Menu
Critique de film
Le film
Affiche du film

Première désillusion

(The fallen idol)

L'histoire

Philippe, fils d'un ambassadeur à Londres, est confié en l'absence de ce dernier à Baines, le majordome, et à sa femme. L'enfant a voué une admiration sans bornes à Baines qui le gâte et lui raconte ses merveilleuses aventures en Afrique. Par contre, Madame Baines a droit à toute son antipathie : acariâtre et méchante, elle veut obliger Philippe à se séparer d'une petite couleuvre. Le soir, Philippe s'échappe pour suivre son ami jusqu'à un petit salon de thé où le majordome a rendez-vous avec Julie, une secrétaire de l'Ambassade dont il est très épris. Baines présente son amie comme étant sa nièce et recommande à l'enfant la discrétion la plus absolue...

Analyse et critique

The Fallen Idol est la première collaboration entre le réalisateur Carol Reed et l’écrivain Graham Greene, association qui donnera dans les années suivantes deux classiques d’espionnage tortueux et caustiques avec Le Troisième homme (1949) et Notre agent à La Havane (1959). Jusque-là peu satisfait des déjà nombreuses adaptations de ses ouvrages (bien qu’il contribue au script de certaines d'entre elles comme le Brighton Rock de Roy Boulting en 1947), il ne voit guère ce que pourrait tirer de plus Carol Reed de sa nouvelle The Basement Room dont il souhaite produire un film. Le réalisateur parvient pourtant à convaincre Greene de sa vision singulière de l’histoire et celui-ci, fort des discussions intense avec Reed et le producteur Alexander Korda, remaniera en profondeur le contenu de ses écrits lorsqu’il s’attellera une fois de plus au scénario. Le résultat, s’il n’égale pas les grandes réussites à venir, en porte déjà tous les motifs tout en ayant une identité propre.

Ce qui intéresse principalement Carol Reed dans la nouvelle, c’est l’incompréhension du monde des adultes de son jeune héros et il va ainsi en rallonger l’intrigue pour développer ce thème. La vision de Reed préfigure d’autres grands récit de pertes d’innocence au cinéma, notamment la méconnue production RKO Une incroyable histoire de Ted Tetzlaff (1949) et le plus célébré Du silence et des ombres de Robert Mulligan (1962). On retrouve ici l’argument criminel et l’ambiguïté du premier ainsi que le vrai regard à auteur d’enfant et l’innocence du second. Philip, jeune fils de diplomate laissé au soin d’un couple de domestique pendant la maladie de sa mère, est partagé entre l’affection de Mr Baines (Ralph Richardson), complice de jeux le régalant de ses aventures imaginaires en Afrique et la froideur de son épouse Mrs Baines (Sonia Dresdel) toujours prête à le sermonner.

Ayant découvert sans la comprendre la liaison entre Mr Baines et une jeune employée de l’ambassade (Michèle Morgan), le garçonnet va suite à diverses péripéties être témoin de la crise de jalousie puis de la mort accidentelle de Mrs Baines dont il pense son idole coupable. L’intrigue s’attarde ainsi sur la confusion de l’enfant, partagé entre la loyauté envers son ami et le choc de le découvrir criminel (ce qu’il n’est pas), et plus largement l’envers du monde des adultes bien plus complexe qu’il n’y parait. Les laborieuses scènes d’enquête au sein de l’ambassade ne constituent clairement pas les moments les plus intéressants du film, d’autant que Reed centré sur sa thématique aura levé tout doute quant à la culpabilité de Mr Baines (hormis aux yeux de l’enfant), questionnement qui aurait rendu cette dernière partie plus palpitante. Ici c’est plutôt cette fameuse lecture biaisée des codes des adultes qui est lourdement surlignée par le dialogue, Philip enfonçant de plus en plus Mr Baines par ses mensonges alors qu’il ne cherche qu’à l’aider.

Avant cet épilogue poussif, le film aura pourtant su se montrer bien plus intéressant et inventif pour affirmer son propos. Reed et Greene auront autant opposé qu’entrecroisé innocence juvénile et noirceur adulte par une progression subtile durant toute la première partie. La première étape intervient lorsque Philip s’échappe de l’ambassade pour suivre Mr Baines dans le bar où il rencontre en cachette sa maîtresse Julie. Le dialogue tout à tour direct puis à double sens des amants cherche constamment à masquer le lien qui les unit à l’enfant, la mise en scène de Carol Reed alternant également les points de vue. La déchirante et inéluctable séparation du couple s’oppose ainsi au regard d’incompréhension de Philip perplexe face à leur agitation. Cette incompatibilité pourra même devenir opposition plus tard lors de la sortie au zoo où Philip se fait voler son compagnon de jeu par l’intruse (tout comme lui l’est dans la fragile promiscuité du couple adultère), la "fille" qui monopolise son attention, Reed adoptant cette fois principalement le sentiment du garçon délaissé.

