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Critique de film
Le film
Affiche du film

Moonraker

L'histoire

Les gouvernements américain et britannique font face à un vol de navette spatiale. L'agent 007 et Holly Goodhead, charmante espionne américaine, tentent de déjouer les noirs desseins du mégalomaniaque Hugo Drax, fasciné par la conquête spatiale. Une course contre la montre s’engage pour éviter rien de moins que l’extinction de l’espèce humaine...

Analyse et critique


A la conquête de l’espace

L'immense succès planétaire de L'Espion qui m'aimait a remis James Bond tout en haut du podium. Seul ? Non, car Hollywood lui fait désormais face dans toute sa démesure. Le film a été battu au box-office par Star Wars de George Lucas et Rencontres du troisième type de Spielberg, des films jeunes réalisés par de jeunes cinéastes visionnaires et respectueux de la tradition de l'âge d'or hollywoodien. Les résultats sont sans appel, ce qui provoque chez Eon Productions et United Artists l'envie de rivaliser sur le terrain de la science-fiction désormais revenue d'entre les morts. Albert R. Broccoli a largement prouvé qu'avec lui à la barre, Bond ne risquait rien. La popularité intacte de la saga à la fin des années 1970 lui doit beaucoup, et doit beaucoup au récent remaniement logistique de la franchise. Le projet du film suivant est donc dévié. Il ne s'agira pas de Rien que pour vos yeux, repoussé à plus tard. Moonraker est choisi, et bientôt un scénario moderne calqué sur la structure de L'Espion qui m'aimait voit le jour. Le film représentera un vrai défi, mélange risqué mais nécessaire de la formule habituelle de voyage avec la conquête spatiale futuriste. Pas question également de se séparer de Roger Moore, dont la performance bondienne est largement plébiscitée par le public, et cela depuis le début avec l'énorme succès de Vivre et laisser mourir. Cependant, son contrat ne prévoyait sa participation que pour trois films. Il entre dès lors dans une période où il va pouvoir renégocier sa participation à la saga sur chaque épisode, rendant par ce biais relativement incertaine sa présence dans le rôle dès la mise en chantier d'un nouveau film. Pour l'heure, l'acteur a 52 ans mais semble en pleine forme, d'autant qu'il continue encore et toujours d'afficher la silhouette d'un jeune homme. Il obtient un salaire quatre fois supérieur à celui qu'il touchait sur chacun des trois précédents films, c'est à dire dorénavant 4 millions de dollars. Et  autant dire que rares sont les acteurs qui touchent un tel cachet à la fin des années 1970. Moore est très heureux de continuer l'aventure, bénéficiant en outre de la confiance totale de Broccoli. Les deux hommes sont depuis longtemps des amis proches, leur collaboration sur la série ayant resserré leurs liens. A chaque tournage et chaque sortie de film, l'acteur se plie volontiers aux exigences promotionnelles, répondant aux questions habituelles des journalistes avec un humour toujours renouvelé. Drôle, gentil, léger, la tête sur les épaules et très fin, il n'a que faire d'être enfermé dans ce rôle. Il a beau tourner des films à côté, c'est pourtant Bond que les gens retiennent. Mais contrairement à Sean Connery, Moore n'en n'éprouve aucune gêne, bien au contraire. Il se dit enchanté qu'on puisse se souvenir de lui, et voit en cette saga l'opportunité de très bien gagner sa vie en faisant quelque-chose qui lui plait. Une philosophie de vie saine en définitive.


Le budget de Moonraker est fixé à 35 millions de dollars (1), soit une enveloppe encore plus importante que celle déjà mirifique de L’Espion qui m’aimait. On peut juger que les effets spéciaux concernant la partie dans l’espace, sans compter la délocalisation exceptionnelle du tournage dans les studios français (2), eurent sans doute un certain poids concernant ces importantes dépenses. La station spatiale de Drax utilisera de surcroit 220 techniciens, 100 tonnes de métal, deux tonnes de clous et trois kilomètres de bois. L’équipe voyage jusqu’à Vaux-Le-Vicomte en France (un château du 17ème siècle), le monastère de St Nicolo de Venise, ou encore les ruines Maya de Tikal au Guatemala. L’équipe d’acteurs comprend, outre les habitués (Bernard Lee, Loïs Maxwell et Desmond Llewelyn), Michael Lonsdale dans le rôle du méchant, un acteur français reconnu. (3) Richard Kiel est également de retour dans la peau de Jaws, après sa très remarquée prestation dans L'Espion qui m'aimait. Ce personnage dantesque revient à nouveau effrayer les enfants et accessoirement tenter d'occire 007. Du 14 août 1978 au 27 février 1979, le tournage attire la presse du monde entier et les attentes les plus folles. Roger Moore se plie volontiers au jeu et bat des records en donnant pas moins de 388 entretiens jusqu’à la sortie du film. Plein d’humour et toujours doté de cette étonnante fraîcheur qui le caractérise, l’acteur fait les choses consciencieusement, sans jamais se plaindre de son sort. Il est trop heureux d’être James Bond pour se plaindre. Et le public ne va pas tarder à le plébisciter une nouvelle fois à la sortie de ce Bond unique en son genre. Trop inégal mais porté par son temps, Moonraker s’apprête à casser la baraque !

