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Critique de film
Le film
Affiche du film

Prenez garde à la sainte putain

(Warnung vor einer heiligen Nutte)

L'histoire

Dans un hôtel en Espagne, une équipe de tournage attend le metteur en scène (Castel) du film, Patria o Muerte, une nouvelle aventure de Lemmy Caution (Constantine). L'équipe est entre hystérie et neurasthénie. Des couples, des groupes s'y font et se défont, avec le metteur en scène au centre du tourbillon. Le film doit se faire malgré tout.

Analyse et critique

"Un film sur la violence. Sur quoi faire d'autres films ? " - Jeff (Lou Castel)

Après Le Soldat américain, Karl Scheydt et Fassbinder reprennent en clin d'oeil leurs costumes de gangsters pour cette Sainte Putain, à voir en double programme avec La Nuit Américaine de Truffaut. Parfait négatif sous soleil latin de ce dernier – où l'accouchement cinématographique plus ou moins difficile en valait quand même le coup -, ce portrait de groupe dépeint un tournage en forme de petite apocalypse. C'est une thérapie pour personnages sur le film du rasoir et en quête de hauteur. Prenez garde à la Sainte Putain – la Putain, c'est le cinéma - est souvent présenté comme un film de rupture dans la filmographie de Fassbinder. Il laisse de côté la citation, la parodie et fait une sorte de bilan sur le travail avec son équipe, à peu près inchangée depuis ses débuts au théâtre et ses premiers films. Le bilan, le solde de tout compte est ambigu, révélateur et dévastateur comme d'habitude chez RWF. Et le cinéma y fait une jolie mourante.

Ce film à clés est basé sur le tournage difficile de son faux western Whity : certains acteurs jouent leur propre rôle comme Kurt Raab en chef déco et Hanna Schygulla dans le rôle de la star, Marilyn de banlieue. Fassbinder se dédouble, sous la forme de Sascha, le directeur de production colérique, et de Jeff le réalisateur (Lou Castel), dont le blouson de voyou et certaines expressions appartiennent clairement à RWF. Réalité et fiction, privé et public se mélangent. RWF évoque les tensions vécues au sein d'une troupe sous forme de psychodrame (certaines performances d'acteur – Raab en particulier – tiennent de la catharsis) et de leçon de dynamique de groupe valant pour tous. La Sainte Putain peut se lire comme un adieu aux idéaux soixante-huitards qui animaient l'expérience collective, autogérée de l'Antiteater de RWF. Fassbinder : "Le rêve de notre groupe était que nous allions partager les responsabilités et les tâches, et que chacun devait co-décider des films à faire. Malheureusement, cela n'a pas marché… Les gens se sont vite rendus compte que s'ils ne faisaient rien, j'en faisais d'autant plus, pour pouvoir mener le projet à terme". (Entretien avec Christian Braad Thomsen, 1971, cité par Françoise Dahringer, Fassbinder l'explosif, Cinémaction n° 117)

Soit l'inéluctabilité du chef, du meneur dans tout groupe. Une scène de corps entremêlés à la Woodstock enregistre l'ennui et l'échec de l'utopie. Les babas coulent. Jeff se rend compte que "le plus dégueulasse, c'est de s'apercevoir à quel point [il] est resté bourgeois". Mais c'est toujours la faute de la société : ne dit-on pas dans le film de Jeff (donc RWF) que "la société a fait de lui un être sans vie", qu'il ne "peut plus réagir vers l'extérieur". De son côté, Eddie Constantine (dans son propre rôle) n'aime pas trop l'idée de jouer un Lemmy Caution plus cynique et faisant le coup du lapin à des petites pépés. Voilà, c'est fini. Ne restent que jalousies, possessions et interdépendances, avec au centre Fassbinder en tyran de poche, hurlant que sa troupe veut sa mort. "Tu peux me traiter comme tu veux sur le plan artistique, ça a de la classe", dit-on à Jeff.

La vision habituelle sadomaso des rapports humains selon Fassbinder trouve ici un cadre plus pertinent que ses faux films noirs, renforcée par l'aspect autobiographique et le vertige de l'idée du film dans le film : ainsi, lorsqu'un personnage manque de se faire poignarder par un autre, Fassbinder amène ce passage à un stade où le spectateur peut croire au début que ce qu'il voit n'est qu'une scène de tournage. Ce qui est réel est le désespoir d'un auteur gueulant qu'il est coincé, exploitant son entourage tout en assurant sa cohésion comme un tenancier de bordel : le premier quart d'heure concentre l'univers dans le bar d'un hôtel, où des personnages attendent Jeff en enfilant des rhums cocas, entre apathie et hystérie, terreur et soulagement. Viendra-t-il ou pas? Et s'il vient, cela en vaut-elle la peine? Fassbinder, dont les films sont de grandes salles d'attente bloquées sous la neige, ne se contente plus seulement d'étirer les scènes jusqu'à les faire craquer de l'intérieur : sa caméra – plus assurée - tourne, enregistre le vide et les déplacements chorégraphiés des acteurs, ces "êtres supérieurs, ensemble".

Hors du groupe, point de salut et même dedans, ce n'est pas évident. Fassbinder ne met pas seulement en scène ses étreintes habituelles, tant espérées mais vaines (l'étreinte finale à trois) pour suggérer la solitude, le cloisonnement. Il bâtit aussi une tour de Babel où les personnages parlent en anglais, allemand, français et espagnol pour se protéger (Jeff murmure en français que "l'amour est plus froid que la mort"), soumettre (le serveur italien copieusement insulté en allemand) ou déformer la réalité à leur convenance (Jeff traitant en allemand son amant anglophone de "petit-bourgeois de merde", ce que Hanna Schygulla traduit par "il t'aime"). Sur la fin, le découpage du film se fait plus serré que d'habitude et Fassbinder applique son sens du collage en filmant la séquence décisive du film dans le film (Lemmy Caution contre "la violence d'état institutionnalisée") sur un air de Gaetano Donizetti (compositeur italien d'opéras bouffes à la productivité frénétique, comme RWF).

Le dernier plan – regards face caméra – renvoie à la religiosité inattendue du Voyage à Niklashausen. L'ultime réplique de Jeff fait de lui un prophète destructeur et lassé, portant la croix du cinéma. Il devra organiser le chaos, tirer quelque chose de beau du désastre, ce que RWF fait ici. Cette position de tireur couché du réalisateur n'est sûrement pas la plus enviable d'après le carton final : "je vous dis que je suis las à mourir de toujours représenter ce qui est humain sans y prendre part moi-même" (Thomas Mann).

De la distance comme nécessité et vicissitude : en prenant ce sacerdoce en charge, Fassbinder ne fera plus de films seulement pour lui-même mais aussi pour les autres.

DANS LES SALLES

CYCLE FASSBINDER 1ère PARTIE

DISTRIBUTEUR : CARLOTTA
DATE DE SORTIE : 18 avril 2018

Présentation du cycle

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Leo Soesanto - le 14 décembre 2005