarquent tendent au décadentisme, à un maniérisme insensé, dispendieux (Cléopâtre de Mankiewicz, la prodigieuse décennie qu’elles représentent pour Minnelli). En marge de ce système de budgets pharaoniques, d’affirmation de la couleur délibérément intempestive, des films indépendants, tendant au contraire à la sécheresse, préparent le terrain esthétique de la période à venir. Où les indépendants accéderont, pour un moment, aux rênes des studios (ce qui signifiera aussi que le cinéma indépendant américain des années 70 sera comparativement pauvre, de son côté). Propriété privée est de ces signes annonciateurs du basculement à venir. Comme dans le cas de nombre de ses pionniers, Leslie Stevens ne sera pas de ceux qui profiteront substantiellement de cette prise de pouvoir qu’ils ont pourtant préparée. La télévision le cooptera rapidement. Il y a là une certaine ironie, étant donnée la méfiance dont son film fait preuve par rapport à ce médium au pouvoir grandissant.


Réussite de petit maître, le film accompagne autant la fin du film noir qu’il donne à voir la gestation d’une manière novatrice de filmer l’Amérique, ses paumés, son partage en classes infranchissables, son affairisme et son vide spirituel. Son désespoir tranquille. Anne a beau être secourue à temps, rien n’est au-delà de cette sécurité résolu pour personne. Elle reste simplement chasse gardée de plus puissant que les deux chiens fous. Ce qui n’est pas remis en question est la certitude, bien installée, qu’elle appartient à quelqu’un. Toute propriété (celle-ci a fortiori) est un vol. Pour ce qui est de la seconde partie du titre... La privauté paraît une valeur autrement plus menacée, dans l’élan consumériste d’exhibition (volontaire ou non) et de voyeurisme mis en scène par cette intrusion dans une domesticité en crise muette. Quand rien ou presque ne peut être dit, il faut bien savoir regarder.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Jean Gavril Sluka - le 1 mars 2017