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Critique de film
Le film

Ne vous retournez pas

(Don't Look Now)

L'histoire

Adapté d’une nouvelle de Daphne Du Maurier (1), Ne vous retournez pas narre les singuliers événements traversés par John (Donald Sutherland) et Laura (Julie Christie) lors d’un séjour hivernal à Venise. Restaurateur d’œuvres d’art, John est venu superviser les travaux de remise en état d’une des églises de la Sérénissime. Accompagné de son épouse, le Britannique cherche comme elle à surmonter la perte récente de leur fillette, Christine (Sharon Williams) morte noyée. Mais tandis que les brumes de la lagune effacent les contours de la ville, de troublants événements surviennent bientôt. John et Laura rencontrent d’abord Heather (Hilary Mason), une compatriote aveugle aux dons médiumniques et prétendant avoir vu à leurs côtés le spectre de Christine. Puis John croit reconnaître au détour d’une venelle vénitienne en une petite silhouette vêtue de rouge sa fille décédée. Autant d’épisodes auxquels s’ajoutent les mystérieuses visions – hallucinations ? prémonitions ? – assaillant régulièrement le héros de Ne vous retournez pas

Analyse et critique

ATTENTION : SPOILER !!! Ou "divulgâcheur" comme l’on dit au Québec.

L’on se permettra de débuter cette chronique par un modeste conseil de visionnage à l’intention des spectateurs et spectatrices domestiques de ce DVD de Ne vous retournez pas. Que ceux-ci et celles-ci, avant de commander à leur lecteur d’entamer la lecture du disque, plongent au préalable la pièce où ils se trouvent dans le noir le plus complet. Non pas tant pour ménager une atmosphère propice au surgissement du frisson inhérent à l’inquiétante atmosphère de ce film (quoique…) qu’afin de reproduire les conditions visuelles d’une salle de cinéma. Ainsi semblable au public qui découvrit en 1973 Ne vous retournez pas sur grand écran, celui de 2015 regardant ce troisième long-métrage de Nicolas Roeg sur son téléviseur connaîtra le fugitif état de cécité précédant, au cinéma, la projection. Gageons que les spectateurs et spectatrices numériques de Ne vous retournez pas éprouveront alors un peu de cette angoisse liée à la perte soudaine de la vue que ressentirent, sans doute, leurs prédécesseurs argentiques des années 1970 en attendant, dans l’obscurité, l’apparition des premiers photogrammes du film. Des images liminales qui, bien loin de conjurer le malaise dans la vision généré par le noir total de la salle (ou du salon), ne feront en réalité que le prolonger…

C’est un plan éminemment énigmatique que Nicolas Roeg prend en effet le parti de déployer à l’écran lorsque ce dernier, enfin illuminé, troue la noirceur de l’espace de visionnage. Non sans peine, l’œil devine ce que montre la scène : un paysage formé par un étang et ses abords immédiats. Le traitement visuel choisi par le cinéaste tend, en effet, à en effacer la signification immédiate, le tirant de manière croissante vers l’abstraction. Le cadre, en légère contre-plongée, écrase d’abord la perspective. Ainsi vidé de son relief, l’image de la pièce d’eau et de ses rives prend plutôt la forme d’un empilement de strates colorées alternant le vert sombre de la végétation et le gris blanchâtre de la surface aquatique. Une abondante précipitation baigne l’image d’un voile aqueux. S’intercalant entre la mare et le regard des spectateurs et spectatrices, l’épais rideau de pluie met un peu plus à mal leur perception. S’ensuit alors un zoom violent sur la surface de l’étang. Le mouvement de caméra réduit cette dernière à un ensemble de formes – les cercles dessinés par la chute des gouttes de pluie, la ligne droite d’une branche émergeant – et de couleurs – le glauque de l’eau stagnante, l’argenté des éclaboussures. Rien moins que figurative, cette composition élaborée par Nicolas Roeg achève de maintenir le public dans le trouble perceptif initié par leur aveuglement de l’avant-projection. Si spectateurs et spectatrices voient de nouveau, leurs yeux éprouvent toujours une gêne car ils échouent presque à comprendre ce qui s’offre à eux.

Malaisante pour le public, cette entreprise de déstabilisation visuelle ne cessera qu’au terme de Ne vous retournez pas. Cet axe central de la réalisation de Nicolas Roeg participe, d’abord, de la mécanique de thriller que son film déploie avec une efficacité certaine. Mais, plus profondément, cette mise à l’épreuve du regard des spectateurs et spectatrices les amène à épouser de manière intime le point de vue même du héros de Ne vous retournez pas. L’étrange aventure de John Baxter est, en effet, fondamentalement liée à son incapacité persistante à comprendre les visions qui ne cessent pourtant de l’assaillir.


Cette difficulté à bien voir, Nicolas Roeg ne cesse, par ailleurs, de la décliner tout au long du film. Elle est centrale. Elle peut s’exprimer sous des formes superficiellement anecdotiques : une scène consacrée à une poussière venue se nicher dans un œil et dont l’on peine à se débarrasser ; l’inscription fugace à l’arrière-plan de l’enseigne d’un opticien vénitien ornée d’une paire de lunettes géante… Cette histoire de l’œil dysfonctionnant, Nicolas Roeg la raconte encore en émaillant régulièrement Ne vous retournez pas de spectaculaires gros-plans sur les prunelles vitrifiées de la médium aveugle. Ou bien, plus sobrement, en plaçant plus d’une fois dans le champ de vision – de ses personnages comme de ses spectateurs – un élément faisant partiellement obstacle au regard : ici une grille aux épais barreaux de fer forgé, là une statue (elle-même dissimulée sous une épaisse toile de jute), ou bien encore une vitre à la transparence atténuée par un reflet. Surgissant sous mille et un avatars à l’intérieur du cadre, ce motif de l’embarras du voir se traduit aussi par les traits saillants de la réalisation. L’absence quasi-constante de plans d’ensemble, ou bien encore le choix d’un montage cut, voire kaléidoscopique, condamnent le public de Ne vous retournez pas à une vision fragmentaire, l’empêchant de donner sens à ce que ses yeux enregistrent. Et d’ainsi partager un même état d’impuissance visuelle que celui dont souffre le personnage de John.

