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Critique de film
Le film
Affiche du film

Nanouk l'Esquimau

(Nanook of the North)

L'histoire

La vie des Itivimuits de Hopewell Sound dans le nord de l’Ungava à travers le quotidien de Nanouk (L’Ours), de sa femme Nyla (Celle qui sourit) et de leurs enfants. Une plongée dans le monde des esquimaux et dans la beauté du grand Nord : pêche du saumon, chasse au phoque et au morse, fabrication d’un igloo, tempêtes de neige et famine…

Analyse et critique

Flaherty est l’image même du cinéaste-nomade. Fils d’un chercheur d’or, il est très tôt attiré par l’aventure, les voyages, la découverte d’un monde qu’il ne veut pas réduit à son Michigan natal, ni même au continent américain. A douze ans il accompagne son père pour une année de prospection dans la région du Lac des bois, période où tous deux vivent au côté d’un peuple indien. Partageant leur campement, Flaherty apprend à tirer à l’arc et à chasser et l’on imagine l’effet de cette immersion dans une culture ancestrale sur le jeune adolescent. Cette année est une véritable illumination et Flaherty n’aura dès lors de cesse de repartir à l’aventure. De retour dans sa ville d’origine, il ne parvient pas à se ré acclimater, ne cessant de rêver à de nouveaux voyages. Il multiplie les fugues avant de se faire renvoyer définitivement de l’école des mines où son père l’a inscrit. Il trouve un travail pour une compagnie de chemins de fer comme cartographe et explorateur puis se rend en 1910 dans la baie d’Hudson au Canada pour la première de ses cinq expéditions dans le grand nord financées par la fondation Mackenzie. Il découvre les îles Belcher (dont la plus grande porte son nom), cartographie la région et surtout fait la rencontre du peuple Esquimaux. Il est très vite fasciné par les Inuits et multiplie ses rencontres avec ce peuple encore mystérieux.

A partir de 1912 il passe le plus clair de son temps à partager le quotidien des habitants de la côte d’Hopewell et désireux de montrer leur mode de vie s’équipe d’une caméra Bell & Howell. Durant deux ans, de 1913 à 1914, il tourne un grand nombre de petits films sur les Esquimaux dont les négatifs originaux seront malheureusement détruits. Pas découragé pour un sou, il repart pour quinze mois, entre 1919 et 1920, tourner ce qui deviendra son premier film, le mythique Nanouk l’Esquimau.

Avant d’aborder le film il convient en premier lieu de lever deux malentendus au sujet du cinéaste. On parle souvent de Flaherty comme du père du documentaire, raccourci historiquement faux que l’on peut facilement démentir en consultant n’importe quelle encyclopédie consacrée au cinéma. D’un autre côté, Flaherty fut longtemps critiqué (et encore de nos jours) pour son approche du genre documentaire, accusé de recréer et d’inventer des séquences entières dans ses films. Ce point est important car tout l’art du cinéaste consiste justement dans ce rejet des courants et des dogmes du cinéma documentaire. Il filme comme il l’entend, refuse cette caméra censément objective, ce sacro saint regard extérieur du documentariste que l’on sait être un leurre, la présence du réalisateur suffisant à conditionner le comportement des sujets filmés. Cette constatation faite, Flaherty préfère réaliser de véritables œuvres de cinéma et pour cela va s’employer à utiliser un langage filmique : travellings, contre plongées, gros plans, montage, musique, jeu des acteurs… En cela, il est indéniable que Flaherty est avant tout un cinéaste et que l’aspect documentaire de ses réalisations n’a artistiquement qu’une valeur secondaire, même si cet aspect conditionne la manière dont il fabrique ses films. C’est cette position ambivalente qui est la source de malentendus quant à sa geste de cinéaste tant il est courant de rejeter ce que l’on ne peut facilement circonscrire à une école. Ses descendants, comme Rouquier ou Jean Rouch, n’auront pas à subir les mêmes foudres critiques, Flaherty étant le véritable pionner de cette conception du documentaire.

