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Critique de film
Le film
Affiche du film

Passeport pour Pimlico

(Passport to Pimlico)

L'histoire

C'est l'été à Pimlico, quartier du centre de Londres, et il fait chaud. Alors que l'épicier Arthur Pemberton tente de convaincre l'assemblée locale d'implanter une piscine sur le terrain vague voisin, une bombe, vestige de la guerre récemment achevée, explose au milieu de celui-ci. En descendant dans le cratère, Pemberton découvre un trésor médiéval, mais aussi un décret rattachant le quartier de Pimlico au duché de Bourgogne ! Les habitants de Pimlico, las des contraintes de rationnement imposées par le gouvernement, saisissent alors l'improbable opportunité : s'ils ne sont plus citoyens britanniques, ils ne sont plus soumis aux lois du pays, et peuvent alors commercer en toute liberté. Mais ils vont constater bien vite que la médaille de l'indépendance a son revers...

Analyse et critique

Pour qui se préoccupe de géographie, Pimlico est un petit quartier résidentiel du Centre de Londres, situé entre la Tamise et la gare Victoria. Mais dès que l’on parle 7ème art, le nom de Pimlico évoque irrésistiblement ce film de Henry Cornelius, qui marque une date majeure de l’histoire du cinéma britannique. C’est en effet avec Passeport pour Pimlico qu’il faut véritablement marquer les débuts de cette période, brève (1949-1955) mais admirable, durant laquelle les studios Ealing entreprirent de redéfinir la comédie anglaise.

Le site de production de films d’Ealing Green existait depuis le début du XXème siècle, mais ce n’est qu’en 1931 que l’homme de théâtre Basil Dean y implanta les Studios Ealing, pour une production qui, dans ses premières années, placée sous la coupe de l’ATP (Associated Talking Pictures), ne trouva guère d’occasions de s’avérer remarquable. Lorsqu’en 1938, le producteur Michael Balcon - qui avait notamment contribué à l’accomplissement de L'Homme d'Aran (1934) de Robert Flaherty ou au succès des 39 marches (1935) d’Alfred Hitchcock - en devint directeur, il entreprit de constituer une équipe (de cinéastes, d’acteurs, de scénaristes, de techniciens...) afin d’insuffler au studio une personnalité singulière, qui imprégna très vite le style des films produits et rencontra l’adhésion du public. Dans un premier temps, compte tenu du contexte de guerre et parce que bon nombre des cinéastes ainsi recrutés avaient été formés à l’école du documentaire, la production Ealing se spécialisa dans le film de guerre réaliste, parmi lesquels le très impressionnant Went the Day Well ? (1942) d’Alberto Cavalcanti. Mais à la fin de la guerre, et suite au succès de l’anthologie horrifique Dead of Night, les productions Ealing commencèrent à se diversifier en abordant différents registres.

Ainsi, en 1947, Charles Crichton réalise A corps et à cri (Hue and Cry), qui est parfois considéré comme la première "Ealing comedy", mais qui repose avant tout sur une intrigue criminelle ; il faut avouer que, depuis des années, le public avait eu bien peu d’occasions de sourire, et qu'il fallait alors bien chercher les films susceptibles de s'inscrire dans le registre comique. A corps et a cri avait été écrit par un ancien journaliste, scénariste quasi-débutant, du nom de T. E. B. Clarke, dont le style se démarquait du tout-venant par un humour d’une certaine finesse autant que par un sens de l’observation extrêmement aigu, notamment sur le quotidien des classes populaires, ces deux raisons expliquant en partie le succès rencontré auprès du public par le film.

Deux ans plus tard, le même T. E. B. Clarke imagine Passeport pour Pimlico en partant de l’image même qui concluait A corps et à cri : celle de gamins des rues courant dans un terrain vague miné par des obus. Il a par ailleurs gardé en tête une anecdote assez extraordinaire survenue pendant la guerre, qui avait vu le gouvernement canadien déclarer territoire hollandais la chambre où la princesse Juliana, alors en exil, devait accoucher : ce faisant, l’enfant à naître possédait bien la nationalité hollandaise, ce qui évitait tout risque potentiel de crise de succession. Ainsi, lorsque de son côté, Henry Cornelius lui relate un fait divers ayant vu un homme condamné au nom d’une loi médiévale jamais abrogée, l’esprit alerte de « Tibby » Clarke s’empresse de créer du lien entre tout cela, et conçoit le postulat imparable de Passeport pour Pimlico : et si un document médiéval, exhumé par une bombe, venait à révéler qu’un quartier londonien était en réalité la possession du Duché de Bourgogne, qu’adviendrait-il de ses résidents, alors transformés en étrangers au sein de leur propre pays ?

