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Critique de film
Le film
Affiche du film

Point limite zéro

(Vanishing Point)

L'histoire

Cisco en Californie. Dimanche, 10h02. Une voiture blanche avale le bitume, poursuivie par des hélicoptères et des véhicules de police. Elle se retrouve forcée de faire demi-tour face à un barrage de bulldozers et s'enfonce dans le désert. La voiture s'arrête, un homme en sort, contemple un temps le paysage désolé, puis repart sur la route. Mais lorsque la voiture croise un autre véhicule, elle s'évanouit soudainement...

Retour en arrière. Denver dans le Colorado. Vendredi, 23h30. Kowalski (Barry Newman) - ancien coureur automobile, policier révoqué et vétéran du Vietnam - demande au patron de la boite de location de voitures où il travaille de le laisser repartir à San Francisco avec la Dodge Challenger 1970 qu'il vient de prendre en main. Excédé par son refus, il se rend chez son fournisseur d'amphétamines qui, inquiet, lui intime de faire un break. Kowalski lui répond par un pari insensé : relier en voiture San Francisco (2 020 kilomètres) en moins de quinze heures. Lorsque le lendemain des policiers de la route tentent de l'arrêter pour un contrôle et qu'il refuse d'obtempérer, sa course folle débute...

Analyse et critique

Derrière le scénariste de Vanishing Point, un certain Guillermo Cain, se cache en fait l'écrivain cubain Guillermo Cabrera Infante, l'un des chefs de file de la littérature latino-américaine. Passionné de cinéma, il fonde en 1951 la Cinémathèque de la Havane avec l'aide d'Henri Langlois et de son ami Nestor Almendros. De 1954 à 1959, il dirige la revue de cinéma Carteles dans laquelle il publie de nombreux textes où il célèbre Hitchcock, Welles, Truffaut, Rohmer ou Minnelli. Combattant de la première heure auprès de Fidel Castro, il prend peu à peu ses distances avec le régime et se retrouve placardisé comme attaché culturel en Belgique avant de rompre définitivement avec le castrisme en 1965. Exilé, il s'installe à Londres où il écrit le scénario de Wonderwall d'après une histoire de Gérard Brach, puis Vanishing Point qui le conduit à travailler un temps pour Hollywood. Il accepte par la suite une commande de Richard Zanuck, l'adaptation d'un roman d'espionnage, The Salzburg Connection de Helen MacInnes, qui se tourne en 1972 sans que son travail ne soit crédité. Il enchaîne avec une adaptation d'Au-dessous du volcan commandée par Joseph Losey qui souhaite porter le roman de Malcolm Lowry à l'écran. Mais l'écriture coïncide avec une grave crise dépressive qui foudroie l'écrivain. Il ne reviendra au cinéma qu'au milieu des années 1990 en signant le scénario d'Adieu Cuba que mettra en scène Andy Garcia.

Autant dire que la carrière d'Infante dans le cinéma n'aura pas été à la hauteur des attentes soulevées par ses talents d'écrivain et ce coup de maître qu'est Point limite zéro. La réussite du film tient bien sûr au talent de metteur en scène de Richard C. Sarafian, mais aussi en grande partie au statut particulier d'Infante qui apporte un regard extérieur et critique sur cette époque charnière des Etats-Unis. Un regard nourri par sa connaissance du cinéma hollywoodien et donc de la façon dont celui-ci fabrique des mythes et des icônes pour mettre en scène sa vision de l'Amérique. Fort de ce bagage, l'écrivain nous offre un film complètement de son temps (tous les critères définissant un film du Nouvel Hollywood sont là) mais se révélant aussi étrangement "à côté", notamment par sa vision non orthodoxe des mouvements contestataires. Infante apporte aussi au film une dimension tragique et mélancolique qui - on le sent - vient de son statut d'exilé. Kowalski et l'Amérique, c'est comme Infante et Cuba : ils ne peuvent plus vivre dans leurs pays mais sont incapables d'échapper à sa présence, son souvenir.

