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Critique de film
Le film

Nuages d'été

(Iwashigumo)

L'histoire

Okawa, correspondant d’un journal à Tokyo, enquête sur les répercussions dans les campagnes de la réforme agraire initiée quelques années auparavant par l'occupant américain. A cette occasion, il rencontre dans la grande banlieue rurale de la capitale, Yaé, une veuve de guerre (qui va tomber amoureuse de lui) qui lui raconte l'histoire de sa famille. Son frère Wasuké, jadis grand propriétaire, tente maintenant désespérément de retenir ses fils sur ses derniers lopins de terre. Il finit pourtant par céder aux exigences du temps présent et accepter les demandes de ses enfants de s’affranchir de cette vie rurale miséreuse et peu gratifiante. Moderne et intelligente, Yaé n’est par pour rien dans l’audace qu’on eut les enfants d’oser s’extirper de la tutelle paternaliste et ‘dictatoriale’…

Analyse et critique

En 1958, Mikio Naruse utilise pour la première fois, à l’occasion de Nuages d’été (Iwashugimo), la couleur et le format large. Malheureusement, les puristes ne vont pas apprécier et sous entendre qu’en se mettant aux nouvelles techniques, il s’est renié en cédant aux avances du marché et aux sirènes de l’argent facile. Bref, s’il fallait en croire la majorité, Naruse, en abandonnant le noir et blanc et le format carré, aurait régressé. Ces assertions étaient totalement infondées puisque Nuages d’été démontre au contraire que le cinéaste a passé le cap avec une aisance souveraine, maniant à la perfection ce nouveau format, ses plans étant aussi maîtrisés qu’ils soient filmés en intérieur ou en extérieur. L’ampleur lyrique que possède chaque séquence montrant les travaux aux champs, aidées en cela par les poignantes envolées de la partition d’Ichiro Saito, renvoie directement au cinéma russe de Dovjenko par exemple ou à celui de King Vidor. Injustement déprécié, ce film se révèle être un véritable petit chef-d’œuvre, peinture toujours assez noire et sarcastique (voire à ce propos la séquence étonnante au cours de laquelle le père insulte son frère et sa belle sœur en les traitant de ‘bande de cons’ d’avoir laissé ‘engrosser’ leur fille par un citadin qu’il ne sait pas être son propre fils) mais touchant, poignant et bien moins ‘déprimant’ que les deux précédents, le scénariste Shinobu Hashimoto devant y être pour quelque chose. Scénario d’ailleurs fort intéressant sur le monde rural de l’après-guerre, les règles de son système familial patriarcal, la ‘dictature des ‘belles-mères’, la réforme du partage équitable, l’attachement des anciens à la terre, l’attirance de la ville pour les plus jeunes, la dislocation des familles par l’émancipation de la dernière génération… Bref, un document sociologique très fort et un passionnant tableau social, familial et économique sur la paysannerie japonaise de la fin des années 50, vision sans concessions, pessimiste mais avec de nombreuses percées d’espoir (au moins pour la jeunesse).

Mais alors ce portait de femme vanté en début de texte, qu’en est-il dans Nuages d’été ? C’est celui de la tante Yaé, la sœur du patriarche qui voit ses enfants l’abandonner un à un. Sublime Chikage Awashima dans un rôle absolument magnifique, celui d’une femme douce mais au fort tempérament, moderne et audacieuse qui va aider tous ses neveux à s’émanciper grâce à ses idées et à son dynamisme dans le but de leur apporter une vie plus heureuse qu’elle même et l’ensemble de la paysannerie pauvre de l’époque. C’est elle qui effectue toutes les démarches, qui essaie de recoller les morceaux, qui explique à son frère que les temps ont changé, que le monde a évolué et qu’il faut se plier à ses bouleversements en évoluant et non en continuant à vivre selon des mœurs et un mode de vie archaïque. « Le bonheur que nous vivons, crois tu qu’il soit normal » demandera Yaé à une amie en lui parlant de l’amour qu’elle éprouve pour un jeune et brillant journaliste. Le bonheur est donc cette fois bien présent et ce, non plus seulement pour le personnage qui l’évoque mais aussi pour beaucoup d’autres protagonistes du film après qu’ils se soient extirpés des griffes paternelles. Le timide aîné qui s’entend à merveille avec la jeune femme qu’on lui a choisi et avec qui il décide de vivre en ville ; le deuxième fils, devenu banquier et tombé amoureux de sa cousine pourtant promis à son jeune frère ; celui-ci en ayant pu obtenir le consentement pour exercer le métier de garagiste au lieu de ‘trimer’ sur la propriété familiale. Ces bienfaits, c’est grâce à Yaé et sous son impulsion, qu’ils ont été menés à bon terme. Malheureusement (et c’est là que le naturel pessimisme de Naruse revient au galop), Yaé n’en sera pas bénéficiaire elle-même. Après que son histoire d’amour ait avorté et prenant en pitié son frère (« Il avait un père dur, il a maintenant une femme dure et ses enfants l’abandonnent »), elle préfèrera se résigner et se sacrifier pour l’aider à travailler sur ses dernières parcelles de terre. « Je souffre beaucoup mais je dois accepter, c’est la vie » pourrait être le leitmotiv du cinéma de Naruse, cinéma encore peu connu mais qui mérite absolument de l’être bien plus.


NB : que ceux qui auraient commencé par regarder l’entretien de Jean Narboni (auteur d’un livre sur le cinéaste) ne soient pas effrayés par ce qu’il dit à propos de Nuages d’été. Il propose aux spectateurs de prendre une feuille et de dessiner l’arbre généalogique de la famille que l’on voit évoluer sous peine d’être très vite perdre pied et de n’y rien comprendre. Il devait être très fatigué ce jour là car le script est un modèle du genre qui devrait être proposé à tous les apprentis scénaristes ; en effet, même si à priori complexe, brassant une multitude de personnages et de situations sur à peine deux heures, il est au contraire d’une remarquable fluidité et limpidité.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Portrait de Mikio Naruse

Par Erick Maurel - le 28 septembre 2006