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Critique de film
Le film
Affiche du film

Profession : Reporter

(Professione : Reporter)

L'histoire

"C'est l'histoire d'un homme qui va en Afrique pour tourner un documentaire. Il se trouve devant l'opportunité de prendre la personnalité d'un autre et, pour des raisons personnelles qui lui ont provoqué une profonde frustration, il se jette dans cette aventure avec l'enthousiasme de celui qui croit aller à la rencontre d'une liberté inespérée. Mais... Le protagoniste sait que cet autre est un homme d'affaires, mais il ne sait pas de quel genre d'affaires il s'agit. Nous avons tous désiré, au moins une fois, changer d'identité." Michelangelo Antonioni (1)

Analyse et critique

"Rome, le 5 Avril 1975

Cher Michelangelo,

Tu sais à quel point je suis paresseux, distrait, toujours dans le pétrin, et que je ne vais jamais au cinéma. Ces derniers temps, qui plus est, je n'ai pas réussi à trouver l'envie et la disposition d'esprit nécessaires pour aller voir les films d'un ami. Après avoir passé deux heures en ta compagnie et avoir vécu, comme en rêve, tes angoisses, je tiens à te dire, même de manière un peu frustre, que de tous les films de toi que j'ai vus, celui-ci me semble, ou plutôt est le plus accompli, le plus pur, le plus sobre. Sa sincérité est telle que j'en éprouve de l'embarras. Mon cher ami, maintenant que je te connais mieux, je t'aime encore davantage. C'est un film très cruel, chirurgical, et en même temps très doux. D'une douceur exsangue, comme dans les limbes. Le silence qui règne dans les rêves qui t'avertissent que tu es déjà depuis longtemps parmi les morts, que ce n'est au bout du compte pas si terrible et si désespérant que cela, et que c'est même la seule façon de vivre. Mais je ne voudrais pas t'apparaître sophistiqué ou, pire encore, confus. Je veux simplement te dire que tout va bien, mon cher Michelangelo. Courage, mets-toi au travail pour ton prochain film.

Je t'embrasse, Federico.(2)

A l'éventuelle exception d'un feu de joie dans son jardin londonien, il n'y a qu'une explosion de la part du personnage de Profession : Reporter... lorsque celui-ci, sa fourgonnette enlisée dans le sable d'Afrique sub-saharienne hurle au ciel son désarroi d'avoir "manqué" le conflit entre armée d'un gouvernement en place et guérilla révolutionnaire, qu'il était venu filmer. Ce désespoir, cristallisant également un trop-plein personnel (une épouse qui ne l'aime plus, un fils adoptif dont il est séparé) précède à l'intrigue, motive un déplacement d'identité. Reporter, homme désengagé, consignant des faits autour du globe (en un obituaire, son producteur vante la distance induite par son statut quasi-apatride de Britannique formé aux Etats-Unis, son sens de l'observation... à l'opposé donc d'une participation), il prend la place d'un commerçant, homme d'action, qui s'avérera vendeur d'armes, armant une guérilla à des motifs partiellement vénaux, mais semble-t-il, de sympathies partisanes également.

David Locke (Jack Nicholson) devient, suite à l'infarctus du second et à l'enterrement express du corps alors qu'il intervertit leurs passeports, Robertson. Antonioni filme la liberté que cet homme acquiert dans l'anonymat de l'usurpation d'identité, fort dangereuse en l'occurrence. Et le désenchantement progressif de l'aventure. Car pour lui, c''est toujours "moi" en un sens fondamental, qui vit ces aventures, avec du reste les mêmes habits (ces jeans blancs qu'Antonioni affectionnait de faire porter à ses interprètes). On ne veut pas vraiment être l'empereur de Chine, remarquait Leibniz, quand le plaisir d'obtenir cette place implique que ce soit soi-même, et sa mémoire, qui y soient à la place de l'empereur pour en profiter. De Chine, Antonioni en revient, passablement déçu par la réception - trop élogieuse - du documentaire qu'il y a tourné par le gouvernement officiel. Il a été journaliste dans une précédente vie, préférant finalement la poésie du cinéma à l'objectivité factice des reporters. D'un scénario qu'il n'a initialement pas écrit, c'est lui qui désire - contre certaines attentes - accentuer le caractère politique : sur la complicité entre médias occidentaux et républiques bananières. Profession : Reporter traite de la dissolution progressive d'une identité désengagée, ou plutôt engagée contre son gré (c'est face à un représentant de la junte, et non à un autocrate qui lui sert un brunch, que Locke se permet une "question qui fâche"). Locke/Robertson va au bout, mortel, d'une vacuité dont ne peut (ni peut-être ne veut) le sauver l'étudiante en architecture (Maria Schneider) complice qui, elle, entretient un rapport de contemplation, mais pas beaucoup plus d'action, à son environnement. Ainsi, le cinéaste met en crise son propre rapport au monde, les propres limites d'une démarche consistant depuis quelques films pour lui à aller chercher le proche dans le lointain du globe. Il n'est ainsi pas étonnant de voir Depardon compter au rang des admirateurs déclarés du film. 