Richard Zanuck (futur producteur à succès des Dents de la mer) propose le scénario à Richard Sarafian, un réalisateur qui vient de la télévision et a tourné entre 62 et 69 quatre longs métrages, dont deux en Angleterre. Gene Hackman et George C.Scott sont sur les rangs pour interpréter Kowalski, Sarafian essaye de son côté d'avoir Jack Nicholson... mais Zanuck impose Barry Newman (qui jouera également dans The Salzburg Connection cité plus haut) avec qui Sarafian ne va pas du tout s'entendre sur le tournage. Le réalisateur n'avait pas forcément besoin de cette tension supplémentaire, lui qui doit mettre le film en boîte en vingt-huit jours avec une équipe technique de dix-huit personnes et un budget dérisoire de 1 400 000 dollars. C'est peu pour un film devant mettre en scène courses poursuites et cascades avec moult véhicules motorisés et même quelques hélicoptères. Sarafian parcourt 20 000 kilomètres pour ses repérages et, pendant le tournage entre Denver et Aspen, l'équipe doit faire dans les 300 kilomètres par jour. Sarafian parvient à utiliser ces déplacements obligés comme source d'énergie pour l'équipe qui se retrouve embarquée, comme Kowalski, dans une course contre le montre. Sarafian se nourrit de ce qu'il trouve pendant ce tournage nomade et ainsi la plupart des personnages croisés par Kowalski durant son périple sont interprétés par des locaux, que ce soit pour la figuration (ce qui donne au film un aspect documentaire assez saisissant) mais aussi pour la plupart des seconds rôles.

Que ce soit pour la rapidité, l'efficacité et la capacité à intégrer le réel pendant le tournage, Sarafian peut compter sur son chef opérateur John Alonzo qui fait ici un travail admirable. Venu lui aussi de la télé, il vient de faire ses débuts chez Roger Corman avec Bloody Mama. Il travaillera ensuite sur des films comme Harold et Maude, Chinatown ou plus tard Scarface. Outre les séquences de courses poursuites admirablement filmées, il brille également par sa manière de capter l'espace, les paysages, la richesse des textures de lumière. Surtout, il parvient à donner corps à cette vision d'une Amérique en déréliction où ne subsistent plus que des traces éparses du mythique Wilderness. Cette sensation que Kowalski arpente un territoire fantôme vient en grande part de la puissance évocatrice de la photo d'Alonzo. Nous ne sommes clairement plus chez John Ford : ce sont les mêmes paysages, mais plus la même Amérique. Comme Kowalski, on cherche les traces de son passé mythique et fantasmé, mais on n'en trouve que les cendres. On rêve de grands espaces, on ne trouve que la solitude et le vide. On cherche la pureté originelle, on n'a devant les yeux qu'un désert couvert de carcasses. Cette inadéquation entre les attentes de Kowalski (et les nôtres, spectateurs) et ce qu'il trouve réellement évoque magnifiquement ce mal-être qui traverse l'Amérique de la fin des années 60 et plus largement le trouble de tout homme prenant du recul par rapport à la société qui l'entoure, par rapport à sa propre vie. Le film parvient à trouver un précieux équilibre entre pensée (sur l'état de l'Amérique, sur le trouble existentiel du héros) et concret, Sarafian et Alonzo composant des plans quasi abstraits invitant à la réflexion tout en proposant dans un même temps un travail quasi documentaire par la façon dont ils filment la population locale et notamment les visages des figurants.

Dans une tentative désespérée d'exorciser son mal-être, Kowalski trace une ligne droite, traversant les frontières des États d'Est en Ouest, reproduisant la trajectoire des pionniers, rejouant la conquête du Wilderness. S'il n'explique pas son geste autrement que par un besoin de fuite, inconsciemment on devine qu'il cherche à retrouver les traces d'une Amérique mythique qui à ses yeux n'existe plus. Il fuit la corruption de la grande ville de Denver (Sarafian montre en quelques minutes les petites combines, la drogue et la prostitution) en quête d'une pureté originelle. Mais la détermination suicidaire de Kowalski, la vitesse de son bolide, la trajectoire rectiligne qu'il s'impose vont donner à sa quête intérieure une toute autre dimension : celle d'une course folle, d'une lutte que rien ne peut arrêter. Le pari de Kowalski devient un bras d'honneur aux valeurs de l'Amérique, un geste incarnant toutes les contestations politiques et sociales qui remuent le pays à ce moment de son histoire. C'est du moins ce que voit en lui un DJ black, Super Soul, qui s'empare du périple de Kowalski pour faire de cet homme en rupture de ban le symbole de ces luttes. Et Super Soul de commenter tel un choeur antique la course contre la montre de Kowalski, la transformant en odyssée moderne.

