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Critique de film
Le film
Affiche du film

Noce blanche

L'histoire

Prof de philo et quadragénaire comblé, François Hainaut s'intéresse au cas de Mathilde, une de ses élèves, menacée de renvoi. Afin de l'aider, il lui donne des cours de rattrapage et, peu à peu, se laisse séduire...

Analyse et critique


La chaise est vide. Au fond de la classe, à la place des mauvais élèves, il y a une absente. Quand s'ouvre Noce blanche, cette absence n'a que peu d'importance pour François, prof de philosophie parfaitement à l'aise dans sa classe, dans sa vie. Sa classe, il la contrôle sans efforts, du haut de l'estrade d'où il surplombe des élèves dociles, d'où il déverse sur eux son savoir, les moque un peu, ignore leurs râlements. Il se promène dans les allées, y allant de son petit commentaire, regardant de haut les adolescents. Aussi, quand Mathilde entre dans la classe, cinq minutes avant la fin du cours, n'a-t-il aucune difficulté à imposer sa discipline et à la faire sortir. Il ignore encore que Mathilde sera sa grande passion. Que cette chaise où elle s’assiéra à nouveau, élève soudain assidue et docile, deviendra le centre de sa classe, le centre de sa vie. Durant un contrôle, il fait mine de surveiller les élèves, sans pouvoir détacher son regard d'elle. Il s'assoit à côté d'elle, le bras posé sur sa chaise. Avant de se lever et de la regarder de dos, la nuque dégagée blanche dans le soleil. Dans ce moment de cristallisation amoureuse, porté par la musique de Pierre Musy, la salle de classe devient soudain un lieu sacré, et Mathilde une madone à la pureté intacte, une jeune fille sortie du Printemps de Botticelli. François ignore aussi que de voir cette chaise vide, plus tard, éclairée par un rayon de soleil tardif, sera insoutenable. Au fond, Noce blanche pourrait se résumer à ces deux images de chaise vide. C'est un film qui raconte comment, soudain, une absence ou un manque peuvent emplir toute une vie. Bref, c'est une histoire de passion amoureuse.


La relation entre enseignant et élève est au centre des films de Jean-Claude Brisseau dans les années 1980. Dans Un jeu brutal, Isabelle apprend l'empathie auprès d'une institutrice patiente, et la sensualité avec le frère de celle-ci, Pascal ; la maîtresse d'école de De bruit et de fureur ouvre le monde au petit Bruno, avant d'être accusée par une lettre anonyme d'entretenir des relations coupables avec son élève. Ce qui n'était qu'une péripétie, même si elle avait de lourdes conséquences, est développé dans Noce blanche. Cette fois, la relation entre élève et enseignant devient amoureuse. On pourrait craindre le pire, une histoire de passion cachée un peu gênante entre un homme mûr et une toute jeune femme. Un zeste de Lolita par-ci, une touche de voyeurisme libidineux par-là, et le tour serait joué. Bien sûr, on ne peut pas nier la fascination pour le corps de la jeune fille, une Vanessa Paradis à peine sortie de l'adolescence, à la nudité presque candide. Pourtant, Noce blanche est un film pudique dans sa représentation de l'histoire d'amour physique qui se noue entre François et Mathilde. Quelques baisers, une étreinte suffisent pour dire l'acte, suggéré par un simple fondu au noir. Le film dépasse largement le côté sulfureux qu'un tel scénario aurait pu receler. Brisseau ose ce que peu de cinéastes, si ce n'est Vecchiali à la même époque, osent encore faire au cinéma : un mélodrame. La musique, quasiment absente de De bruit et de fureur, très parcimonieusement utilisée dans Un jeu brutal, envahit soudain les scènes. Elle vient ponctuer la montée du désir, et ouvre une sorte de parenthèse dans ce monde quotidien et prosaïque. Elle recouvre progressivement la voix de Mathilde, qui fait un exposé devant ses camarades. La caméra reste centrée sur elle, tandis que les voix hors champ des élèves se font de plus en plus inaudibles, et que la musique gagne en intensité. C'est un chant d'amour qui commence, et qui, dans l'usage qui est fait des sons intradiégétiques, évoque le Godard des années 80. Les violons de Musy disent le déferlement de la passion, la tendresse aussi, et font verser le film du côté du sublime, comme lorsque François ouvre les volets pour mieux voir le corps de Mathilde, endormie après l'amour. Une partie de campagne, l'amour dans l'herbe l'après-midi, la promenade en barque sous le soleil de l'été... Brisseau n'a pas peur d'utiliser les clichés du cinéma le plus romantique. Mais son romantisme, s'il aime à voir vibrer un amour nouveau dans la lumière de l'été, est également tenté par la noirceur. La grande réussite de Noce blanche réside dans cet équilibre délicat et parfaitement mené : l'union d'un mélodrame aux accents de film noir.