Flaherty rejette le recul et l’effacement car ce qui l’intéresse avant tout c’est de s’immerger dans une culture et de la livrer au spectateur dans toute sa grandeur et sa spécificité. Il condense donc des évènements bien réels mais sur la durée du tournage, d’où la recréation de certaines séquences, ou encore recentre sa vision sur l’aspect ancestral de ces cultures en éliminant certains éléments trop modernes (les armes à feux et certains vêtements) ou en reconstituant des pratiques abandonnées. Il veut reconstituer une vision intemporelle de la société esquimau et non filmer l’irruption récente de l’homme blanc dans son mode de vie. Mensonges ? Certainement, mais c’est par cette liberté prise avec son sujet qu’il nous ait donné de découvrir et de ressentir l’essence même de civilisations « exotiques ». Cette envie de partage qui anime Flaherty, que ce soit du sujet vers le spectateur ou entre lui et ceux qu’il filme, passe par l’usage du langage du cinéma de fiction et par l’abolissement des frontières entre lui et ses sujets. Flaherty n’hésite pas à faire jouer ceux qu’il filme ou encore à se mettre lui-même en scène, ce qui va à l’encontre d’une neutralité documentaire souvent portée en étendard, censée être le garant d’une reproduction fidèle de la réalité, pieu mensonge pourtant encore véhiculé de nos jours.

Nanouk l’Esquimau n’hésite donc pas à rivaliser dans sa construction avec un long métrage de fiction. Flaherty réalise de véritables séquences de suspens ou encore de comique, comme celle hilarante où Nanouk se bât avec un phoque récalcitrant. Le film se construit sur des instantanés, des saynètes, tout en fabriquant de toute pièces des climax dramatiques. Devant nos yeux émerveillés ce sont ainsi des instants magiques qui défilent, certains d’une grande force dramatique, d’autre chaleureusement intimes. C’est un réveil sous les épaisses peaux d’ours dans lesquelles la famille est emmitouflée, une pêche sur une banquise instable qui manque à chaque moment de se déchirer, la construction d’un igloo, la morsure d’un blizzard cinglant sur des chiens de traîneaux immobiles… Flaherty, en réalisant Nanouk, prend acte des erreurs commises sur son premier film, celui qui fut irrémédiablement perdu. Les rares spectateurs ayant assisté à sa projection s’intéressaient davantage au voyage de Flaherty qu’au sujet même de son film. C’est pourquoi le cinéaste décide de scénariser son film, de recréer à l’écran des instants de vie qui reflètent le plus sincèrement possible le monde des Esquimaux. Flaherty comprend que pour se mesurer aux films de fiction, il faut travailler sur le même terrain narratif. Nanouk et ses proches deviennent sous l’œil du cinéaste de vrais acteurs qui rejouent leur vie. Le cinéaste recrée, répète, ne se fie pas à la seule prise directe. Tout documentaire est mensonge et il ne faut pas hésiter à rajouter du mensonge pour atteindre une certaine vérité dans la représentation.

Pour mener à bien ce projet Flaherty innove énormément, filmant pour la première fois dans des conditions extrêmes à l’aide d’une caméra gyroscopique inventée par l’explorateur Carl Akeley. Il vit et tourne en totale autarcie, transformant un igloo en studio de développement afin que le film puisse voir le jour au fur et à mesure de son tournage. Flaherty est un technicien hors pair, maniant à la perfection la large gamme d’objectifs qu’il emmène sur ses tournages. Il sait démonter, nettoyer ou réparer chacune de ses caméras, développer la pellicule. Il forme les autochtones à ces techniques et les fait participer à la fabrication du film (1). L’igloo de la famille de Nanouk est conçu comme un décor de cinéma, construit de telle manière qu’il puisse recevoir l’équipement de prise de vue ce qui en fait le plus grand igloo jamais construit.

Flaherty s’est complètement intégré au monde qu’il filme et c’est là où son film peut être perçu comme le plus fidèle et sincère témoignage sur le peuple esquimau. Lorsqu’il tourne en 1920 ce film à Inukjuak (nom inuit de Port Harrison dans la baie d’Hudson), il a passé au total près de dix années auprès des Esquimaux. C’est cet investissement total, cette curiosité, cet amour, qui élèvent le film et le rend si touchant et intemporel. C’est aussi ce regard que porte Flaherty sur le personnage de Nanouk. Jovial, amusé et amusant, on s’attache immédiatement à lui. Son rire franc, contagieux, semble même percer le mur du muet. Nanouk devient le joyeux guide grâce auquel le spectateur rentre de plein pied dans ce monde si éloigné du sien. Il n’y a nul didactisme dans les œuvres de Flaherty. Le spectateur est amené à comprendre par lui-même ce qui lui est montré et le cinéaste refusant tout commentaire ethnologique cette compréhension passe par l’empathie ressentie envers les personnages, d’où l’importance du choix de Nanouk. Il n’y a pas de considération historique ou morale. Flaherty ne s’attache pas à montrer les ravages de l’hégémonie de l’homme blanc sur une culture minoritaire. Son ambition est non de porter un regard extérieur mais bien de « montrer les Esquimaux, non du point de vue des gens civilisés, mais tels qu’ils se voient ».