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Un peu plus près des étoiles



Qu'est devenu Moonraker avec le temps ? Un James Bond kitchissime dépassant allègrement les limites du grotesque, rompant l'équilibre de ton si brillamment maintenu par L'Espion qui m'aimait, outrancièrement comique, mais aussi le film le plus faible de la saga excepté Quantum of Solace. Malgré un rythme et une sagacité intacts, ce nouvel opus insensé tourné vers l'autodérision et la parodie pousse jusqu'au bout la légèreté de la période Moore. De fait, il est intéressant de remarquer à quel point James Bond a su naviguer et atteindre son propre centre creux afin de le disloquer et de l'envoyer aux confins de l'invraisemblable. Ou comment Bond a-t-il créé l'une des parodies les plus décisives à son propos, tout en manifestant cela au centre de son propre univers. Et pourtant, Moonraker avait fort bien commencé. Avec son récit incarnant la copie presque conforme du précédent, il remplace les sous-marins par les fusées, les missiles atomiques par des capsules chimiques bactériologiques, les océans par l'espace, le combat final à la mitrailleuse par le combat aux fusils laser... La liste pourrait-être longue, de tous ces éléments épars qui constituent cette variation réfléchie, intelligente, habilement transposée, mais tuée par son ambiance lorgnant au fur et à mesure vers le burlesque, pour ne pas dire la caricature. Moonraker est l'exemple par excellence du Bond variant, du renouveau dans la copie, du maquillage forcené d'une formule reproduite à la lettre. De fait, cette cuvée 79 est en quelque sorte le troisième épisode d'une quadrilogie informelle logée à l'intérieur même de la saga, et constituée d'On ne vit que deux fois, L'Espion qui m'aimait, Moonraker et Demain ne meurt jamais. De par certains de ses aspects, cette courte liste aurait tout aussi bien pu accueillir Meurs un autre jour, dernier opus extravagant d'une période Brosnan sur le point d'imploser. Toutefois, sa structure générale et la trop grande différence qu'il entretient au niveau des enjeux dramatiques l'empêchent d'y accéder véritablement. Il demeure que, sur les quatre films admis au sein de ce club très fermé, Moonraker reste sans contestation possible le plus fou, le plus drôle, le plus décalé. Et donc forcément le plus déséquilibré, le plus bouffon, le plus lourdaud. Aussi extrême que dénué d'arrogance, il s'agit d'un divertissement très haut de gamme, d'une tournure peut-être encore plus massive que son prédécesseur. L'un de ses meilleurs atouts, la star Roger Moore, continue de parcourir le film d'un air dégagé, passant d'une tenue à l'autre en prenant soin de revisiter fièrement et avec goût la mode masculine de l'époque. Son style est ainsi en tout point identique à celui qu'il entretenait dans L'Espion qui m'aimait, et les excès du film ne lui sont pas réellement imputables. Certes, la période dorée de Roger Moore a invité ce processus, tout en le reprenant en partie sciemment des derniers temps de la période Connery. On l'a vu, la direction prise par la saga relève tout autant de l'adaptation au style plus léger et moins dur de Moore qu'à une volonté artistique déjà prégnante avant même qu'il ne prenne possession de l'identité du personnage. De là à savoir très exactement où s'arrête Moore et où commence l'esprit seventies débridé de la saga, il y a cependant un pas que nous ne franchirons pas. Cependant, entre deux premiers films plus austères et un immédiat après-Moonraker plus sobre et nerveux, on peut tout à fait supposer que Moore s'adaptait, bien plus qu'il ne changeait la formule à son gré. On concevait les scénarios en prenant en compte sa personnalité, mais jamais il n'a imposé cette énorme débauche de gags visuels et sonores dont pâtit Moonraker. Le film le plus abouti de la période Moore dans ce qu'il donne à apprécier son aisance dans le rôle ainsi que la construction d'éléments harmonieux autour de lui demeurera à tout jamais L'Espion qui m'aimait, pur chef-d'œuvre du genre qui, heureusement, pourra compter sur une ouverture eighties également très seyante pour l'acteur. (4)