On pense énormément à cette remarque que fit Gérard Depardieu à François Truffaut au moment de tourner La Femme d'à côté. Fanny Ardant l'avait regardé et il avait eu peur, raconte-t-il à son metteur en scène. Il aurait alors compris ce qu'allait être le film qu'ils étaient en train de tourner : « Une histoire d'amour qui fait peur. » La définition convient parfaitement à Noce blanche, où la jalousie, le voyeurisme, la violence viennent peu à peu prendre leur place aux côtés de l'amour et de l'aspiration à la pureté. Dans la grande tradition du cinéma américain, Brisseau construit une héroïne au mystère perpétuel, à la fois ange et putain, mi-enfant, mi-femme. Mathilde a d'ailleurs sa propre lumière pour dire ce dédoublement: le clair-obscur. Elle qui se dit « forte pour certaines choses » est peut-être une manipulatrice, trop fragile pour être honnête. Serait-elle de ces femmes fatales des films noirs, ces femmes qui entraînent les hommes dans leur folie et les poussent vers la mort ? Dans les étreintes, son visage aux yeux mi-clos reste indéchiffrable, en partie plongé dans l'obscurité.


Le film obéit à une structure cyclique, où les répétitions permettent de faire monter l'angoisse et de faire basculer l'histoire d'amour vers le drame criminel. Au fond, l'action se joue dans très peu de lieux : une maison isolée à la campagne, très proche de celle qui apparaît dans La Femme d'à côté, le lycée de Saint-Etienne, l'appartement sur cour où vit Mathilde. Les scènes bucoliques constituent de rares échappées vers un ailleurs, échappées qui n'auront pas de suite possible : le plan d'ouverture du film montre Saint-Etienne, cadré en plan large, qui emplit tout l'écran, et formant une sorte de cuvette, une prison : une ville de province où tout finit par se savoir, et où les amants tournent en rond. Aussi le film est-il construit sur les allers-retours de François entre ces lieux différents, tour à tour accueillants ou hostiles. A plusieurs reprises, le professeur se rend en trombe chez Mathilde pour trouver les portes et les volets fermés sur la vie secrète de la jeune femme. A cette fermeture fait écho, en contraste, la tentation voyeuriste où se complaît peu à peu François, qui observe de loin Mathilde et son groupe d'amis, des délinquants à la petite semaine. Pareil à un détective, il la file, l'observe, tente de faire le tri entre ses mensonges et ses vérités. Pris au dépourvu devant un amour impossible mais irrésistible, peu à peu François se fissure, et son confort bourgeois est dérangé à jamais. Un confort qui n'est d'ailleurs qu'une apparence, comme le suggère la première scène qui se déroule chez lui. Le professeur, triomphant au milieu de sa classe bondée, rentre dans une maison vide, où son absence n'a pas été remarquée. Son histoire transforme François, lui fait prendre des risques : il retrouve en secret Mathilde pour l'embrasser alors que des enseignants passent au-dessus de leur tête, il court avec elle jusqu'à sa voiture comme un adolescent en goguette. Mais François est aussi pris d'accès de violence, qui sont intimement liés à la passion. La première fois qu'il tutoie Mathilde, c'est quand il se met à lui crier dessus, dans une crise de jalousie qui ne peut pas encore dire son nom. A la fin du film, c'est par des gifles qu'il répond aux « je t'aime » de la jeune fille, mais des gifles qui trahissent aux yeux de Mathilde l'amour qu'il a pour elle : tant qu'il crie, tant qu'il est jaloux, il n'est pas indifférent. On sait Brisseau avare des effets de caméra. Son talent sait se faire plus discret et se cacher dans un cadrage minutieux, un découpage habile. Aussi ne peut-on manquer de remarquer ce plan subjectif, un travelling avant qui substitue au regard de François une caméra. Le point de mire, c'est Mathilde, au milieu d'une foule de camarades. On avance sur elle, rapidement ; le spectateur ne sait pas alors si François est prêt à l'embrasser ou à la tuer. En tout cas, dans son avancée, le monde extérieur est peu à peu chassé. Seule existe la jeune fille qui aimante son existence.