Pour l'historien du cinéma Charles Barr, exégète incontournable des studios Ealing, Passeport pour Pimlico, encore plus qu’A corps et à cri, contient la quintessence même de ce qui doit définir le style des comédies estampillées Ealing : le contexte de réalisme social, le goût de la romance, l’écriture de T. E. B. Clarke, le jeu des comédiens, cette « bonne humeur désabusée » qui voit dans un même élan le drame et la comédie se mêler, et - surtout - cette parfaite adéquation avec les besoins du public : en 1949, toute l’Angleterre avait besoin d’un exutoire pour se libérer des cartes de rationnement et des restrictions dues à la reconstruction du pays, et à ce titre, la sensation de liberté, d’affranchissement, que procurait Passeport pour Pimlico était inestimable. C’est d’ailleurs, de façon récurrente, un des grands arts de la comédie Ealing, entre 1949 et 1955, que de parvenir à traduire à l’écran avec une telle évidence les aspirations de son temps, comme le feront également, dans des registres variés, des films comme Whisky à gogo (disposer de boisson à volonté), Noblesse oblige (se débarrasser des privilèges de l’aristocratie), De l’or en barres (vider les caisses de la Banque d’Angleterre) ou L’Homme au complet blanc (se dresser contre les puissants magnats de l’industrie qui cherchent à exploiter l’individu).

En ce sens, il est important de préciser que la plupart des comédies Ealing, dont Passeport pour Pimlico, sont des films qui ne provoquent jamais vraiment l’hilarité, en tout cas qui ne se compromettent jamais dans la recherche continuelle du "gag". L’atmosphère y est légère, chaleureuse, sympathique, mais toujours habitée par un contexte social réaliste et plutôt douloureux, et avec un sens assez absolu de l’absurde, qui peut à la fois provoquer une stupéfaction assez jubilatoire comme un certain sentiment d’angoisse. Le cas Passeport pour Pimlico est là encore emblématique : le postulat de départ y est essoré jusqu’à la moindre goutte, délivrant tout ce qu’il peut de situations fantaisistes comme de micro-leçons de sciences économiques (sur le rationnement, le régime d’autarcie, le protectionnisme, le fonctionnement des taxes douanières, etc...), mais le jusqueboutisme des habitants de Pimlico conduit inévitablement à une impasse, en tout cas à une issue que le spectateur ne peut s’empêcher de redouter.

Et c’est là que l’un des aspects les plus marquants du style Ealing se révèle, en même temps qu’il justifie le terme de "comédie" : depuis les films de propagande produits durant la guerre jusqu’aux dernières comédies distribuées par le studio, Ealing n’a eu de cesse de décrire des communautés, composées d’individus différents qui s’opposent régulièrement, mais capables lorsque cela devient nécessaire de se fédérer et de se dresser collectivement. Dans un premier temps, la communauté est montrée dans son côté négatif, avec les désaccords de voisinage, les regards en coin, les mensonges (tous les parents essayant de convaincre leurs enfants qu'ils sont responsables de l'explosion !) et cette intrusion systématique dans l’intimité d'autrui qui empêche par exemple Shirley et le Duc d’échanger leur baiser nocturne. Mais autant ces productions viennent traduire ainsi une très grande lucidité sur la mesquinerie individuelle, autant elles sont par ailleurs habitées d’une foi indéfectible en la force de l’action collective (dans une approche d’ailleurs très peu politique, qui tiendrait surtout de la manifestation d’un bon sens partagé), ce qui se révèle pour le spectateur totalement enthousiasmant et qui justifie le happy end là où on ne l’attendait plus forcément. Le petit quartier de Pimlico ou l’île de Todday, cadre de l’action de Whisky à gogo, en sont les exemples les plus révélateurs : on y cancane, on s’y chamaille, on s’y bat à l’occasion, mais on y chante en chœur, on s’y serre les coudes, et on y transgresse, si nécessaire, la loi pour le bien de tous : prenons par exemple le personnage du policier dans Passeport pour Pimlico, qui apparaît au début comme un représentant zélé de l’ordre extérieur, et qui finit par cisailler les grillages de la douane pour détourner l’eau potable vers le quartier... Pour cette raison, si les personnages voguent régulièrement du côté des archétypes ou de la caricature, si les situations reposent parfois sur des oppositions un peu schématiques, il n’y a jamais dans les comédies Ealing de personnages foncièrement mauvais : tout le monde essaye de faire pour son mieux, quitte à ne se rallier qu’in extremis à la cause collective. En ce sens, le fantasme ultime suggéré par Passeport pour Pimlico n’est pas tant celui, qui ressort a priori, de la sédition (Pimlico contre l’Etat) que celui, bien plus profond, de la réconciliation nationale. (1)

