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Critique de film
Le film
Affiche du film

Norma Rae

L'histoire

Dans une petite ville de Caroline du Nord à la fin des années 70. Tout comme la plupart de ses concitoyens, la jeune Norma Rae (Sally Fields) travaille dans l’usine de textile qui a fourni en emploi à plusieurs générations successives dans ce comté. Veuve, elle élève seule ses deux enfants. Lorsque sa mère commence à souffrir de surdité due au bruit infernal qui règne dans les ateliers, Norma commence à se révolter. Afin de neutraliser ce début d’agitation, la direction lui propose un poste à responsabilité qui augmentera son salaire. Seulement, alors qu'elle a pour mission de chronométrer chacun des salariés dans le but d’augmenter la productivité, ses collègues commencent à s’en détacher et à lui tourner le dos. Elle fait alors la connaissance de Reuben (Ron Leibman), un délégué syndical new-yorkais qui arrive dans la région pour tenter de recruter des militants dans le but de former une cellule au sein de l’usine. Reuben est un homme plein de bonne volonté, qui se bat sincèrement pour les ouvriers. Malgré une hostilité quasi générale à son encontre, Norma décide de s’engager à ses côtés au risque également de se faire discréditer par la direction. Son combat sera long mais sa persévérance se révèlera payante...

Analyse et critique


Trois ans après la magistrale réussite que constituait Le Prête-nom (The Front) avec Woody Allen, comédie dramatique d’une belle sensibilité sur le maccarthysme et œuvre d’une formidable dignité, Martin Ritt réalisait Norma Rae et confirmait que, contrairement à la médiocre réputation qui lui avait été faite par la majorité de la critique française, il se sera au contraire révélé l’un des meilleurs cinéastes américains des années 60 et 70. Quoi qu'il en soit et quoi que l’on pense de sa carrière cinématographique, on ne pourra pas reprocher au réalisateur sa personnalité : cinéaste connu pour son engagement, sa gentillesse et sa discrétion, il demeurera toute sa vie fidèle à ses idéaux de gauche, aussi bien dans sa vie privée que professionnelle. Il en paya d’ailleurs au début les pots cassés puisqu'il fit partie de la tristement fameuse "Liste noire". Il était alors tout à fait logique qu’il s’attaquât un jour au monde du travail et au syndicalisme, sujets très peu abordés au sein du cinéma américain si ce n’est qu’à de très rares reprises et notamment l’année précédente dans le meilleur film de Paul Schrader, l’excellent Blue Collar, ainsi que dans F.I.S.T. de Norman Jewison, l’un des rôles les plus intéressants de Sylvester Stallone. Norma Rae s’inscrit donc sans contredit dans la continuité de la filmographie parfaitement cohérente d’un cinéaste aux convictions militantes jamais démenties et aucunement opportunistes, ayant par ailleurs toujours refusé le manichéisme.


Norma Rae narre l'éveil au syndicalisme d'une jeune ouvrière dans une petite ville du fin fond des États-Unis. On suit donc d’une part le long processus et le parcours menant à la syndicalisation à travers la progression d’une conscience sociale déjà préexistante chez cette jeune veuve "coachée" par un délégué syndical new-yorkais affable, intelligent, loyal et cultivé. De l’autre, le film dépeint un touchant et juste portrait de femme ainsi que celui d’une étonnante acuité d’une communauté de la Caroline du Nord avec ses mentalités encore ancrées dans un traditionalisme qui voit d’un mauvais œil l’évolution des mœurs, sexisme, racisme et antisémitisme étant encore également bien imprégnés ; des hommes et des femmes résignés et épuisés par des conditions de travail harassantes mais qui vont, eux aussi, acquérir une conscience collective en rupture avec ce système qui broie leur santé et leur dignité en sacrifiant tout à la productivité. On pourrait faire des analogies avec le cinéma de Ken Loach sauf que le style et le ton des deux réalisateurs sont assez différents. Alors que Loach recherche toujours, à un moment ou un autre, la catharsis afin de plus facilement nous faire nous indigner - ce qui n’est d’ailleurs pas répréhensible, la puissance de son cinéma découlant parfois de ces séquences presque émotionnellement insoutenables -, Martin Ritt évite la plupart du temps d’y avoir recours, refuse toute surenchère et grandiloquence. D’ailleurs, la scène la plus mémorable de son film devient paradoxalement de plus en plus silencieuse au fur et à mesure de son avancée, Norma Rae montant sur une table avec dans ses bras levés une pancarte sur laquelle est inscrit le mot "Union", les ouvriers arrêtant chacun leur tour leurs machines jusqu’à ce que le bruit assourdissant s’arrête peu à peu, le silence s’imposant alors de lui-même, pour la première fois les bâtiments de l’usine devenant enfin "vivables". Un bel exemple d’escalade d’une tension émotionnelle formidablement bien maitrisée, rythmée et tenue ; à l’image du film, tout dans la sobriété.