Néanmoins donc, Moonraker partait avec d'évidentes qualités, pour une première heure très réussie. Dès le pré-générique, superbe de bout en bout, la formule bat son plein grâce à une aisance artistique frôlant le génie. Un mystérieux vol de navettes spatiales se concluant sur une note explosive très impressionnante, bientôt suivi par une séquence de vol plané sans parachute. Bond y affronte un méchant anonyme, mais aussi de nouveau Jaws. Les cascades aériennes sont extrêmement fortes (5), continuant de faire honneur à la saga et d'infliger la honte aux productions hollywoodiennes actuelles qui ne peuvent qu'afficher un tout numérique bien moins convaincant. Que les nombreux cascadeurs de la saga soient loués pour l’éternité, tant leur courage, leur abnégation et leur talent continuent encore et toujours de marquer les esprits, même après des décennies entières. Voir le héros voler jusqu’à son ennemi pour lui reprendre son parachute constitue un moment d’adresse et de bravoure comme on en voit peu. Passé cette émulation débordante, le générique peut commencer, avec l'éternel Maurice Binder pour l'imaginer. Figures féminines agréables, corps souples, jeux de couleurs et danses originales... Rien ne manque à cette nouvelle réussite dans le genre, sans oublier la belle chanson de Shirley Bassey, de retour pour un troisième triomphe vocal à la barre du navire bondien. Dès lors, le film peut commencer et distiller ses enjeux tranquillement. Beaucoup de mystère et de rebondissements, une galerie de méchants bien croqués, une intrigue luxueuse et paradant en compagnie de la mode spatiale renaissante : 007 est en terrain connu et reconnu, Moonraker démarrant tel l'archétype métronomique du schéma bondien parfaitement huilé. On y apprécie pèle-mêle des paysages français déplacés aux USA (6), des usines de construction aux airs de base lunaire, une Venise énigmatique et un esprit encore une fois proche de la bande dessinée. Les scènes de bravoure sont nombreuses, le spectateur n'a guère le temps de les compter. Notons cette séquence particulièrement étonnante présentant Bond pris au piège d'une centrifugeuse, l'engin tournant de plus en plus vite, écrasant son passager jusqu'à la perte de connaissance, jusqu'à la mort. Montage, insertion d’images quasi subliminales, vitesse et frénésie : notre héros saura bien entendu se sortir de là indemne, quoique sonné et quelque-peu décoiffé. La réaction du personnage face au docteur Goodhead venue le détacher est à ce titre l'une des rares fois où l'énervement chez Moore est palpable. De façon générale, toute la partie située dans la propriété de Drax est plutôt élégante, nimbée de mystère, même si l'on ne croit pas une seconde aux possibilités d'enquêteur de 007, trop détendu et évoluant la nuit dans les coursives du château sans être inquiété le moins du monde. Nous y faisons la connaissance d'Hugo Drax, sorte de nouveau Karl Stromberg en somme, sachant que ces méchants charismatiques sont tous plus ou moins les fils spirituels d'Ernst Stavro Blofeld. (7) Interprété par l'excellent acteur français Michael Lonsdale, Drax est un mélange d'aristocratie, de flegme et d'assurance intellectuelle. Froid et méthodique, il semble incarner le méchant inexpugnable, celui dont on cherche sans cesse la faille que Bond pourra exploiter. En l’occurrence, sa seule faille reste son ego, voilant ainsi ses velléités, et les enrobant un peu trop dans de purs délires criminels que Bond saura malmener. Il lui manque tout compte fait un zeste d'inquiétude pour pouvoir protéger ses obscurs desseins de celui qui, depuis qu'il agit sous les traits d'un Roger Moore libéré de toute contrainte directionnelle, a dévoré son ego pour mieux s'en passer. Il est ainsi curieux d'observer ce combat entre deux hommes que tout semble opposer, et surtout ne jamais rapprocher. Bond a toujours partagé certains éléments comportementaux avec ses ennemis, ce qui en faisait une part de l'intérêt dramatique. Or, il ne semble ici que l'inverse total de son adversaire : débonnaire, touriste, sarcastique. Face à lui, Drax est donc névrosé, obsessionnel, dénué d'humour, soit un méchant presque ennuyeux sur le papier. Il faudra tout l'abattage et la roideur de Lonsdale pour en faire un personnage fascinant, sorte d'Adolf Hitler de l'espace, décidé à éradiquer l'espèce humaine toute entière pour la remplacer par une super race de nouveaux aryens. Intéressant, tout comme l'idée de faire de la James Bond girl un agent secret américain collaborant avec 007. Si la jolie Loïs Chiles ne fait pas oublier le choc plastique illustré par Barbara Bach, elle apparaît toutefois plus dégourdie, plus utile à l'action, quelquefois bagarreuse, carrément plus débrouillarde. Une Américaine, élégante et réservée, même si son nom, Holly Goodhead, possède un sens sexuel débridé. (8)