Pour Super Soul, Kowalski roule pour tous les hommes et femmes qui restent sur le bord du chemin, pour les marginaux et les exclus du rêve américain dont il croise de nombreux représentants lors de son périple. Cet ancien militaire et ancien policier qui d'un coup défie l'autorité et la loi incarne aux yeux de Super Soul la prise de conscience de l'Amérique et fait figure d'apôtre pour ce DJ épris de spiritualité qui rêve d'une nouvelle Amérique. Car l'Amérique que l'on a connue jusqu'ici est aux yeux de ces contestataires en train de mourir et Kowalski pulvérise avec son bolide les derniers vestiges de ce vieux monde en voie de disparition. Mais cette histoire que raconte Super Soul est-elle vraiment celle de Kowalski ? N'est-elle pas plutôt sa récupération par la contestation ? Il n'est pas anodin que le DJ soit aveugle. Il ne voit pas qui est réellement Kowalski et pourquoi il fait ce geste fou, récupérant à son propre profit le pari insensé de cet homme dont il fait malgré lui un héros.


Mais voit-il seulement la réalité de son Amérique en révolution ? Tout au long du film, Sarafian montre les vestiges du rêve contestataire et le film prend les allure d'un adieu au rêve des 60's : à l'image du fournisseur d'amphétamines de Kowalski - un ancien hippie devenu dealer et proxénète - sexe et drogue ne sont plus des principes de vie mais un simple business ; le couple hippie auprès duquel Kowalski trouve un temps refuge n'est plus qu'un cliché poussiéreux, des miséreux vivotant dans le désert ; une communauté affichant des slogans peace and love se révèle être une sorte de secte mi-mormone mi-satanique ; les badauds aux cheveux longs se rassemblant à Cisco sont au spectacle, au même titre que les habitants de la ville venus assister à l'arrestation de Kowalski. Mais le pourrissement des idéaux des sixties n'est pas seulement interne, il est aussi dû à la force d'inertie que peut opposer l'Amérique réactionnaire à toute velléité de changement. Super Soul va ainsi se faire tabasser par des rednecks et voit son studio ravagé. La fenêtre qui donnait sur la foule de plus en plus nombreuse se rassemblant aux portes de la radio est alors remplacée par des planches de bois obstruant la vue, image symbole de la lutte pour les droits civiques se heurtant au conservatisme.

[SPOILER] La première fin que l'on a vue en introduction du film - où la Dodge s'évanouit littéralement - est la légende reconstruite de Kowalski. L'autre fin c'est Kowalski qui percute les bulldozers et disparaît dans une énorme explosion. Une fin fantasmée qui achève de transformer Kowalski en icône, en légende contre une fin réaliste qui marque l'échec du rêve contestataire. On devine que les badauds attroupés qui se dispersent en silence vont vite oublier le nom de Kowalski, comme ils oublieront ces années de luttes qui ont failli changer le visage de l'Amérique. Mais la première fin n'est pas seulement celle de la mythologie créée par Super Soul, elle reflète aussi l'état d'esprit de Kowalski au moment où son odyssée touche à sa fin. Elle est à ce titre aussi réelle que ne l'est la seconde. [FIN DU SPOILER]


Mais savoir si Kowalski est un héraut de la contestation ou un héros malgré lui n'est que la face visible de Vanishing Point, qui est avant tout le drame d'un homme qui rentre par hasard en collision avec un moment de l'histoire américaine. Ce pari fou, absurde, suicidaire, désespéré peut être vu non comme la révolte d'un homme contre la société mais contre l'existence même. Une quête existentielle avec en point de mire la disparition, la mort, l'évaporation.

