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Critique de film
Le film

Portrait d'une enfant déchue

(Puzzle of a Downfall Child)

L'histoire

Lou Andreas Sand (Faye Dunaway) est une cover-girl jadis célébrée mais qui, suite à une dépression, s'est isolée dans une maison perdue au bord de l'océan. C'est là qu'elle retrouve un vieil ami, Aaron Reinhardt (Barry Primus), un ancien photographe de mode devenu cinéaste. Aaron souhaite faire un long entretien avec elle pour un projet de film. Lou accepte le jeu et au fil de leurs discussions lui délivre son histoire, raconte son ascension dans le milieu, sa chute, lui fait part de ses doutes, de ses espoirs...

Analyse et critique

Jerry Schatzberg est un photographe célèbre lorsqu'il se lance à quarante-trois ans dans la réalisation de Portrait d'une enfant déchue, son premier film de cinéma. Il n’a que très peu d’expérience dans le domaine, comptant seulement à son actif quelques essais en 16mm et un emploi de conseiller sur l'émission télé La Femme la plus belle du monde. C'est d’ailleurs pour la télévision qu'il doit tourner son premier film, le portrait d’Anne Saint Marie, une figure de la mode qui l’a énormément aidé à ses débuts dans le métier et qui s’est retirée du mannequinat suite à une grave dépression.

Le film ne voit finalement pas le jour mais Schatzberg, qui dispose de trois heures et demie d'enregistrements avec la mannequin, souhaite aller au bout de cette histoire. Seulement, il comprend que pour saisir quelque chose de la vie de cette femme, pour donner à ressentir au spectateur cette angoisse existentielle qui l'a menée à la dépression et a brisé sa carrière, il lui faut abandonner la forme documentaire et faire un important détour par la fiction. Ce ne sont en effet pas tant les souvenirs gravés sur bande magnétique qu'il lui importe de mettre en scène que la façon dont se mêlent dans les paroles d'Anne Saint Marie à la fois un regard sans fard sur sa vie passée et un penchant à reconstruire, à réinventer ce même passé. La forme en puzzle de Portrait d'une enfant déchue vient de cette volonté de percer le mystère de cette femme.

Pendant cinq années, Schatzberg développe ce projet. D’un côté, il le fait évoluer, ne cesse de l’enrichir au fil des rencontres. De l’autre il tourne en rond, n’arrive pas à donner au scénario une forme définitive qui le satisfasse vraiment. Il collabore avec Jacques Sigurd, se fâche avec lui, et c’est sa rencontre avec Carol Eastman qui va finalement lui permettre d’aller au bout de ce travail d’écriture. Eastman, que l'on connaît aussi sous le pseudonyme d'Adrien Joyce, signe en cette fin des années 60 les scénarios de deux films fondamentaux du Nouvel Hollywood : The Shooting de Monte Hellman et Cinq pièces faciles de Bob Rafelson. Elle accroche tout de suite au projet, ayant elle-même fait un peu de mannequinat avant de se tourner vers l'écriture. Elle repart des enregistrements d'Anne Saint Marie et livre à Schatzberg un script de trois cent pages. C'est ensuite au fil de nombreux et longs repas entre le cinéaste et sa scénariste que le film prend peu à peu sa forme définitive.

Faye Dunaway arrive très tôt sur le projet. Jerry Schatzberg et elle se sont rencontrés au cours de séances photos pour Esquire et ont par la suite vécu deux années ensemble. Le rôle de Lou séduit l’actrice, et le passé qu’elle a entretenu avec Schatzberg gomme encore un peu la frontière très floue entre réalité et fiction qui est au cœur du film. La présence de Dunaway, qui est devenue une star suite au succès de Bonnie and Clyde et de L’Affaire Thomas Crown, permet à Paul Newman et à Joanne Woodward, qui souhaitent produire le film, de convaincre la Universal de rentrer dans son financement. Schatzberg, qui connaît bien la technique photographique, donne son entière confiance à Adam Holender pour retranscrire les images qu'il a en tête. Il peut ainsi se consacrer entièrement à ses acteurs et entourer au mieux Faye Dunaway qui se donne complètement à son personnage. Elle est comme à nu et semble mettre dans le film ses propres déchirures, ses propres doutes. Certainement que la liaison entretenue pendant deux ans entre l'actrice et son cinéaste a permis à cette proximité d'éclore et l’on sent que Dunaway est en confiance, qu'elle peut se livrer sans crainte à la caméra.

Schatzberg "iconifie" complètement son actrice, et ce dès le début du film où il retarde longtemps son apparition à l'écran, laissant courir sa voix pendant plusieurs minutes avant de dévoiler son visage. Lorsqu'elle apparaît enfin, on est tout de suite envoûté, happé par la beauté - même artificiellement vieillie - et la formidable présence de l'actrice. La mise en scène de Schatzberg va ainsi constamment mettre en valeur la grâce naturelle de Dunaway, créer autour d’elle une aura digne des stars du cinéma d’avant-guerre, et ce même lorsque le regard se fait plus dur, lorsque le vernis craque et qu’elle donne à voir ses faiblesses.

On peine à comprendre que la critique américaine ait pu aussi mal considérer ce premier film, taxé à sa sortie de « film de photographe de mode », tant il est évident que celui-ci ne correspond en rien à cette étiquette incongrue. (1) D'un part car la mise en scène de Schatzberg se révèle constamment tenue, parfois presque austère, tout comme la photographie d’Adam Hollander qui ne fait jamais du beau pour du beau, qui ne joue par sur l'esthétisme de ses images. D'autre part car le scénario, s'il prend pour cadre le milieu de la mode et qu’il s’avère à ce titre très documenté, dépasse largement ce seul sujet.