Norma Rae débute par de très beaux plans d'ouvriers à leurs postes de travail, des fils immenses s’étirant des métiers à tisser, le tout sur une magnifique mélodie chantée par Jennifer Warnes, It Goes Like It Goes. Puis, toujours sur le même genre d’images documentaires, la musique s’arrête brusquement pour faire place au bruit assourdissant que produisent ces dizaines de machines réunies. On comprend alors d’emblée qu’il ne s’agira pas d’une description doucereuse du monde du travail, comme le laissait présager la superbe chanson de David Shire, mais d'une vision plus âpre et réaliste. Derrière une vitre viennent prendre leurs pauses quelques femmes et l’on se rend immédiatement compte que l’usine emploie des familles entières sur plusieurs générations, la jeune Norma Rae se retrouvant aux côtés de sa mère qui ne semble ne plus entendre ce qu’elle lui dit, être atteinte subrepticement de surdité. Immédiatement la fille emmène sa mère à l’infirmerie de l’usine ; comme elle le crie haut et fort, les médecins semblent ne guère plus se soucier de leur santé que les patrons qui ne jurent que par la l’efficience et le rendement. La séquence suivante se déroule dans la maison familiale où l’on constate que Norma vit avec ses parents et ses deux enfants, veuve puis délaissée par ses différents amants. Dans cette petite cité, tout le monde a son emploi à l’usine de textile mais tous ploient la tête sous la difficulté de la tâche puisqu'ils n'ont pas le choix. En à peine dix minutes, on aura appréhendé ce que sera le film de Martin Ritt, à la fois une œuvre civique et politique abordant les thématiques des difficiles conditions du travail ouvrier et du syndicalisme montant, ainsi qu’une chronique s’appesantissant avant tout sur un touchant portrait de femme.


Cette femme, c’est bien évidemment la Norma Rae du titre, une jeune veuve battante, indépendante et déterminée, assez mal considérée au sein de cette société puritaine pour être passée de bras en bras, de lit en lit, s’occupant pourtant parfaitement bien de ses deux enfants ; une forte tête sachant pousser sa gueulante quand il le faut, cependant - comme tout le monde - dans le besoin financièrement parlant et acceptant une promotion que la direction lui a proposée afin d’éteindre le feu de sa révolte montante. La voici dans une position délicate au sein de l’entreprise, plus proche du patronat du fait de devoir s’occuper de la "qualité" du travail, autant dire de la productivité puisque son job consistera à chronométrer ses ex-collègues. Il va sans dire que tout le monde va petit à petit lui tourner le dos. Ne voulant pas se couper des employés "de base", elle va néanmoins décider de retourner aux machines, poussée aussi par sa rencontre avec un jeune syndicaliste new-yorkais venu sur place pour monter une cellule, le syndicalisme ne s’étant encore pas implanté dans le domaine du textile. Étonnement cet état de fait était tout à fait vrai en cette fin des années 70, et cette histoire est tirée de faits réels s’inspirant d’un livre du journaliste du New York Times narrant la vie de la militante Crystal Lee Sutton, une ouvrière qui était parvenue à instaurer une section syndicale dans son usine après dix années de combat et de dur labeur.