D’où provient cette impuissance du héros de Ne vous retournez pas à tirer une connaissance des images auxquelles il est confronté ? Tout simplement, John n’a en réalité pas le désir de comprendre des visions qui, pourtant, lui auraient permis de sauver la vie de sa fille, puis la sienne. Car – ainsi qu’il sera révélé par la médium Heather à Laura lors d’une déambulation dans des jardins fantomatiques de la Biennale – les flashes visuels qui assaillent le restaurateur ne sont nullement hallucinatoires mais bel et bien prémonitoires. L’on comprendra alors que l’extraordinaire apparition d’une coulée sanguinolente sur une diapositive qu’étudiait John, alors que sa fille se rapprochait dangereusement de l’étang, lui annonçait le péril menaçant Christine. Un intersigne auquel le visionnaire ne réagira que très ou plutôt que trop tardivement… comme si quelque chose en lui-même souhaitait que le destin funeste de celle qui est pourtant sa fille se réalise.


Pourquoi une pareille envie chez ce père de famille apparemment aimant ? Sans doute parce que Christine occupait une trop grande place affective auprès de Laura, formant un insupportable obstacle entre John et son épouse. L’idée est explicitement exprimée dans la nouvelle de Daphne Du Maurier dans ce propos prêté à John : « d’emblée, Laura n’avait plus vécu que pour notre fille. […] Laura l’adorait littéralement. [Johnny] et moi n’existions plus à côté d’elle. » Si ces amères considérations ne sont pas reprises dans le film, ce dernier intègre en revanche le motif de la Vierge à l’Enfant présent dans le texte de Daphne du Maurier (2) et ce à diverses reprises : sous la forme de plusieurs statues dans une église, ou bien de manière plus profane sous celle d’une peinture accrochée à un mur de chambre d’hôtel. Départie de sa signification sacrée, la figure mariale sera ici interprétée comme l’incarnation d’une féminité réduite à sa seule fonction maternelle, radicalement privée de toute dimension sexuelle. Et aux côtés de laquelle un compagnon – époux, amant – n’est plus en mesure de se ménager une place. Tel John qui se trouve exclu de l’intimité de Laura par l’envahissante présence de Christine. En n’empêchant pas la noyade de cette dernière, pourtant annoncée par son don de préscience, John peut alors de nouveau accéder à sa femme. Ce que révèle, explicitement, la très belle séquence érotique montrant longuement le couple faisant l’amour dans leur chambre d’hôtel vénitienne.

Mais en se faisant aveugle au présage de la mort de sa fille, c’est une manière d’infanticide qu’a après tout commis le héros voyant de Ne vous retournez pas. Pareil crime ne peut être, même dans les extraordinaires conditions ménagées au héros par le registre fantastique du récit, perpétré sans que s’ensuive une puissante culpabilité. C’est cette dernière qui explique que John se refuse à percer le sens d’un autre ensemble d’images l’avertissant de sa propre mort. Taraudé par une pulsion cette fois-ci non plus homicide mais suicidaire, John s’empêchera de reconnaître dans telle vision son propre cortège funéraire, dans telle autre son futur égorgement par une naine meurtrière vêtue de rouge, réincarnation tueuse et monstrueuse de Christine…

C’est donc d’un prix terriblement élevé que doit s’acquitter celui qui se refuse à comprendre ce qui s’offre à son regard. Tel est le sens qu’il s’agit d’accorder à cette formidable parabole fantastique qu’est Ne vous retournez pas. À charge pour ses spectateurs et spectatrices, qui auront eux aussi été des voyants aveugles, une fois la projection terminée et la lumière revenue, d’en méditer les troublantes implications...


(1) Daphne Du Maurier, Ne regarde pas tout de suite (Don’t look now, 1971), traduit en français par Maurice-Bernard Endrèbe. Initialement parue en France en 1973 dans le recueil de nouvelles Pas après minuit, Ne regarde pas tout de suite a depuis été repris dans L’ombre des secrets, le fort volume que la collection Omnibus a consacré en 2010 à Daphne Du Maurier. Notons que l’on retrouve dans ce même ouvrage la nouvelle Les Oiseaux (The Birds, 1952) dont Alfred Hitchcock tira le film du même titre.
(2) Daphne du Maurier introduit la figure mariale lors d’une visite effectuée par le couple sur l’île de Torcello, abritant la cathédrale Santa Maria Assunta : « [John] n’arrivait pas à se concentrer, si bien que la lumineuse et froide beauté de ce qu’il voyait le laissait insensible ; lorsque Laura lui toucha le bras, pour lui montrer la mosaïque de la Vierge et de l’Enfant Jésus dominant la frise des Apôtres, il hocha approbativement la tête bien que voyant à peine le long visage triste de la Vierge qui lui paraissait extrêmement lointain… »

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Par Pierre Charrel - le 2 octobre 2015