Comme l'expliquent Jean-Baptiste Thoret et Bernard Benoliel dans leur passionnant ouvrage, le road movie est avant tout un trajet intérieur. Ici celui de Kowalski qui cherche un sens à sa vie, se sent prisonnier de cette existence terrestre sans but ni destination. Il oppose dans un premier temps à cette prison existentielle la ligne droite et la vitesse, avec l'espoir d'en pulvériser les barreaux, mais il ne peut au final que se rendre compte que sa révolte est vaine.


On apprend au fur et à mesure des flashbacks les drames qui ont émaillé la vie de Kowalski : la guerre du Vietnam, son emploi de policier qu'il perd parce qu'il a empêché un de ses collègues de violer une prévenue, la mort de sa femme... Kowalski désire fuir tout cela mais la route ne fait que ramener à lui ces souvenirs. Ils font partie de lui, il n'y a nulle échappatoire. Et il n'y a pas de sens à donner à toutes ces afflictions. Sarafian imagine son film comme un ruban de Möbius et travaille constamment sur cette figure géométrique qui se boucle sur elle-même : par la temporalité du film qui fait qu'il se termine là où il a démarré, par les mouvements de caméra circulaires qui viennent contredire l'image de la ligne droite ou encore ce plan symbole : une vue d'hélicoptère sur le désert où l'on voit les traces de pneus au sol dessiner ce ruban.

Kowalski en a juste marre de vivre. Le désert dans le film est une sorte de zone où viennent mourir les hommes et les idéaux, un territoire poussiéreux peuplé de fantômes. Ceux qui y vivent, ceux qui y viennent sont déjà passés de l'autre côté, comme ce chasseur de serpents qui refuse de quitter le désert et qui essaye de convaincre Kowalski qu'il faut rester planqué là, à errer telle une ombre. Ce sont aussi ces carcasses de voitures qui annoncent à Kowalski son destin et qui sont les traces de vies passées venues s'échouer là. Sarafian a dû d'ailleurs couper au montage une séquence avec Charlotte Rampling incarnant la mort, l'actrice apparaissant toute de noir vêtue et criant à Kowalski un « Saha » ésotérique avant de disparaître. Mais même sans cette scène, le film devient de plus en plus irréel au fur et à mesure des kilomètres de bitume avalés, jusqu'à atteindre une forme d'abstraction. L'espace américain avec ces étendues sans fin traversées de grandes lignes invite à cette abstraction, provoquant naturellement cette sensation de décoller de la réalité. La vitesse également renforce cette impression, jusqu'à ce que l'abstraction soit telle que l'on atteigne ce Vanishing Point du titre. Évaporation, disparition...

La mise en scène de Sarafian et la construction d'Infante nous font glisser dans ce monde abstrait. La façon dont le film amène les blocs narratifs, de manière très sèche, abrupte, ne doit plus rien à la forme classique. Ce sont des flashs, des images qui surgissent violemment du passé, comme la fiancée blonde de Kowalski qui hante le film comme un fantôme. Ce sont aussi des événements qui adviennent sans crier gare, qui ne sont pas reliés entre eux par des relations de cause à effet mais qui surgissent d'on ne sait où. Le film ne prépare jamais le spectateur à ce qui va advenir et nous embarque ainsi dans la psyché de Kowalski. Et cette construction chaotique nous amène jusqu'à ce final absolument magnifique qui contredit, complète et commente la scène inaugurale.

Dans l'ouverture, qui est aussi le bout de son trajet, Kowalski croise son double. Voiture noire contre voiture blanche. Image soudainement figée, fracture nous faisant quitter le terrain du réel pour nous projeter dans l'espace mental du personnage. Sarafian rappelle d'entrée de jeu que le trajet du personnage est mental, que ce qui se joue en lui est au moins aussi important à ses yeux que ce qui se passe sur la route. Et c'est ce double mouvement, imbriqué, conflictuel, qui donne toute sa richesse à ce film complexe et passionnant qui reste l'un des sommets du cinéma américain des années 70.

DANS LES SALLES

DISTRIBUTEUR : solaris distribution

DATE DE SORTIE : 20 AVRIL 2016

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Par Olivier Bitoun - le 20 avril 2016