Les deux cadres s’harmoniseront merveilleusement lors de la séquence de cache-cache dans l’ambassade. Alors que l’histoire se passe au sein d’une demeure classique dans la nouvelle, Reed choisit de la replacer au sein de l’ambassade pour laquelle Vincent Korda créera un extraordinaire décor dont les variations illustrent les états changeants de Philip : fourmilière où s’agitent "les grands" de manière incompréhensible lors de l’ouverture où il observe l’animation des lieux du haut de l’immense escalier, terrain de jeu immense regorgeant de possibilités lors de la fameuse partie de cache-cache, puis enfin oppressant espace des terreurs enfantines lorsqu’y apparait une terrifiante Mrs Baines bien décidée à surprendre les amants. Là, Reed déploie enfin toute la touche baroque et expressionniste de sa mise en scène à coups de cadrage alambiqués, contre-plongées saisissantes et jeu d’ombres inquiétant. Il arbore une tonalité de conte ludique puis angoissante, l’excitation laissant place à la vraie peur pour Philip. Une peur qui s’étend désormais au-delà de l’ambassade avec une séquence urbaine annonçant en tout point Le Troisième homme (et reprenant une imagerie déjà capturée dans Huit heures de sursis), cette extension de l’action figurant également celle plus vaste du monde des adultes qui passe d’étrange et réellement terrifiant.

Ces ruptures de ton ne font cependant pas basculer le film dans ce qu’il aurait pu être (un film noir d’un point de vue enfantin comme Une incroyable histoire de Tetzlaff déjà évoqué), pour le moins bon avec cette dernière partie laborieuse et pour le meilleur avec la splendide galerie de personnages et les incursions d’humour inattendues. Ralph Richardson compose un de ses rôles les plus attachants en plaçant toujours sous un jour lumineux cet homme dans ses qualités et ses failles, le script prenant un malin plaisir à les inverser (sa complicité avec Philip et les histoires qu’il lui raconte se retournant contre lui durant l’enquête). Regard malicieux avec son compagnon en culottes courtes, amoureux éperdu face à une Michelle Morgan sobre et touchante (leur relation anticipe au passage l’un des plus beaux romans de Graham Greene, La Fin d’une liaison) puis résigné face à la tournure défavorable des évènements, son Mr Baines pense avant tout à protéger ceux qu’il aime. L’enfant était le point de repère unique de la nouvelle (dans une construction à la Citizen Kane où dans ses derniers instants le vieil homme s’interrogeait sur les évènements lointains de son enfance), et Carol Reed par l’angle choisi et le talent de son interprète change la donne en plaçant Mr Baines sur le même plan, son destin nous intéressant finalement bien plus. S’il présente l’envers positif des adultes, Sonia Dresdel serait, elle, l’endroit en Mrs Baines dont la rigidité sévère dissimulera une cruauté (la mort totalement gratuite de McGregor, la chenille de Philip) puis une vraie folie où l’actrice dévoile pour rester dans l’analogie du conte un visage de sorcière démente tout à fait effrayant. La production eut toutes les peines à tirer du jeune Bobby Henrey toute la gamme de sentiments souhaités pour Philip tant l’enfant était dissipé. C’était son premier film et Carol Reed le recruta après avoir découvert sa bouille en photo sur la couverture d’un ouvrage de son père Robert Henrey : A Village in Picadilly. Très expressif et imprévisible dans ses réactions, Bobby Henrey s’avère très touchant et confondant de naturel, quels que soient les efforts consentis pour parvenir à ce résultat (Reed amenant un magicien sur le plateau pour pouvoir filmer son visage fasciné par une histoire que lui raconte Mr Baines).

Comme ils le feront avec plus de brio dans leurs deux films suivant, Graham Greene et Carol Reed truffent le script de petits moments distanciés qui allègent l’atmosphère. On pense notamment à cet épisode au zoo où Philip venu nourrir des animaux en cage voit un quidam traverser ce qui en fait abritait les toilettes, ou encore son mouvement de recul à la fin lorsque l’inspecteur souhaite lui confier un secret alors que les confidences d’adultes lui ont causé suffisamment de problème comme cela. Le film sera un des grands succès du box-office anglais en 1948 et remportera le Bafta du meilleur film tout en étant sélectionné aux Oscars pour la meilleure adaptation et également le meilleur film. Une popularité qui semble s’être un peu érodée avec le temps dans la filmographie de Carol Reed, et c’est donc un plaisir de pouvoir redécouvrir ce classique aujourd’hui dans cette édition.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Justin Kwedi - le 11 octobre 2012