Décontracté, le film stupéfie lorsqu'il ose une scène d'exécution inattendue, celle concernant le personnage de Corinne Dufour (sous les traits de la charmante Corinne Cléry) et qui a lieu après une singulière scène de chasse. La jeune femme, poursuivie dans les bois puis achevée par des chiens carnassiers, aura un destin funeste bien cruel et violent. Filmée avec douceur et accompagnée par la musique d'un John Barry grave et tragique, cette séquence rejoint la longue liste des éliminations de personnages à l'aide d'un féroce bestiaire (9), tout en étant sans aucun doute l'une des meilleures de la saga. Un sacré moment d'égarement au sein d'un ensemble décomplexé. John Williams a remis la musique de film symphonique à la mode, grâce à Star Wars de George Lucas. Il est donc tout naturel que John Barry soit rappelé pour mettre en musique les nouvelles aventures de James Bond, spatiales cette fois-ci. Le travail de Barry s'accorde particulièrement bien à l'ensemble et, sans être l'un des chefs-d'œuvre qu'il a composé pour la franchise, reste audacieux et superbement écrit. Mais sauf en de rares occasions, comme l'arrivée de Bond à Rio, sa musique manifeste un franc penchant pour la gravité, l'onctuosité et une certaine lourdeur. Emphatique, sa musique tente de recréer des thèmes de science-fiction en essayant de ne pas reproduire l'effet Star Wars. Mission réussie, jamais il ne vient à l'idée que Barry ait pu s'inspirer du travail de Williams, y compris durant l'attaque spatiale finale, voluptueuse à souhait. Peu porté sur la rythmique qui lui était pourtant chère pendant la période Connery, il développe une autre identité, très accrochée à la période Moore. Il concourt à donner du souffle et de l'esprit à Moonraker, y compris quand le film se perd en dévastations parodiques. Un peu comme Venise, dont la présence à l'écran est efficacement négociée. On peut apprécier davantage cette ville unique au monde que dans Bons baisers de Russie, et dans un segment de film plus réjouissant que celui qui anime maladroitement la dernière partie de Casino Royale. La découverte des effets bactériologiques causée par la mort de deux scientifiques (due à la négligence de Bond qui a laissé une petite fiole sur un bord de table) fait légèrement froid dans le dos, et la confrontation opposant Bond à un faux cadavre (mais un véritable tueur) ne manque pas de piquant. Jouant avec les poignards et surtout l’image du cercueil ainsi que de la mort qui en résulte, voici une nouvelle fois l’occasion pour 007 de s’amuser aux dépens de la grande faucheuse dans un élan farcesque d’invincibilité chronique. Quant à la poursuite en gondoles, elle est assez amusante, en dépit de sa chute grossière. La gondole de 007 se gonfle et commence à glisser sur la place Saint-Marc. Navrant, à l'image des dernières secondes du pré-générique qui avait vu Jaws imiter l'oiseau pour ensuite chuter dans un cirque. Jusqu'ici, ce sont juste quelques touches ici et là qui déstabilisent la progression du film et en pourfendent ponctuellement la très bonne tenue. Mais les faits sont là, et il faut s'attendre à ce que Moonraker dégénère bientôt. Reste en tout cas une excellente bagarre entre Chang (un homme de main bien discret, qui fera ensuite place à Jaws) et Bond dans un musée où trônent d'innombrables étagères de verre, puis dans un entrepôt. Évidemment, tout volera en éclat dans une série de coups efficaces et de moments d'humour bien dosés. Le déclenchement de la sirène d'alarme avec la coupe au centre du musée relève par ailleurs de la farce potache succulente. Excellent moment, et qui prouve immuablement que les combats au corps-à-corps restent une spécialité de la saga, de Dr. No à aujourd'hui, et pour les temps à venir.