Lou évolue dans un milieu dans lequel vieillir est impossible. Il y a toujours une plus jeune qui vient faire oublier l'ancienne star, mais cette inexorable avancée du temps concerne tous les métiers, tous les milieux et, bien sûr, notre vie même. La mode pousse jusqu'à l'absurde le culte de l'éphémère, de l'apparence, mais Schatzberg nous fait bien sentir que ces cultes sont complètement ancrés dans nos sociétés modernes. Lou incarne cette marchandisation des corps, cette tendance à nier l'individu pour ne s'intéresser qu'à ce qu'il peut rapporter. Elle a été complètement achetée par la société marchande, son corps ne lui appartient plus. Elle pensait sauver son âme, mais elle se rend compte que c'est elle dans son entier qui a été avalée par cette machine vorace du succès qui nie l'individu au profit de sa seule image.

Ce sentiment qu’a Lou d’être déchirée passe dans la mise en scène de Jerry Schatzberg par la multiplication à l’image de reflets. Lou voit constamment son visage lui être renvoyé par des surfaces vitrées, des miroirs, un effet de mise en scène qui appuie à l'écran ce sentiment qu’elle a que son corps et son âme ont été séparés, cette sensation aussi d’être toujours à nu, offerte aux regards des autres. Un principe de mise en scène qui permet dans un même temps - et on voit là l’économie de moyens auquel parvient Schatzberg - de mettre en avant cet égocentrisme qui ne la quitte pas, ce culte d’elle-même que la célébrité a si profondément ancré dans sa personne.

Car Schatzberg est loin d'être tendre avec son héroïne, ne cachant rien de son égoïsme et de la part de futile qu'elle a en elle. C’est un personnage déchiré, double, et ni le scénario ni la mise en scène ne viennent vraiment trancher dans cette dualité. Puzzle of a Downfall Child fait souvent penser à un film de Bergman. On y retrouve la même forme de sécheresse mêlée d'émotion, le même goût pour les expérimentations formelles, la même installation très simple (une maison, un magnétophone) qui permet de scruter en profondeur les âmes des personnages.

Lors des entretiens qu’il avait menés avec Anne Sainte Marie, Jerry Schatzberg avait été frappé par la manière dont elle se rappelait très clairement des moments de sa vie et en oubliait complètement d'autres, un mélange de lucidité et de fantasmes mêlés qui avait pour effet de brouiller les frontières entre réalité et invention. C'est ce mouvement entre l'imaginaire et la mémoire que Schatzberg souhaite retranscrire en donnant une forme de puzzle à son film. Plutôt que de nous faire découvrir son héroïne de manière linéaire, chronologique, il construit son récit sur une multitude de fragments. Un travail de déconstruction qui là encore raconte en termes cinématographiques l’intériorité du personnage, ce sentiment qu’elle a que sa personnalité vole en éclats mais aussi cette tendance à reconstruire les événements de sa vie lorsqu’elle est incapable de les affronter. Le film épouse ainsi la dépression de Lou, mais laisse également une grande place à l'autodérision. Cet humour qui ne quitte pas Lou montre qu'elle est encore dans la vie, encore portée par un espoir d'ailleurs, par un horizon possible.

Puzzle of a Downfall Child est à la fois un magnifique portrait de femme et une éprouvante plongée dans la dépression. Le film est aussi un portrait des années 70 et notamment du rapport à l'image qui bascule durant ces années charnières. Schatzberg travaille ainsi la forme documentaire au sein d'une fiction, montrant combien les frontières sont poreuses entre ces deux genres que l'on croyait jusqu'ici bien distincts. Le film est un vrai reportage sur Anne Saint Marie, un portrait du monde de la mode mais tout cela passe par une mise en fiction de ce fond documentaire. Le cinéaste montre aussi en direct comment l'image devient mensonge, comment elle est capable d'épouser un point de vue, d'incarner un fantasme. Il y a ainsi dans ce film très cérébral à la fois un intense sentiment de vérité et la sensation que tout est friable, irréel, soit deux des grands thèmes du Nouvel Hollywood.

Le film est exploité dans une unique salle à New York, alors qu’il est distribué par Universal et qu'il met en scène l’une des plus grandes stars du moment. Le studio ne croit pas du tout dans le film et ajoute même un mini prologue explicatif d'une minute trente au début, ajout heureusement absent des copies internationales. Si le film est peu montré sur le sol américain, il en est de même à l’international, sauf en France où Pierre Rissient qui s’en amourache décide de le distribuer dignement. Mais cela importe finalement peu à Schatzberg qui ne pense pas alors faire carrière dans le cinéma. Il avait ce film en tête et il est déjà heureux d’avoir pu le mener à bien. Ce sont les circonstances qui l'amèneront à travailler sur Panique à Needle Park, puis à signer L'Epouvantail… des heureuses circonstances qui nous auront offert deux œuvres majeures des années 70 !




(1) Tavernier et Coursodon ne manquent pas d'insister dans leur « 50 ans de cinéma américain » sur ce contresens et plus largement sur l'aveuglement de la critique américaine qui a extrêmement mal considéré les trois premiers films de Schatzberg.

Dans les salles

Film réédité en salle par Carlotta

Date de sortie : 28 septembre 2011

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La fiche IMDb du film

Par Olivier Bitoun - le 20 février 2012