Dans cette histoire de passion et de violence, tout devient ambivalent, et la violence et l'amour se répondent jusqu'à devenir inextricables. Cette ambivalence ne réside pas seulement dans la psychologie ou les gestes des personnages, mais se prolonge jusque dans leur environnement, dans les objets du quotidien qui prennent alors une coloration tout autre. Le téléphone est annonciateur de danger ou de joie. Tout au long du film, Mathilde passe des coups de fil à François, raccroche parfois quand c'est sa femme qui répond. Autour du téléphone se jouent d'ailleurs les principaux échanges entre François et sa femme. Brisseau joue sur les déplacements des personnages dans le cadre pour exprimer leurs rapports : la première fois que Mathilde téléphone, Catherine décroche, tandis que François se tient à l'arrière-plan ; puis elle lui passe le téléphone, et se tient cette fois à l’arrière-plan, tandis que François échange des bonnes nuits avec son élève. En quelques plans, tout est dit du triangle amoureux qui est en train de se mettre en place. Car il s'agit bien d'un triangle, où l'épouse occupe une place d'importance. Ludmila Mickaël incarne une femme délaissée, mais qui ne tient jamais le rôle de faire-valoir. Le soir du premier coup de fil, elle parle avec son mari de cette élève perdue mais brillante, installée (qui y est installée ?) dans la chambre conjugale. François décrit ce « personnage de réelle exception » qu'est déjà à ses yeux Mathilde. La caméra de Brisseau reste concentrée sur le visage de sa femme, qui comprend immédiatement ce qui est en train d'arriver à son mari, sans doute avant qu'il en ait conscience lui-même. Plus tard, elle deviendra la cible de coups de téléphone vengeurs qui résonnent dans la nuit. Brisseau montre ainsi l'irruption de Mathilde au sein du foyer, et fait de la sonnerie du téléphone la plus effrayante des menaces, reprenant en cela une tradition du film noir (on pense notamment au film de Blake Edwards, Experiment in Terror).


Mais le téléphone, que François redoute d'entendre sonner, devient le fil qui le rattache au monde quand il a renoncé à combattre son amour pour Mathilde. Soudain, ce colosse aux pieds d'argile s'effondre. Lui qui se tenait si fièrement sur son estrade, qui apparaît comme un homme fiable, une épaule où Mathilde pouvait s'appuyer (Brisseau joue souvent sur la différence de taille et de stature entre les deux amants), se retrouve couché sur son lit, allongé sur son canapé, à quelques centimètres du téléphone qu'il transporte même au jardin, murmurant des mots doux au combiné : « Essaie d'appeler de temps en temps. Ça fait du bien d'entendre ta voix. » Une illustration en couleur de ce que décrivait Roland Barthes dans Les Fragments d'un discours amoureux, où le téléphone et l'attente du coup de fil tiennent une place de choix : « L’attente est un enchantement : j’ai reçu l’ordre de ne pas bouger. L’attente d’un téléphone se tisse ainsi d’interdictions menues, à l’infini, jusqu’à l’inavouable : je m’empêche de sortir de la pièce, d’aller aux toilettes, de téléphoner même (pour ne pas occuper l’appareil). Je m’affole de penser qu’à telle heure proche il faudra que je sorte, risquant ainsi de manquer l’appel bienfaisant, le retour de la Mère. Toutes ces diversions qui me sollicitent seraient des moments perdus pour l’attente, des impuretés d’angoisse. Car l’angoisse d’attente, dans sa pureté, veut que je sois assis dans un fauteuil à portée de téléphone, sans rien faire. »


L'attente du film est aussi l'attente de la tragédie. François est destiné à aimer Mathilde, et cet amour ne saurait avoir d'autre fin que mortelle. Dès le début du film, alors que l'enseignant discute avec la CPE du cas Mathilde, elle le met en garde : « Tu t'intéresses à elle ? Méfie-toi. » Car avant lui, Mathilde a été aimée par un autre enseignant, qui a ensuite plongé dans la dépression (autre exemple de la construction cyclique, répétitive de l'histoire et donc de son caractère tragique). Le destin se joue aussi derrière la porte close d'une salle de classe, où les professeurs débattent du sort de Mathilde ; la caméra effectue un travelling arrière tandis que les voix qui parviennent au spectateur se font de plus en plus virulentes. Quand la porte s'ouvre, Mathilde restera. Le destin a gagné. La scène où les deux amants sont découverts se fait aussi sous le signe de la fatalité : alors qu'ils se retrouvent dans une salle de classe déserte, la CPE les surprend. Discrète, elle ferme la porte et reste devant la salle pour en interdire l'accès. Elle chasse même un élève qui voulait récupérer quelque chose à l'intérieur. Puis elle est appelée ailleurs, l'élève entre dans la salle et découvre le couple. Ce qui sera la dernière scène d'amour, la plus explicite, est nimbée d'une lumière orangée qui donne un aspect crépusculaire à ces retrouvailles. Une lumière absolument irréaliste, qui n'est pas raccord avec la lumière naturelle en extérieur. Une lumière quasi sacrée.