Lewis Gilbert n'est pas aussi inspiré à la réalisation que pour ses deux précédents Bond (10), mais il parvient encore à filmer de très bonnes scènes, ainsi qu'à offrir un visuel général impeccable. Il faut dire que la photographie, moins éclatante que celle de L'Espion qui m'aimait, garde une saveur doucereuse, donnant au film un visuel plus frais, presque cotonneux selon les situations (particulièrement autour du château de Drax et au Brésil). Cette lumière quelque peu divinatoire en dit long sur le discours général du film qui voit une station spatiale contempler la Terre, tel un dieu de la technologie situé dans l'espace infini. Ensuite, la famille Bond revient en force, plus rigolarde que jamais. Q a encore mis au point des concepts novateurs décalés aux conséquences redoutables en laboratoire. Sympathique, tout comme la présence de l'inoxydable Loïs Maxwell dans la peau d'une Miss Moneypenny incrédule face aux histoires invraisemblables d'un James Bond au rapport. Descendu d'un avion en plein vol (le pré-générique) et heurté par toute une série d'obstacles, Bond ne parvient pas à convaincre Moneypenny de la véracité de ses propos. Hilarant, un peu comme si les exploits surhumains de Bond ne pouvaient exister, même en fiction. Ou bien peut-être le clin d'œil d'un Roger Moore peu enclin à prendre son personnage au sérieux, et reflétant ce sentiment auprès de ses collaborateurs. En revanche, Bernard Lee incarne M pour la dernière fois, posant quelques regards sérieux et paternels sur Bond, perturbant ainsi une structure relâchée. Sa composition, discrète, provoquera de l'émotion chez le spectateur averti. Rongé par le cancer, l’acteur décèdera pendant la production de Rien que pour vos yeux, le film suivant. Avec lui s'en va une part du James Bond original, et le respect de centaines de milliers de fans à travers le monde. A noter enfin que le QG part encore en villégiature (si l'on peut dire ainsi) au beau milieu du film, cette fois-ci dans un monastère au Mexique, au sein duquel ont lieu des combats d'entrainement entre agents déguisés en prêtres. Du grand n’importe quoi, mais à hurler de rire, à l’instar d’un général Gogol de retour mais davantage préoccupé par les plaisirs de la chair que par ses responsabilités.



Néanmoins, dès le début de la deuxième heure de film, tout s'accélère, avec une partie à Rio virant au ludique insupportable. James Bond arrivant au Brésil, on peut juger que l'atmosphère est littéralement prise par le mouvement festif du pays (l'action se déroulant pendant le carnaval de Rio) et soit devenue ingérable après coup. Les débuts sont bons, 007 enquête de plus belle et s'offre une très rapide entrevue avec Jaws qui, bousculé par les estivants, finit par s'amuser avec eux dans un curieux mouvement à la fois volontaire et obligé. Pourquoi pas. Mais arrive l'inévitable, ce qui était sous-tendu par le film depuis ses premiers instants, la chute pleine et entière d'un style vers la dérision pure. Une fois passée l'impressionnante mais plutôt lente bagarre sur une cabine téléphérique coincée en altitude, cette dernière s'écrase à l'arrivée, emboutissant et explosant complètement la structure en gare. Jaws s'en relève, aidé par une petite femme blonde à nattes tout droit sorti d'un conte pour enfants. Les violons s'envolent, les deux échangent un regard passionné, et les voilà partis à l'assaut d'une nouvelle vie amoureuse, ensemble, seuls contre tous. Edifiant et ravageur, d'autant que le film ne sera plus jamais pareil à ce qu'il était avant cette scène. Dès lors, un enchainement ininterrompu d'aspects parodiques font feu de tout bois : l'atterrissage d'un ennemi dans une publicité routière, la chevauchée de Bond au son de la musique des Sept mercenaires... (11) Il y a bien encore une belle poursuite en hors-bords, mais en dépit de la présence des fabuleuses chutes d’Iguaçu, elle reste inférieure à toutes celles passées et à venir de la saga (la poursuite de L'Homme au pistolet d'or exceptée). John Barry y ressert pour la dernière fois le 007 Theme qu'il avait au départ créé pour la période Connery (12), mais dans un style pompier peu enthousiasmant. On y trouve des décors foisonnants et démesurés, dans la plus pure tradition du talent de Ken Adam (13), avec de multiples salles aux structures inclinées et envahies par les écrans de contrôle et les bips lumineux. Mais l'action s'y déroulant s'avère longue, platement explicative et tuée par le défilement de costumes incroyablement kitsch. Des costumes spatiaux souvent jaunes, aux manches bouffantes et à l'allure irréaliste bien démodée aujourd'hui. Roger Moore devra lui-même revêtir l'un de ces costumes, d'un ridicule consommé. Pauvre de lui, surtout quand on aperçoit les photographies de promotion sur lesquelles il apparait dans une combinaison d'astronaute plus convaincante. Rien de tout cela dans le film, et la diégèse s'embrase bientôt au contact d'une dernière ligne droite certes visuellement performante, mais dévorée par l'extravagance burlesque. Le voyage dans l'espace et l'arrivée sur la base en orbite font preuve d'un lyrisme étonnant, toujours soutenus par un Barry décidé à rester sérieux et inventif. Les images collent à la musique, et les effets spéciaux vont régulièrement de l'honorable à l'excellence, plus aboutis par exemple que ceux du Star Wars original et non retouché de Lucas sorti en 1977. (14) Les premiers temps dans l'espace ne manquent ni de panache ni d'une certaine dose de crédibilité scientifique (15), tout en dégageant une véritable poésie.




