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Critique de film
Le film

Où sont les rêves de jeunesse?

(Seishun no yume imaizuko)

L'histoire

Tetsuo (Ureo Egawa) mène une vie insouciante à l’université jusqu’au jour où son père décède. Il doit abandonner ses études et lui succéder à la tête de l’entreprise familiale. Il va faire embaucher ses anciens camarades. Mais peut-il toujours exister entre eux les mêmes relations d’amitiés et d’égalité qu’autrefois ? Surtout que le patron et l’un de ses compagnons employé sont tous deux amoureux de la même femme…

Analyse et critique

Une petite musique unique, immédiatement reconnaissable, à la fois ‘guillerette’ et triste, mélancolique et apaisante… dépouillée. Certains y sont sensibles, d’autre pas. Ceux qui arrivent à se faire à cet univers particulier ne s’en lassent plus. Certains en font même leur Nirvana cinématographique : "Je vous parle des plus beaux films du monde. Je vous parle de ce que je considère comme le paradis perdu du cinéma. A ceux qui le connaissent déjà, aux autres, fortunés, qui vont encore le découvrir, je vous parle du cinéaste Yasujiro Ozu. Si notre siècle donnait encore sa place au sacré, s’il devait s’élever un sanctuaire du cinéma, j’y mettrais pour ma part l’œuvre du metteur en scène japonais Yasujiro Ozu…Les films d’Ozu parlent du long déclin de la famille japonaise, et par-là même, du déclin d’une identité nationale. Ils le font, sans dénoncer ni mépriser le progrès et l’apparition de la culture occidentale ou américaine, mais plutôt en déplorant avec une nostalgie distanciée la perte qui a eu lieu simultanément. Aussi japonais soient-ils, ces films peuvent prétendre à une compréhension universelle. Vous pouvez y reconnaître toutes les familles de tous les pays du monde ainsi que vos propres parents, vos frères et sœurs et vous-même. Pour moi le cinéma ne fut jamais auparavant et plus jamais depuis si proche de sa propre essence, de sa beauté ultime et de sa détermination même : de donner une image utile et vraie du 20ème siècle". Cette émouvante déclaration d’amour d’un cinéaste à un autre est signée Wim Wenders, extraite de son magnifique documentaire, Tokyo Ga.

L’arrivée du cinéma parlant ne motive pas le cinéaste qui préfère à l'époque continuer dans le muet, ayant promis à ses assistants de ne faire des films sonores que lorsqu’ils en maîtriseraient parfaitement la technique. Gosses de Tokyo est aujourd’hui encore son muet le plus célèbre. Pourtant, la même année, fut aussi tourné un autre film non moins réussi : Où sont les rêves de jeunesse. Adapté d’une pièce de Meyer-Foester (également mise en scène par Ernst Lubitsch sous le titre The Student Prince), ce film marque une étape importante dans sa filmographie puisqu’il opère une transition radicale entre les comédies des ses débuts et le drame social qui allait le préoccuper dès cette date. Et ce, à l’intérieur même du récit. Le film débute par une description amusée et assez juste, à travers l’amitié de quatre camarades, de la vie estudiantine avec ses roublardises, ses tricheries, son humour potache, ses jeux (hilarante séquence de la partie de Shogi ‘ambulante’) et son éternelle insouciance. Après la mort du père de Tetsuo, voici projeté ce dernier à la tête de l’entreprise familiale et là encore, l’humour prend le dessus avec des gags très drôles comme celui du discours inaugural de ce nouveau Président à ses employés (après l’interminable mise en bouche du vice-président) qui se résume à une seule phrase : "Je compte sur votre coopération". Après quoi, il descend de l’estrade et est applaudi à tout rompre par les employés qui n’avaient qu’une crainte : subir un second discours aussi rébarbatif. Toutes ces séquences d’ouvertures sont brillamment découpées, très bien rythmées et, niveau efficacité, n’ont rien à envier au cinéma hollywoodien de l’époque auquel Ozu fait encore pas mal d’emprunts. Justement, le film glisse ensuite vers la description toute en finesse de l’amour naissant de Tetsuo pour Osage, une serveuse de bar du temps du lycée, elle-même courtisée par l’un de ses meilleurs amis, et maintenant sous ses ordres sans qu’il ne sache rien de cet amour. Après celle de Lubitsch, l’ombre de Borzage vient donc se faufiler à son tour le temps de quelques séquences d’une grande douceur et non dénuées de pathétique pour le spectateur qui sait Osage partagée entre deux hommes qu’elle respecte tout autant et à qui elle n’ose rien dire de leur ‘rivalité’.

Bref, ceux qui pensaient voir en Ozu un cinéaste austère risquent d’être agréablement surpris par cette œuvre de jeunesse sur l’amitié et sa résistance ou non aux années et aux différences de classes. Tour à tour drôle et triste, l’ensemble est menée avec une belle vitalité et contient son lot de mouvements d’appareil savants et de raccords en travellings assez recherchés. Ozu n’avait pas encore abdiqué les techniques modernes de mise en scène mises à sa disposition. Le cinéaste se révèle aussi à l’aise dans la légèreté du début montrant l’idéalisme des étudiants que dans la description plus dure de la réalité du monde du travail. Même si Tetsuo est resté un grand enfant qui ‘se la joue’ jeune homme moderne ("Je ne peux pas toujours avoir l’air constipé comme vous" décoche-t-il amusé à l’un des ses subalternes directs), et qu’il va faire embaucher ses anciens camarades en les aidant à tricher, les relations d’amitié ne sont plus les mêmes. Tetsuo le ressent très bien ("Ils me traitent en patron, je suis seul") et Osage sera le révélateur de ce gouffre qui s’est créé entre eux. Se retrouvant comme par le passé autour d’une table pour boire un coup, Tetsuo demande à ses amis : "Quand nous étions étudiants, nous nous partagions Osage. Avant de l’accaparer, je désire connaître votre avis". Personne ne trouve rien à y redire même si tous savent que leur autre camarade, timide, n’ose avouer à Tetsuo qu’il était là le premier et que lui et Osage avaient décidé de vivre ensemble. Il préfère acquiescer et laisser tomber. Quand Tetsuo l’apprendra, il punira avec violence son camarade sous les yeux des deux autres qui ne lèvent pas le petit doigt pour empêcher les gifles de lui pleuvoir dessus pendant de longues minutes. Tetsuo souhaite ainsi leur faire comprendre combien il ont été stupides de ne rien lui dire et que la hiérarchie ne doit être valable que durant les heures de travail. Cette violence qu’il utilise à cet instant précis, il la voit comme bénéfique et non comme insultante ou humiliante.

Et en effet, la leçon leur sera profitable et ils auront retenu que le travail n’est qu’un gagne-pain alors que l’amitié demeure une valeur inestimable, que l’un ne doit en aucun cas gâcher l’autre ; les inégalités sociales ne doivent à aucun moment entamer la loyauté d’une belle amitié. Le final, très touchant, verra Tetsuo et ses deux autres amis saluer de loin la jolie serveuse alors qu’elle prend le train pour partir convoler en juste noce avec son premier amour, l’étudiant timide. Et déjà en 1932, Ozu filme les transports ferroviaires et les voies ferrées avec un amour qui ira grandissant.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Erick Maurel - le 12 juillet 2006