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Critique de film
Le film
Affiche du film

More

L'histoire

Stefan (Klaus Grünberg), diplômé en mathématique parti à l’aventure (tant géographiquement qu’intérieurement), arrive sans le sou en auto-stop à Paris. Il survit de combines avec Charlie (Michel Chanderli), joueur et baratineur. Dans une soirée, il chope le coup de foudre pour Estelle (Mimsy Farmer), américaine en attente de son départ pour Ibiza. Elle l’invite à le rejoindre sur cette île des Pityuses. More est le récit de leur amour fou, de leur soif d’absolu et de leur chute dans la toxicomanie. 

Analyse et critique


Barbet Schroeder a eu l’occasion dans le récent Amnesia de revenir sur le passé de sa mère allemande qui, par culpabilité vis-à-vis de son appartenance nationale, refusa de parler sa propre langue maternelle et ne s’adressa jamais à lui que dans la langue de son père, géologue genevois. Elle possède de même une propriété à Ibiza, où écouler ses vieux jours. More, premier long-métrage de Schroeder, se déroulait déjà sur cette île ibérique. Un jeune couple au tempérament aventurier s’y retrouve et plonge dans les drogues dures en explorant les récréatives. More raconte les dérives toxicomanes conséquentes à une contre-culture qui entame alors (nous sommes en 1969) une rechute dans des formes de décadence et de paranoïa. Le début de la fin pour les hippies. Voilà pour la toile de fond. More, toutefois, ne ressemble à aucun des autres films à sortir alors sur la co-dépendance, ou les impasses de consommations à risque. Stefan son protagoniste (Klaus Grünberg), est une jeune allemand de Lübeck bourlinguant de par le monde après une maîtrise en mathématiques. Il rencontrera d’autres allemands à Ibiza - plus âgés, occupant leurs dimanches après-midi au lancer de couteau une chopine à la main, qui, s’ils ont quitté la Baltique pour la Méditerranée, l’ont fait à de tout autres motifs, un peu moins librement dira-t-on. Ce dont More traite réellement est le nazisme, ou plutôt la persistance de personnalités actives de sa machine en attente d’une action en justice sur le globe, de ce que signifie pour la jeunesse de vivre dans un monde où la dénazification n’a pas pleinement été réalisée.


Rarement avare en anecdotes sur ses tournages (en tant que producteur aux Films du Losange ou réalisateur sous la même enseigne), Schroeder raconte que celui-ci se fit à Ibiza proche d’un hôtel tenu, comme celui de son récit, par un ancien nazi, où se cachaient les membres d’une filière qui s’en avèreront aussi inquiets que son équipe ne l’était d’avoisiner ce genre de population (quelques années après le retentissement du procès d’Eichmann). Tourné sous le régime franquiste (ce qui explique la tolérance pour une migration moins désirable ailleurs), More l’y a été dans des conditions de clandestinité. Il annonce le goût de Schroeder pour les tournages « à risques » aux quatre coins du globe, parfois dans des états totalitaires, qui en ferait une sorte d’ancêtre des reportages Vice (bourlingue, sujets et/ou conditions chaudes). Bien sûr, le compliment est équivoque. C’est que Schroeder fait plus que cela (qu’il a besoin, pour le faire, du sensationnel). Il est par excellence un cinéaste de l’ambiguïté morale, un sceptique vis-à-vis du purisme et de l’absolutisme, réfractaire à tous les –isme, idéalisme compris. Il faut bien épater pour plaire un peu, quand le projet souterrain court spécialement le risque de déplaire : mettre la nuance là où elle fait mal. Ce n’est pas que Schroeder aime spécialement le mal. Mais il n’a pas oublié que Lucifer est un ange déchu, que qui veut faire l’ange finit par faire la bête, etc. More est autant, voire plus, un film français qu’ouest-allemand (mais où le français, même dans sa partie parisienne, n’est presque pas parlé) traitant du romantisme allemand. Non pas qu’il verse dans l’idiotie consistant à amalgamer culture germanique et truandage haineux, mais qu’il s’interroge sur le problème délicat des compromissions qui naissent d’une quête de l’absolu : les formes de corruption et de violence (au moins contre soi) résultant d’une recherche effrénée de l’innocence. Problème éthique et politique depuis au moins Rousseau (d’où on voit que dans « romantisme allemand » c’est plus le premier terme que le second qu’il regarde avec suspicion) – de ce qui se passe en gros quand on convie le loup, en l’occurrence le Wolf, dans la bergerie.


Sur le papier, ça commence à faire beaucoup de théories. S’il y a une chose à laquelle les personnages ne perdent pas leur temps ici, c’est bien théoriser. Tout commence à Paris quand Stefan, aperçoit et aborde Estelle (Mimsy Farmer), à une soirée où lui et son compère Charlie (Michel Chanderli) fauchés, se sont incrustés. Charlie a profité de l’inattention d’Estelle suscitée par Stefan, pour lui dérober son portefeuille – cela sans que Stefan ne le sache au moment du flirt. Refusant la position de receleur, il se dénonce de lui-même, ramène à Estelle son argent. Ils s’enamourent, se défoncent un peu. Cette américaine revient de New York, part pour Ibiza, lui propose de l’y rejoindre dans une semaine à un hôtel, tenu par un dénommé Dr. Wolf (Heinz Engelman). Tout commence donc pour Stefan par une action juste… aux motifs toutefois incertains (Charlie lui avait bien dit de se méfier d’Estelle, ce qu’il a probablement trop vite fait de mettre au compte d’une misogynie se combinant idéalement au cynisme du personnage). Pas en soi le moteur narratif le plus émancipé – « cherchez la femme » -, mais avec un sens du brouillage bien particulier. Puis Stefan et Estelle ne sont pas si différents, ce sont de grands enfants. Tout ce qu’ils demandent à trouver dans le monde serait un peu de pureté : celle d’une démonstration algébrique, de la géométrie des formes observables dans la nature, de l’extase chimiquement suscitée, ou par le choc amoureux, ou par l’ingérence de substances prévues à cet effet. Ce qu’il y a de malheureux avec la pureté, c’est qu’elle pousse assez vite à foutre des claques (problème de l’autre) ou à se mettre la misère (rapport à soi-même).