Mais les choses vont à nouveau dégénérer, avec la rébellion de Jaws, souvent lié de près ou de loin aux dépassements comportementaux systémiques aperçus dans le film. Il faut croire que ce personnage était de trop. Il ne fallait pas le rappeler, tout au moins ne pas en faire ce qu'il est devenu, à savoir un géant comique et attendrissant, inutile et destiné à ravir les enfants. Car son revirement était prévu de longue date, prêt à fondre sur le pauvre spectateur désireux de voir un James Bond, et non une parodie débridée accrochée aux traces de Star Wars. La bataille stellaire entre astronautes américains et soldats de Drax atteint alors le point de non-retour, avec ses tirs lasers désordonnés, sa folie destructrice assumée et son goût pour une enveloppe sonore peu encourageante (les bruitages des lasers confinant à l'horreur). Bond ira bien sûr tuer Drax en l'envoyant dans l'espace, non sans avoir prononcé une blague sentencieuse. Et voilà notre héros parti poursuivre les trois seules capsules qui ont eu le temps de partie vers la Terre, en compagnie du docteur Goodhead, pour une série de tirs lasers convoquant les dernières secondes de l'affrontement spatial de Star Wars. (16) Idées perçues de-ci de-là, autodérision illimitée détruisant le concept même de la saga, homme de main passé du côté des gentils afin de faire triompher l'ordre moral, séquence finale aux airs de jeux vidéo (Bond manipulant presque une manette de jeu d'arcade)... Les enfants seront conquis, les adultes mortifiés. James Bond peine à exister, détruit par la vacuité technologisante de ses nouveaux préceptes. L'absence d'ego du personnage depuis que Moore l'a fait sien a semble-t-il incidemment réduit sa propension à exister, aidé en cela par un marasme technique et thématique qui ne lui a de toute évidence laissé aucune chance. Reste alors une dernière scène coquine, Bond et Goodhead faisant l'amour en apesanteur, de nouveaux surpris par leurs supérieurs. (17) Shirley Bassey vient enfin entonner la chanson du film, cette fois-ci au rythme du disco à la mode. Rideau. Il était temps.


Moonraker possède une première heure enthousiasmante et parcourue de très bons moments, une musique appliquée de John Barry et une équipe d'acteurs qui semble beaucoup s'amuser. Mais ses velléités finalisantes auront eu raison de son statut précaire, hésitant, décidé à tout démolir à la moindre occasion, et brisant pour la première et heureusement dernière fois l'harmonie et l'équilibre que chaque film précédent avait en revanche toujours réussi à maintenir quel que soit le degré de fantaisie développé. Dégradée, la formule bondienne n'en sort évidemment pas grandie, malgré le pur plaisir que le film procure cependant. Il faut donc détruire cette image hypertrophiée qui a été atteinte avec Moonraker, afin d'attaquer un avenir réfléchi et prometteur dès le film suivant. James Bond est mort, vive James Bond !

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Promotion, sortie, réception : Bond en chiffres et en dollars


Le ton parodique de Moonraker doit absolument séduire le public, il s’agit de clore les années 1970 sur une note juste. Le film a semble-t-il toutes les chances de surclasser L’Espion qui m’aimait en terme de résultats commerciaux. En effet, la science-fiction bat son plein à Hollywood, et l’année 1979 voit arriver deux poids lourds du genre. Tout d’abord, Alien de Ridley Scott attire-t-il l’attention des spectateurs et des critiques, parvenant à obtenir de formidables scores au box-office un peu partout dans le monde. Sorti en mai aux USA, le succès du film ne devrait pas concurrencer directement Moonraker, dont la sortie est prévue un mois plus tard et dont le ton dramatique diffère catégoriquement. Ensuite, la sortie de Star Trek, véritable blockbuster potentiel, n’est-elle prévue que pour début décembre. Les starters sont donc parés, la route dégagée et l’enthousiasme des foules acéré. Moonraker n’a plus qu’à s’immiscer dans le calendrier à grands renforts de publicités, d’annonces spectaculaires et de bandes-annonces alléchantes. On y présente Bond à Venise, au Brésil et dans l’espace. Batailles stellaires et poursuites en bateaux combinent tradition et opportunisme afin de faire de Moonraker un James Bond à fond dans son époque. Les affiches sont superbes, on y voit la plupart du temps Roger Moore en combinaison spatiale dernier cri (qu’il ne porte d’ailleurs malheureusement pas dans le film), entouré de magnifiques créatures féminines en combinaisons sexy et libérées. Jaws est en bonne place, prêt à bondir sur sa proie. On y voit aussi des navettes spatiales, des astronautes, et le méchant surmontant tout cela en pointant vers Bond une main démoniaque. Colorée, revenant aux fondamentaux de la saga et débarrassée du style rigide mais original de l’affiche de L’Espion qui m’aimait, la campagne marketing de Moonraker déplace des montagnes.