Mathilde est bien plus lucide que son amant sur ce qui les attend. Lors de sa première apparition, elle est pâle, faible, et finit par s'évanouir. Cet état presque cadavérique annonce le destin d'une héroïne qui ne cesse de gagner en tragique à mesure que le film progresse. Elle le lui dira tranquillement, alors qu'ils font des projets d'avenir : « Morts si ça se trouve. Toi... ou moi. » Contrairement à François, qui espère que « la vie est tellement plus riche que toutes les représentations qu'on peut en avoir », Mathilde n'a guère d'illusion. « Enfant de la révolution manquée », elle est marquée, comme les autres personnages d'adolescent chez Brisseau, par une profonde tristesse, la recherche d'une échappée vers un ailleurs qui ne vient pas. C'est elle, encore, qui convoque Racine et les passions terribles que peuvent ressentir des amants, ces « gens prisonniers de leur destinée ». L'amour joue le rôle d'un révélateur, qui balaie les assurances bourgeoises de François. A la fin du film, il s'avouera menant l' « existence misérable, épuisée du philosophe qui a nié sa propre vie. »


Si Noce blanche « fait peur », ce n'est pas seulement parce que c'est une histoire de passion qui pourrait mal tourner. Ce n'est pas uniquement les éléments du film noir, la violence qui sourde dans le corps des personnages. C'est parce que c'est une histoire d'absolu. D'une solitude, et d'une passion absolue. Brisseau est maître dans l'art de faire du cadrage le révélateur de l'état des relations entre les personnages. Un personnage peut sortir du cadre de manière brusque, un plan sur un personnage ne pas trouver son symétrique, son contrechamp, sa réponse. Si Mathilde est si souvent filmée depuis l'extérieur, à travers une fenêtre ou un encadrement de porte, c'est aussi parce qu'elle se laisse si difficilement approcher. Mathilde ne cesse de demander à François de rester, de lui dire qu'elle a peur toute seule. C'est aussi cela, le rôle du téléphone. Reprenant le travelling arrière qu'il utilisait pour filmer la réunion du conseil de discipline, le cinéaste filme la jeune fille prostrée dont il s'éloigne rapidement, avant qu'un brusque raccord dans l'axe ne la montre petite, abandonnée. Cette enfant perdue appartient bien à la famille de Jean-Roger et Bruno (De bruit et de fureur) et d'Isabelle (Un jeu brutal). Mais, encore plus que les autres, elle est entourée d'une aura sacrée que son passé trouble ne fait que renforcer, et qui ne peut que séduire François, auteur d'un ouvrage sur la mystique chez Simone Veil. Peut-être invente-il, au départ, cette pureté de Mathilde. Mais le film donnera bien cette grandeur à la jeune fille, en la hissant au rang des plus grandes héroïnes de la littérature. Si son prénom évoque Le Rouge et le Noir, c'est surtout à La Princesse de Clèves que l'on pense à la fin du film, à toutes ces héroïnes capables de vivre uniquement de leur amour, en recluse. Des saintes qui se nourrissent de la lumière des souvenirs, dans lesquels elles ont placé toute leur foi.


Mais dans Noce blanche, il n'y aura pas de miracle. Dans un coin de la salle de classe, François regarde la fin du Rayon vert. Dans la scène, un couple tout neuf contemple la mer pour voir le fameux rayon vert, censé apparaître quand le soleil disparaît derrière la ligne d'horizon de l'océan. Eric Rohmer invente dans cette séquence un véritable miracle, qui vient sceller l'amour de Delphine et de son ami. A la fin du film de Jean-Claude Brisseau, François se retrouve devant l'océan, que Mathilde, dans sa déclaration testamentaire, assimilait à la mort et à la paix. On ne sait pas, lui, ce qu'il y voit désormais.

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Par Anne Sivan - le 22 octobre 2019