La volonté de Flaherty est de témoigner avant qu’il ne soit trop tard, de décrire les beautés et la majesté d’un peuple qu’il sait condamné. La lutte de cette petite famille dans la baie d’Hudson est un discours qui se suffit à lui-même. « Je suis certain qu’on peut découvrir une grâce, une dignité, une culture, un raffinement que nous ignorons chez des peuples placés par les circonstances hors des conditions habituelles ». Ce qui compte pour Flaherty ce sont les petits gestes quotidiens : un baiser esquimau, des glissades sur la neige, un repas, un enfant qui a trop mangé, un canoë qui délivre une foule de personnes cachées sous sa coque, la pêche sur la banquise... Et les paysages, la nature. Les beautés de la banquise, la brume qui court sur des terres lunaires, la mer en furie que l’on retrouvera implacable et vorace dans L’Homme d’Aran. Le territoire qu’arpente Nanouk est de la taille de l’Angleterre et Flaherty signe un poème visuel à la gloire de ses paysages inédits. Si le quotidien est amoureusement filmé par Flaherty, certains moments prennent des allures d’aventures épiques : la traversée de la banquise par la troupe des Itivimuits, le combat contre un éléphant de mer… des évènements qui font partie de la vie de Nanouk et des siens au même titre que ceux plus reposés, plus intimes qu’il filme ailleurs.

Dans Nanouk, comme dans ses futures réalisations, l’intérêt premier de Flaherty consiste bien dans la description du rapport qui naît entre l’homme et la nature, la manière dont un peuple est capable de survivre dans un environnement hostile. Cette obstination de l’homme fascine Flaherty et elle se retrouve dans la vie même du cinéaste, dans son refus de se plier à des contraintes économiques ou à des dogmes esthétiques. Flaherty avait réussi à convaincre les fourrures Révillon de sponsoriser le film. Bien sûr Flaherty ne réalise à aucun moment la publicité rêvée par les frères et son film, trop original, n’est pas immédiatement diffusé. Lorsqu’il parvient enfin à décider Pathé, qui entre temps en a racheté les droits, de le distribuer, le succès est tel que les cornets de glaces s’appelleront dorénavant des Nanouks en Allemagne ou en URSS, et des esquimaux en France. On s’habille en Anorak, le kayak devient un sport familier… Mais face à cette reconnaissance le constat est amer. Nanouk mourra de faim deux ans après le tournage, suite à un hiver trop rude où le légendaire Ours lui-même ne parvint pas à chasser suffisamment pour survivre.

Après Nanouk, Flaherty et sa compagne Frances tournent dans les îles Samoa leur second film, Moana (1926), fruit de deux années passées auprès des habitants de l’archipel. En 1926, Flaherty débute le tournage à Tahiti de White Shadows in the South Seas avec W.S. Van Dyke, puis en 1929 celui de Tabu, en collaboration avec Murnau, dans le Pacifique Sud. Flaherty abandonne ces deux films en cours de route suite à des divergences avec la production, mais aussi à cause de son rejet du romanesque hollywoodien. Flaherty ne comprend pas ses méthodes de tournage où chaque acteur ou technicien ne pense qu’à terminer le film et rentrer chez lui sans s’investir humainement et totalement dans le sujet qu’ils abordent. Flaherty est également sidéré par la machinerie mise en branle pour un film. Pour lui, un réalisateur avec un équipement léger et une petite équipe suffisent à mener à bien un film. Flaherty est toujours son propre opérateur, il ressent le besoin d’être en contact direct avec son sujet, de réagir sans intermédiaire à ce que si se déroule sous ses yeux. Un autre film sur les indiens Pueblos du Mexique sera inachevé pour les mêmes raisons. Flaherty et Hollywood sont définitivement brouillés. En 1931 le cinéaste part travailler en Angleterre, invité par John Grierson qui vient de mettre en place l’unité documentaire du ministère du commerce de l’Empire. Il y réalise les documentaires Industrial Britain, The Glassmaker of England et Art of the English Craftsman. Mais la grand oeuvre de cette période est bien sûr L’Homme d’Aran dont il débute le tournage en 1932.

(1) En 1987, Sébastien Régnier et Claude Massot réaliseront un documentaire sur les traces de Nanouk l’esquimau, Saumialuk le grand gaucher (le surnom de Flaherty donné par les Itivimuits), un film passionnant sur la fabrication du film.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Olivier Bitoun - le 22 septembre 2006