Le film sort en avant-première mondiale en Angleterre, le 26 juin 1979, et triomphe instantanément. Le public était acquis d’avance, ce sera sans doute plus difficile concernant le marché américain. Le 29 juin, les USA ouvrent les festivités et les spectateurs s’engouffrent dans les salles obscures. Le prochain Star Wars ne doit arriver que l’année prochaine, et Star Trek est encore loin... Moonraker est donc l’occasion de patienter un peu en compagnie de James Bond. L’effet se révèle efficace, ce nouvel opus récoltant un total de 70,3 millions de dollars au box-office national, un très beau score, sans aucun doute le meilleur de la période Moore, et logeant ainsi le film parmi les plus gros succès de l’année sur le territoire américain. A l’internationale, cette cuvée 79 cartonne très fort, et cela jusqu’au Japon où Roger Moore est aussi populaire que Sean Connery. L’Allemagne doit attendre le 28 août pour voir ce 007 d’un genre particulier : au bout du compte, pas moins de 5 300 000 spectateurs se déplacent en salles, hissant le film à la 3ème place de l’année. Il ne sera curieusement battu là-bas que par Louis de Funès, ainsi que par le duo Bud Spencer / Terence Hill. C’est moins impressionnant que pour L’Espion qui m’aimait, mais tout de même encore surpuissant. La relative baisse d’entrées sera également visible en France, malgré une sortie en fanfare le 10 octobre, soit bien après tout le monde. Il faut croire que le space opera ne séduit pas autant le public hexagonal. Mais attention, tout est relatif, car Moonraker obtiendra finalement 3 171 274 entrées, c'est-à-dire à peine 330 000 entrées de moins que l’épisode précédent, tout en restant donc confortablement au-dessus de la barre mythique des 3 000 000 de spectateurs. Un grand et fier succès qui stabilise le film à la 5ème place de l’année, rien que ça ! Il n’est battu que par Le Gendarme et les extra-terrestres de Jean Girault (avec l’inoxydable Louis de Funès, 1er de l’année pour la sixième et dernière fois de sa carrière), Apocalypse Now de Francis Ford Coppola (2ème), Flic ou voyou de Georges Lautner (avec le très offensif Jean-Paul Belmondo qui entame avec ce film une colossale série de triomphes, 3ème), sans oublier Et la tendresse ? Bordel ! de Patrick Schulmann (4ème). James Bond va jusqu’à se payer le luxe de battre Alien (6ème) et Superman de Richard Donner (sorti tardivement dans nos contrées, 8ème). Au niveau mondial, Moonraker franchit la barre exceptionnelle des 200 millions de dollars pour atteindre le chiffre de 210,3 millions. (18) Le symbole est très fort et cloue définitivement le bec à tous ceux qui pensaient encore que Bond n’en n’avait plus pour longtemps. Les résultats sont plus que jamais probants, le public en redemande… Que faire de plus ? Bond va entamer une nouvelle décennie, la troisième de son existence sur grand écran. Comme toujours, loin de se reposer sur ses lauriers, Broccoli va tout faire pour relancer sa franchise dans de nouvelles et prometteuses directions.

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(1) La totalité des données financières présentes sur cette page est tirée des sources officielles de la MGM et de la United Artists.

(2) Les studios de Pinewood, et notamment le 007 Stage, étaient occupés au moment où Moonraker devait commencer son tournage. Il fut décidé d’aller construire les décors du film dans des studios en France. Plus petits et donc moins aptes à recevoir les gigantesques décors conçus par Ken Adam, ce dernier dut utiliser tout l’espace disponible et mobiliser tous les plus grands studios français : Boulogne, Epinay et Billancourt. La construction de l’entièreté des décors prévus (dont la station orbitale de Drax) nécessita environ 220 000 heures de travail.

(3) D’autres acteurs français furent engagés sur le tournage, pour de petits rôles : Corinne Cléry (la secrétaire de Drax), Jean-Pierre Castaldi (le pilote dans le pré-générique), Georges Beller (l’un des techniciens affairés devant leurs écrans de contrôle)…

(4) Roger Moore tournera encore trois James Bond dans les années 1980 : l’excellentissime Rien que pour vos yeux, le mésestimé mais superbe Octopussy, et le très solide Dangereusement vôtre.