La sympathie suscitée par un film comme Passeport pour Pimlico doit également beaucoup à l’esprit très britannique, flegmatique et distancié qui l’habite, et qui crée parfois un contraste drolatique avec la réalité de ce qui apparaît à l’écran : les ministres réunis en urgence pour résoudre une situation de crise y discutent avec calme et une certaine ironie, tongue-in-cheek... Les seules insultes y sont délivrées par mégaphones interposés... et un cochon en parachute tombe du ciel sans que personne ne s’en émeuve... Cela se ressent évidemment également dans le jeu des comédiens, qui ne se départissent jamais de leur distinction très british, même pour jouer les coucous : aux côtés de Stanley Holloway, sorte d’incarnation exemplaire du comédien Ealing dans toute sa splendeur, on retrouve ainsi notamment la truculente Margaret Rutherford dans un rôle étonnant d’historienne farfelue passionnée par les Ducs de Bourgogne.

Nous n’avons quasiment pas parlé de l’apport de Henry Cornelius à la réussite du film, principalement parce que nous aurions bien du mal à en définir les contours. Pas tant que le film soit peu ou mal mis en scène, mais parce que, à l'exception peut-être du tout premier plan assez complexe, chaque idée digne d’être mentionnée solliciterait la mention conjointe ou du scénariste, ou du décorateur, ou du monteur ou d’un autre contributeur : une manière de souligner à quel point, au sein de la société Ealing, le style - bien présent - était lui aussi affaire collective, presque une affaire de famille. Pour l’anecdote, d’ailleurs, Henry Cornelius quitta la société Ealing après Passeport pour Pimlico pour produire ses propres films de façon indépendante. Lorsque quelques années plus tard, il revint vers Michael Balcon pour que celui-ci participe à la production de Genevieve (1953), celui-ci lui répondit « qu’il savait qu’il s’agissait d’un film qu’il ne pouvait pas rater » (et, en effet, le film fut un succès) mais que le planning des tournages était déjà fixé, et que réintégrer Cornelius reviendrait à léser un cinéaste de la maison. Bien que Cornelius soit demeuré très populaire auprès de ses anciens collègues du studio, il avait autrefois quitté Ealing de son propre chef et que, « au passage, il était très rare que quiconque quitte Ealing. » Henry Cornelius tourna finalement le film à Pinewood.

Pour résumer, il nous semble évident que, si Passeport pour Pimlico n’est probablement pas la meilleure comédie issue des studios Ealing (à ce titre, Noblesse oblige nous semble probablement indépassable), cette comédie enlevée, inventive et admirablement concise en est un exemple canonique, le premier à présenter une synthèse à ce point accomplie de ce qui fera ensuite la singularité et l’intérêt de la société londonienne. Pour ceux qui connaissent et aiment déjà le ton Ealing comme pour ceux qui chercheraient la meilleure porte d’entrée possible au sein de cet univers, il convient donc de valider très vite son Passeport pour Pimlico.

(1) Il ne faut pas chercher ailleurs le sens de cette couronne funéraire ouvrant le film, qui dit "Adieu" aux temps de disette.

 

DANS LES SALLES

PASSEPORT POUR PIMLICO

DISTRIBUTEUR : TAMASA DISTRIBUTION
DATE DE SORTIE : 8 OCTOBRE 2014

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La fiche IMDb du film

Par Antoine Royer - le 26 septembre 2013