La profession de reporter implique ici la possibilité d'une absence constitutive de personnalité. Locke ne peut rien répondre quand un interviewé retourne soudainement la caméra contre lui à la suite d'une question tendancieuse. Sa propre place est la tache aveugle de son métier. Rachel (Jenny Runacre), sa femme - lui rendant visite sur le lieu d'une interview où il autorise un dictateur à enchaîner face à lui des platitudes sloganisées - lui reproche sur le chemin du retour de ne pas avoir réagi à cette langue de bois. Modelé, sans que cela ne soit explicité, sur François Tombalbaye au Tchad, l'autocrate le convie également à ses séances d'exécution, qu'il filme à des fins sensationnalistes (Antonioni en donne le témoignage par l'archive réelle, donc assez insoutenable, de la fusillade d'un dissident sur une plage). Le désamour de l'épouse semble en partie un résultat de la passivité, du détachement quasi criminels qui précèdent à l'évasion de cet homme hors de sa propre existence. Evasion qui le mène à Munich, puis Londres (idée géniale qu'il croise par hasard, au détour d'un banc public, celle que le générique appelle "la Fille", avant de faire sa connaissance dans une autre ville), Barcelone et l'Andalousie enfin. Quelque chose de galvanisant opère, quand au-dessus de l'eau marine, dans un téléphérique barcelonais, Locke fait les gestes d'un oiseau, en un mouvement parallèle à ceux de Maria Schneider se retournant à l'arrière d'une voiture pour voir la longue allée de platanes que son chauffeur fuit. Dans cette irresponsabilité, paradoxalement pas beaucoup moins irresponsable que son statut dans la société civile, du jeu entre. Par son jeu espiègle (feindre une excuse au divin après avoir juré tout seul dans une chapelle, appliquer sa fausse-moustache à une lampe, une certaine manière de faire tourner un verre vide entre ses mains en attendant dans un bar), Nicholson donne l'idée d'une liberté concrète, pratique. Une façon de jouer avec ce qui entoure l'acteur. De l'amusement passe, par sa voix traînante et légèrement nasillarde. Ici, Antonioni se départit, enfin, d'une morne gravité.


La trajectoire ne va pourtant pas, loin s'en faut, sans sa charge d'angoisse existentielle. La disparation à soi-même du reporter évoque celle que fera le marin incarné par Bruno Ganz au sein de Dans la ville blanche d'Alain Tanner : refus des proches, de l'assignation professionnelle, de la simple logique du temps ponctué par un travail, dérive sous un soleil au rayonnement ambivalent, substitution d'une rencontre de voyage à une partenaire stable. Une errance portant la volonté de disparaître corps et âme. Locke raconte à sa comparse l'histoire d'un aveugle recouvrant la vue au-delà de quarante ans et qui, passé l'émerveillement des couleurs, n'en peut plus de la laideur du monde qu'il rêvait tout autrement, se cloître, finit par se laisser mourir. (Récit d'autant plus déconcertant dans un film aux paysages splendidement photographiés par Luciano Tovoli.) Allongé dans sa chambre d'hôtel, il paraît attendre sa propre mort, par le bras d'un membre du gouvernement contre lequel il a armé des guérilleros. L'avant-dernier plan, plan-séquence d'anthologie de sept minutes, morceau de bravoure d'apparence impossible, l'exclut progressivement littéralement du cadre qui, la caméra traversant une grille, retourne au monde que lui a fini par répudier après l'avoir épousé en secondes noces, sous une nouvelle identité sociale. Monde où il est désormais fixé en un corps mort. A la demande de reconnaître Robertson mort, son épouse lâche un "je ne le connaissais pas" pouvant s'entendre autant au sujet de l'homme dont la pièce d'identité a été usurpée qu'à celui d'un mari insaisissable, mystérieux à lui-même et par conséquent aux autres.

Antonioni radicalise placidement sa démarche, questionnant dans l'exil la capacité du cinéma à représenter le monde, la coïncidence de nos sens à notre univers extérieur, donnant non-innocemment à son héros le nom d'un philosophe de la perception, attaché à une école anglaise de l'empirisme et du bon sens. C'est la jeune femme en quête d'aventure, l'accompagnant à travers l'Espagne, qui prend sur elle la charge de sens commun que Locke répudie sous le nom de Robertson. "Que fuis-tu ?" est la seule question, qu'elle ne lui pose qu'une fois. "Que fais-tu encore avec moi ?" celle qu'il ne cesse de lui re-poser, tandis qu'elle se tient à ses côtés, ou se ballade dans le coin, jusqu'à son assassinat. Il n'a en un sens rien à lui donner. Et c'est ce rien définitif, mais fatalement provisoire, qui paraît la fasciner (de même que son épouse se surprend à se ré-intéresser à lui, une fois qu'il n'est officiellement plus de ce monde). Leur relation rend palpable une fascination du rien, exacerbée par un érotisme de leur union à la représentation chaste (un point d'honneur pour Maria Schneider après l'expérience désastreuse du Dernier tango à Paris). Leur relation paraît d'autant plus évidente de n'être jamais sur-expliquée. Elle est simplement là pour voir, pour faire au passage quelque chose d'un peu dingue et de très risqué. Elle n'en fait pas une affaire et ça en devient la classe ultime. "- People disappear every day.- Every time they leave the room."
 

(1) in Cesera Bierase et Aldo Tassone, I Film di Michelangelo Antonioni, Rome, Cremese Editore 1985, cité dans L'Aventure du Désert, Profession : Reporter, dirigé par Dominique Païni, 2018, Carlotta Films
(2) Federico Fellini, cité dans L'Aventure du Désert, Profession : Reporter, dirigé par Dominique Païni, 2018, Carlotta Films

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La fiche IMDb du film

Par Jean Gavril Sluka - le 30 août 2018