(5) Assurée par le réalisateur de la deuxième équipe, John Glen, la séquence aérienne visible dans le pré-générique fait appel à des cascadeurs dotés de parachutes ultra fins (cachés sous des costumes dont les coutures étaient en Velcro). Ils n’avaient plus qu’à ouvrir leur parachute à chaque prise terminée. Pour une mobilité maximale et un impact efficace, une caméra Panavision miniature était placée sur la tête du chef opérateur (qui, lui aussi, sautait en parachute).

(6) Le château que l’on peut apprécier dans le film n’est autre que le mythique château de Vaux-Le-Vicomte. Un superbe édifice français qui, dans le récit, a été déplacé pierre par pierre dans un désert aux USA.

(7) Depuis l’affrontement juridique qui a opposé Eon Productions à Kevin McClory dès le milieu des années 1970 (voir la chronique de L’Espion qui m’aimait), ce dernier est parvenu à faire interdire l’utilisation du SPECTRE et du nom de Blofeld à l’avenir dans les films officiels de la saga. Les scénaristes ont donc contourné le problème en créant des personnages ayant plus ou moins sa stature : Karl Stromberg (L’Espion qui m’aimait) et Hugo Drax (Moonraker). Avec l’arrivée des années 1980, les méchants suivant seront construits selon des préceptes éloignés de la stature de Blofeld, c'est-à-dire plus sobres, moins romanesques.

(8) « Goodhead » est une expression argotique anglaise qui signifie « suceuse ». Holly Goodhead veut donc dire « Holly la suceuse ».

(9) Dans le registre du bestiaire mortel, Moonraker réserve également une scène notable au Brésil dans laquelle 007 affronte un anaconda.

(10) Lewis Gilbert est le réalisateur d’On ne vit que deux fois et de L’Espion qui m’aimait. Moonraker sera son troisième et dernier James Bond.

(11) La musique des Sept mercenaires a été composée par Elmer Bernstein pour le film éponyme de 1960, réalisé par John Sturges. On peut aussi entendre dans Moonraker le thème de cinq notes utilisé par John Williams dans le film Rencontres du 3ème type de Steven Spielberg en 1977. Il est ici utilisé comme code d’entrée dans un laboratoire appartenant à Drax.

(12) Voir la chronique de Bons baisers de Russie.

(13) Ken Adam crée pour Moonraker les derniers décors qu’il fera pour un James Bond, signant par ce biais la fin d’une collaboration légendaire et inoubliable. Le non moins talentueux Peter Lamont prendra la relève sur les films suivants.

(14) Sorti en 1977, Star Wars n’avait coûté que 11 millions de dollars. Si l’on prend le temps de revoir le film dans son allure originale d’époque, on peut observer certains atours moins aboutis que d’autres et une pléiade d’effets spéciaux réussis mais très datés. Les corrections et ajouts que George Lucas a commencé à apporter à partir de 1997, et cela jusque dans les années 2000, ont rehaussé l’aspect visuel du film, désormais plus flamboyant et mieux accordé aux exigences numériques d’aujourd’hui (en dépit de la traîtrise totale que cela représente pour de nombreux fans aujourd’hui). Ces retouches concernent également les deux autres épisodes de la trilogie originale : L’Empire contre-attaque et Le Retour du Jedi.

(15) La crédibilité relative que l’on peut observer dans les scènes spatiales de Moonraker concernant le fonctionnement général des navettes, l’apesanteur que doivent parfois affronter les personnages, ou encore l’absence d’atmosphère dans l’espace (et donc d’explosions la plupart du temps, même si l’on en voit plusieurs).

(16) La dernière scène de bravoure de Moonraker n’est pas sans faire penser à celle de Star Wars dans laquelle le personnage de Luke Skywalker doit viser et tirer deux torpilles à protons au centre du générateur de l’Etoile de la mort (une station spatiale orbitale à laquelle fait référence la base spatiale de Drax).

(17) Devenu un gag récurrent de la saga, James Bond est ici à nouveau surpris par ses supérieurs dans une position confortable avec sa partenaire féminine. La scène est en outre presque identique à celle de L’Espion qui m’aimait.

(18) En dollars constants, c'est-à-dire en recalculant le box-office du film au cours du dollar de l’année 2012, le film aurait rapporté 656,59 millions de dollars, soit autant voire davantage qu’un blockbuster actuel. Calcul effectué par le Cost of living calculator de l’American Institute for Economic Research.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Lisez l'éditorial consacré au 50ème anniversaire de James Bond

Par Julien Léonard - le 12 janvier 2013