Estelle et Stefan sur leur terrasse sont comme les membres de cette secte hindoue adorant le soleil, qui, passant leurs jours à le contempler, se brûlent les yeux avant de se dessécher de déshydratation. Comme Quichotte sans Panca, à tripper sous la canicule sur le mouvement circulaire de la roue d’un vieux moulin. Pas l’hédonisme à la petite semaine de risibles touristes qu’ils ne servent que pour se payer la prochaine prise, mais les vrais romantiques – à quoi bon le plaisir sans tragédie ? Que tout ça ne puisse que mal finir n’est pas une conséquence infortunée, c’est au contraire la seule issue possible, un programme revendiqué. More (le titre peut s’entendre à l’oreille dans son acception latine) dévoile le fond de morbidité qui préside à la célébration de la vie dans ce qu’elle n’aurait qu’idéale. Rien n’est plus proche de la paix de l’âme pour un mortel que l’état de ne plus ressentir les affects douloureux qui, dans les faits, caractérise le territoire des morts et non des vivants. Estelle exprime clairement ce paradoxe : les hippies qui se dopent aux acides veulent intensifier la vie, ceux qui se shootent à l’héro (et qui normalement méprisent les chevelus) la fuir. La consommation de drogue n’est pas qu’une question neurochimique, mais à proprement parler de style de vie. Jusqu’ici, chacun le sien, sans conciliation possible. Seulement elle, non seulement aime le LSD, mais le mélange à l’héroïne. Elle incarne cette contradiction vivante qui voudrait à la fois bannir et intensifier son sentiment d’existence. Stefan et elle deviennent des monstres. Des cas limites, marqueurs d’un passage de décennie où le manque de sérotonine d’une descente d’acide fait tellement mal qu’on passe à l’héro, pour justement ne plus rien sentir. Les hippies deviennent héroïnomanes. De l’ère de la libération des mœurs on passe à celle des faveurs sexuelles.


On ferait n’importe quoi pour de la poudre blanche, y compris devenir le larbin du fournisseur, ce brave Dr. Wolf. C’est ici que ça commence à sentir, pas seulement le roussi, mais le rance – à chanter des airs du vieux pays dans des costumes qui respirent la nostalgie mal placée, où le personnage le plus visiblement Juif de l’île n’a pour seule option (de charme, mais aussi de survie) que de retourner le stigmate, sur le mode « je suis barbu et je pue ». L’hiver est rude au Sud, rien n’est chauffé pour le surmonter, les plaids hindous n’ont pas l’air de tenir très chaud. Il est  grand temps de fuir, à deux c’est plus compliqué. More ne se conclura pas par la même voix off qu’il ne s’était ouvert : Stefan passe le relai à Charlie, venu à Ibiza secourir son ami, témoin de sa déchéance. Mais dans la même langue (l’anglais) qui n’est celle maternelle, ni de l’un (allemand), ni de l’autre (français). On reconnaît ici le cosmopolitisme de Schroeder, associé à la patte de Paul Gégauff, ange noir de la Nouvelle Vague, au scénario. Charlie est présenté à Paris comme un margoulin, une petite fripouille au besoin, un être duplice, pas un salaud pour autant (il fera le déplacement pour un junkie dans la dèche). Il a un avantage notable parmi une génération sacrifiée : ce n’est pas un sentimental. Si le romantisme répond comme mouvement intellectuel au scepticisme, Schroeder et Gégauff seraient deux sceptiques venus retourner les tables.


Dans une tonalité esthétique à la fois sublime et sournoise, More ronge l’imagerie hippie (ce culte du soleil) de l’intérieur. Le psychédélisme n’est pas contourné, mais intégré à l’approche documentaire – comme la musique originale de Pink Floyd se joue ici de manière intra-diégétique. Procédé repris par le réalisateur de Robert Bresson. More évoque pour son prologue parisien Pickpocket, pour la construction (montage de cadres très composés par Néstor Almendros, commentaire off désaffecté) La Collectionneuse, dont Schroeder supervisait l’organisation du tournage. Il peut aussi faire songer à l’efficacité sèche de Samuel Fuller (que le cinéaste recherchera dans ses propres séries B américaines), ou des films de propagande antinazie réalisés par les maîtres classiques durant le conflit armé (les thrillers paranoïaques de Fritz Lang et Alfred Hitchcock où l’ennemi fasciste se tapit « à l’intérieur », dans les institutions et communautés de territoires où la guerre n’a pas lieu). Soit autant d’œuvres ayant en commun de traiter de formes de fascisme ordinaire transparaissant dans des attitudes de vie, de tendances antidémocratiques à l’œuvre dans des démocraties qui menacent de ne plus être à terme que formelles. Il est difficile (discutable, aussi) de tracer une ligne nette de démarcation entre paranoïa et souci légitimement citoyen sur ces questions. More ne pouvait - devait - qu’en être une de la moralité brouillée.

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La fiche IMDb du film

Par Jean-Gavril Sluka - le 14 janvier 2016