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Critique de film
Le film
Affiche du film

Numéro zéro

Analyse et critique

C’est l’Arlésienne du fan 2.0, dont l’aura augmente encore de ne plus exister que dans une version tronquée par l’INA dite Odette Robert pour la série « Grands-Mères ». Dernière exploitation en salles en 2003 au Saint-André-des-Arts, quelques copies qu’on se passe-paraît-il- sous le manteau. L’auteur de ces lignes a lui-même échoué à en trouver trace sur Internet par les moyens coutumiers pour ceux ne s’étant pas résolus à attendre un déblocage des droits pour découvrir l’œuvre de Jean Eustache. Le sujet en est pourtant modeste : Eustache broie du noir, angoisse de ne plus pouvoir (ne plus savoir) tourner, Jean-Michel Barjol lui soumet l’idée de, simplement, filmer un membre de sa famille. Ce sera sa grand-mère Odette (en compagnie de laquelle il vit depuis plusieurs années à Paris), qui, en un autoportrait dévoilé, fera le jour sur les origines populaires du cinéaste. En un plan fixe et unique de deux pleins magasins de bobine, soit quatre heures, (Wang Bing s’en souviendra pour Fenming), il donne la parole à cette aïeule, qui, en retour, interroge son petit-fils sur la personne que lui-même devient.

«Un certain nombre de raisons poussent à faire un film. (…) A défaut de justifier l’existence d’Odette Robert, je peux parler des raisons qui m’ont poussé à faire Numéro zéro, dont Odette Robert n’est que les lambeaux. Numéro  zéro, je ne sais pas si c’était un film. Dire que j’ai été poussé à le tourner par le tourment qui me rongeait à l’époque ne va pas lui assurer un pouvoir de révélation. Je me souviens avoir marché dans Paris, de Montparnasse au dix-huitième arrondissement, marché en pensant, comme dans une marche qui remonterait le temps. Quand je suis arrivé chez moi, ma grand-mère m’a parlé assez longuement. Et j’ai eu l’impression qu’elle me disait des choses capitales. Quand je lui ai dit : « Mais écoute, il faudrait enregistrer ça », elle m’a dit : « Mais enfin, c’est des choses qui ne sont pas jolies. »« Ca ne fait rien, ai-je répondu, il faut enregistrer ces choses, jolies ou pas, elles sont importantes, elles sont grandes. » J’ai trouvé un peu d’argent pour acheter de la pellicule, j’ai loué deux caméras, demandé à Théaudière de tenir les caméras et à Jean-Pierre Ruh de faire le son. Et le temps du film a été celui de la pellicule, les deux caméras marchant alternativement, en chevauchement, sans jamais couper. Alors, le film, c’était l’histoire de la pellicule, du début à sa fin. En même temps, comme à l’époque je faisais profession de cinéaste, c’était un film de cinéaste professionnel, et un film de famille, comme un film d’amateur en huit millimètres tourné sur la plage. Il y avait donc là quelque chose d’incompatible. Alors, j’ai demandé à un réalisateur, Adolfo Arrietta, de faire quelques plans de rue, de filmer cinq minutes ma grand-mère et mon fils allant faire les courses dans la rue d’à côté. (ndlr : on aperçoit ces images dans La Peine perdue de Jean Eustache, essai-documentaire de Diez Angel) Pour en faire le début du film sans son, sans rien – complètement séparé de la suite où il y a le son, et où l’image ne bouge pas.

J’avais l’impression que c’était un manifeste – seulement, de quoi, je ne sais pas. Peut-être du fait qu’à cette époque, je ne pouvais pas faire de film. Là-dessus, des gens bien intentionnés m’ont présenté quelqu’un en poste à la télévision, qui l’a visionné. Mais Numéro zéro était incompatible avec la télévision de l’époque, celle de 1971. Quant à savoir si Numéro zéro était un film, je ne le sais toujours pas. J’ai prétendu que c’en était un, sans être en fait très sûr de moi.

Il s’agit donc d’une traversée du temps pour une vieille femme, entre ses arrière-grands-parents, et ses arrière-petits-enfants, et l’on voit six générations de l’histoire de France, racontées par elle, Odette Robert, ma grand-mère. Dans Numéro zéro, dans l’original, je n’ai rien coupé du tout. Quant à ce que j’ai intitulé Odette Robert, ces fragments de l’autre film, je ne sais pas si c’est devenu un film entre-temps. C’était une anomalie, limitée par le temps de la pellicule. Le fragmenter, ça revenait à inventer le montage, car opérer un montage implique un choix. Il a fallu inventer le montage, et faire un choix. Mais je ne pense pas que l’anomalie originelle ait disparue pour autant. Seulement, puisqu’il fallait en couper la moitié, j’ai coupé quelques personnes. Je doutais fort que ce fût un film, à l’époque, en février 71, faute de ne rien voir ressemblant à ça. Depuis, j’ai découvert des choses y ressemblant un peu, ce sont les émissions vidéos de Godard, qui ont été quelques années plus tard les seules choses qu’on puisse rapprocher de ça. Bien entendu, je n’avais aucune intention, en faisant ce film, j’étais simplement rongé par un mal, et le film répondait à ce mal » (1).

Numéro zéro passe, auprès des eustachiens ayant eu le privilège de le découvrir, pour l’une de ses œuvres les plus poignantes. On les croit sans difficulté.


(1) In Jean Eustache, Alain Philippon, 1986, Ed. Cahiers du Cinéma – Collection « Auteurs »

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Par Jean Gavril Sluka - le 25 août 2014