Le délégué syndical - excellent Ron Leibman -, malgré sa facilité à manier le discours et sa persévérance inébranlable, va avoir beaucoup de mal ne serait-ce qu’à aborder les habitants de la ville ; en effet, ces derniers s’en défient, ne voulant même pas lui adresser la parole de peur de se faire taper sur les doigts par la direction mais aussi par le fait qu’il soit juif. Car les idées réactionnaires et moralisatrices sont encore bien ancrées dans les mœurs, la religion tient une place toujours aussi importante - même Norma Rae se rend à la messe tous les dimanches - et les préjugés machistes et racistes vont bon train. Pourtant, avec une grande intelligence de regard, les auteurs - dont le duo habituel qui a quasiment signé tous les scénarios des films de Ritt, Irving Ravetch et Harriet Frank - ne sont jamais condescendants, ne se moquent nullement de leurs personnages et les filment au plus près, nous les rendant ainsi tous plus ou moins attachants malgré leurs gros défauts dont Norma n’est d’ailleurs pas exempte. Une galerie de personnages peints avec finesse, remarquablement crédible et humaine, avec entre autres un inoubliable Pat Hingle dans la peau du père de Norma qui se tuera à la tâche pour avoir trop courbé l’échine, un Beau Bridges touchant et surtout un duo aussi inédit qu’original, celui composé par la mère ouvrière et le syndicaliste intello, les scénaristes ayant eu la géniale idée de ne pas construire une romance autour de ce "couple" même si une sorte d’amitié amoureuse naît entre les deux qui culminera dans une séquence d’un doux et génial lyrisme, celle de la baignade dans la rivière. Il va sans dire que Ron Leibman et Sally Field sont parfaits, cette dernière ayant trouvé ici le rôle de sa vie, celui d’une mère de famille combative, énergique et pourtant vulnérable.


Cette chronique sociale a failli ne pas voir le jour, la plupart des majors ayant été réticentes à mettre le moindre denier dans un projet qu’elles estimaient voué à l’échec. Même des actrices célèbres et engagées comme Faye Dunaway, Jane Fonda ou Jill Clayburgh n'y ont pas cru et ont décliné l’offre d’incarner l’ouvrière syndicaliste. Martin Ritt a néanmoins réussi à convaincre la 20th Century Fox de produire son film ; bien leur en a pris puisque le film s’est révélé une belle réussite artistique et financière, reconnue par la critique et par le public, le succès ayant été au rendez-vous, et Sally Field raflera par la même occasion l’Oscar de la meilleure actrice ainsi que la Palme d’interprétation féminine au festival de Cannes. Même si les auteurs restent assez sobres dans leur description et qu’ils ne brossent rien d’autre que le portrait d’une situation bien réelle, le patronat n’a pas dû spécialement apprécier le fait de se voir exercer des pressions pour "bâillonner" leurs ouvriers les plus revendicateurs ou faire se tuer - au sens propre - à la tâche quelques-uns de leurs travailleurs. Cela étant dit, aucun manichéisme, certains membres de la direction n’étant pas antipathiques alors que certains tisserands se battent uniquement par opportunisme. Ritt a eu l’intelligence de ne pas faire de son film un tract militant au discours simpliste, soignant d’ailleurs également aussi bien la forme que le fond, utilisant à merveille son montage et le format Cinémascope pour mieux faire ressentir l’enfermement, l’isolement et l’aliénation, de même que sa bande-son pour faire nous rendre compte de la cacophonie assourdissante que les ouvriers doivent subir quotidiennement, véritable agression auditive et répétitive.


Film remarquable sur le syndicalisme en Amérique, sans angélisme, sans moralisme, sans mièvrerie, sans manichéisme, Norma Rae est également une chronique sociale, la peinture juste d'une petite ville du Sud des États-Unis - son ambiance, ses mœurs - et le portrait de ses habitants. Les intentions étaient louables et le résultat s’avère à la hauteur des espérances grâce non seulement à l'interprétation mais aussi à la beauté du scénario de l'habituel duo Ravetch / Frank, sans oublier la mise en scène digne d'éloges puisque sachant se faire discrète et jamais tape-à-l’œil, parfaitement adaptée à son sujet, néanmoins capable de virtuosité de temps à autre. Un film sincère et d’une grande acuité dans sa vision de la société de l’époque, à la fois âpre et débordant de tendresse et de sensibilité, non dénué d’humour et de chaleur humaine. Un vent de rébellion sociale énergique et salutaire qui pourrait encore faire naitre quelques vocations.

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La fiche IMDb du film

Par Erick Maurel - le 6 mai 2020