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Critique de film
Le film
Affiche du film

Offre d'emploi

Analyse et critique

Offre d’Emploi est une commande télévisuelle pour la série Contes Modernes, consacrée au monde du travail (autre segments : Autobus 1099 de Gérard Marx, Allô Macha de Claude Ventura, Charlie, pourquoi pas ? de Paul Seban). Eustache en était en 1981 aux premières étapes préparatoires d’un travail qu’il entendait consacrer à l’enregistrement des lignes du cœur, ces caisses de résonnance de la détresse et des déviances nocturnes (on se plaît à imaginer l’intérêt qu’il aurait porté à un site comme Chatroulette !). Le projet ne verra jamais le jour et Offre d’Emploi, diffusé de manière posthume, clôt sa filmographie.

Ce court-métrage suit les démarches d’un chercheur d’emploi (Michel Delahaye) auprès de la compagnie Fadel-Chimie (anciennement Picq-Fadel-Chimie), dont la consultante aux ressources humaines lui commande, passé l’entretien auquel les démarcheurs ont été convié par une annonce, une lettre de motivation manuscrite. C’est cette dernière que la caméra suit, méthodiquement, sous un angle procédural, de mains en mains (directeur, incarné par Jean Douchet, graphologue), d’analyse en verdict suspendu (on ne saura jamais qui, du candidat Legrand ou Pelletier, a été choisi). Contrairement, par exemple, au très beau L’Emploi d’Ermanno Olmi, où la figure du garçon en quête de poste reste maintenue au centre de notre empathie face une batterie de tests aliénants, le film fait disparaître au plus vite le corps du chômeur (licencié postérieurement « pour raisons économiques »), sa voix (réponses récitées à de prévisibles questions qui, tout en ne voulant rien dire, s’arrogent un droit de savoir sur son existence), pour dévier son attention vers le commentaire produit par les possédants des moyens de production… pour qui l’existence d’un possible employé se synthétise en un texte à déchiffrer (la lettre envoyée deux fois en analyse).


En une suite de séquences dont on ne sait si elles sont hilarantes ou glaçantes, le film fait son sort à de pseudosciences (il faut voir la nonchalance pleine d’elle-même avec laquelle la graphologue rejette le trois quart des candidatures soumises, comme « à éliminer ») où l’arbitraire prend les dehors de l’analyse. Chaque courrier interprété (de la largeur de marge à la continuité des lignes et la sinuosité des traits) voyant son auteur lapidairement ramené à un cheptel de tares ou éventuelles qualités : « sécheresse / complexe d’infériorité / trop de lâchage / petite dépression /  savoir-faire mais manque de confiance en soi / rigueur, fermeté, c’est bien… / fautes d’orthographes, alors ça ! / culture d’esprit / adaptabilité à la société, c’est très bien / un peu d’émotivité / passéiste, effacé / loin de la réalité…» (auto-description de l'auteur?)

Avec une méticulosité documentaire, la mise en scène décèle les traces d’un nexus savoir-pouvoir aux mains des classes dominantes dont la graphologie ne serait encore qu’un embryon archaïque. « Cette sciences, graphologie, psychologie appliquée, est déjà dépassée, et sa fonction, conseil de gestion, parfaitement caduque. Il existe aujourd’hui, grâce aux développements de la linguistique, et aux efforts de chercheurs, des méthodes plus modernes :  la phonologie par exemple, en négligeant le contenu des phrases, pour ne s’attacher qu’à l’expression et au symbolisme des phonèmes, permet de déterminer le degré d’agressivité ou de docilité, de malléabilité, et autres traits de l’inconscient chez un sujet donné » déclare dans une parfaite innocence savante le second expert aux ressources humaines en conclusion du film. Offre d’Emploi annonce l’avènement d’un règne de l’expertise, où la figure de l’autodidacte tel qu’Eustache a pu l’incarner est, elle, condamnée à la disparition.

« Qu’en pensez-vous ? » demande le directeur à son adjointe qui, en un contre-champ d’une transparente méchanceté, le fixe d’un regard vide. Car personne ne pense dans Offre d’Emploi, tout au plus y récite-t-on (à la même interrogation, le deuxième adjoint lance son laïus)… à moins que ce que nous appelions « pensée » ne soit jamais plus que cette récitation. A la fois comédie noire et drame paranoïaque, un grand film fonctionnaliste sur les débuts d’une triste époque appelée à durer. Eustache, cinéaste politique ? Puisqu’on n’a cessé de le suggérer…

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La fiche IMDb du film

Introduction et sommaire de l'intégrale

Par Jean Gavril Sluka - le 25 août 2014