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Critique de film
Le film
Affiche du film

Mon père avait raison

L'histoire

Après une longue discussion avec son père, Charles Bellanger apprend que son épouse Germaine quitte le domicile conjugal pour aller vivre avec un autre homme. Voilà Charles seul avec son fils Maurice, âgé de onze ans : plutôt que de l'envoyer en pension comme cela était prévu, le père décide d'assumer seul l'éducation de son fils.

Analyse et critique

Si de nos jours le patronyme de Guitry va de pair avec le prénom Sacha, il n’en fut pas ainsi pour le jeune Alexandre dans ses vertes années, passées dans l’ombre glorieuse mais étouffante de son père Lucien, comédien vedette de son temps. Proche des grands de son monde, celui-ci jouissait d'une notoriété qui n’avait d’égale que son autorité, et il fallut une brouille, violente mais libératrice, un jour d’avril 1905, pour que Sacha prenne enfin son propre envol artistique, jusqu’à ce que, quelques années plus tard, le père revienne vers le fils pour lui demander - manière de traduire sa fierté ou sa reconnaissance du chemin accompli - d’écrire pour lui.

De 1919 à sa mort, en 1925, Lucien sera pour son fils l’inspiration de quelques-unes de ses pièces les plus importantes, et lorsque Sacha passera enfin activement au cinéma, en 1935, il le fera sous l’autorité plus ou moins consciente de son père, reprenant à l’écran le rôle qu’il avait conçu pour lui dans Pasteur.

Au fil des années, l’ombre de Lucien continuera de planer sur le travail de son fils, la manifestation la plus flagrante de cette influence étant probablement Le Comédien, en 1948, dans lequel Sacha devient Lucien.

La première de la pièce Mon père avait raison (quand bien même il ne s’agissait pas pour Sacha d’une quelconque reconnaissance de tort, quel titre symbolique !) s’était tenue au Théâtre de la Porte-Saint-Martin en octobre 1919, et réunissait Lucien, Sacha et Yvonne Printemps (que Sacha aimait alors éperdument). Composée de trois actes, la pièce comporte une rupture temporelle de vingt ans entre le premier et le deuxième, et les comédiens changent alors de rôle - mais pas de statut : Lucien joue Adolphe (le père) et Sacha Charles (le fils) dans le premier acte, tandis que Lucien devient Charles (le père) et Sacha Maurice (le fils) à partir du deuxième.

Lorsque courant avril 1936, Sacha reprend la pièce au Théâtre de la Madeleine, il modifie cette répartition en maintenant les rôles mais en changeant les statuts : lui-même jouera Charles tout du long, tandis qu’un comédien (âgé) jouera Alphonse au premier acte (Gaston Dubosc) et un autre (jeune) jouera Maurice à partir du deuxième (Paul Bernard). La conséquence est évidente : à partir de la fin du premier tiers, Sacha assume le rôle que son père tenait face à lui dix-sept ans plus tôt. « J’avais dans l’oreille, dira-t-il, toutes les inflexions de la voix de mon père et lorsque je parlais, il me semblait l’entendre. Mais sitôt que je cessais de parler, mon ancien rôle, le rôle du fils, me revenait à la mémoire - et je devais faire un effort pour laisser parler Paul Bernard. » Il y a donc, dans la nature même de Mon père avait raison version 1936 (pièce ou film, peu importe), l’idée d’un dialogue intime, à l’intérieur à un rôle et par-delà les années, entre un fils et son père, qui avaient probablement encore tant à se dire.

Pour cette première raison, Mon père avait raison est une œuvre fondamentale dans la carrière de Sacha Guitry, en ce qu’il s’établit un écho souvent vertigineux entre son propos et la nature même des relations entre Lucien et Sacha (telles qu’elle furent ou telles qu’il aurait voulu qu’elles soient) : selon Jacques Lorcey, cette œuvre « reste peut-être, sur le plan de l’écriture, LE chef-d’œuvre théâtral de Guitry, en reflétant parfaitement cette conception très particulière de la vie à deux, c’est-à-dire non pas la vie de couple mais l’entente père-fils, une entente dont la femme sera carrément exclue ! Mieux encore que la pièce, le film prouve, par certains plans d’extérieurs très délibérés, qu’aucune femme n’est vraiment chez elle dans la villa des Bellanger : elle n’y est que de passage. » (1)

Le titre Mon père avait raison fait donc avant tout référence au chemin parcouru par un homme qui, ayant enfin refermé les béances du passé, s’autorise au bonheur en cédant à une philosophie épicurienne et individualiste - longtemps combattue - autrefois proférée par son père, et qui, à son tour prodigue une leçon à son fils : « Les choses qu’il me disait et que soigneusement, je t’avais cachées jusqu’ici parce qu’elles me semblaient abominables, je sens que je vais te les dire parce qu’elles me paraissent aujourd’hui pleines de bon sens et de vérité. Car j’ai été comme toi... et tu seras comme moi... mon père avait raison. » Cette tirade finale, qui charrie en sourdine bon nombre des préoccupations fondamentales de Guitry (l’éducation et la transmission ; le rapport à la vérité et au mensonge ; l’accomplissement individuel), apparaît également, avec le recul, comme une profession de foi, ou de legs à la postérité, pour un homme qui n’aura en réalité jamais d’enfant.

À titre personnel, s’il nous faut expliquer ce qui nous paraît si remarquable dans la version filmique de Mon père avait raison, on parlerait avant tout de cette manière unique qu’a Sacha Guitry de nous emporter dans son univers, par la force de son esprit et de son regard sur les choses. Qu’est-ce que le cinéma sinon la parenthèse consentie par un spectateur pour s’extraire de sa réalité et se plonger dans une autre réalité, pensée, construite, orientée par la vision d’un autre ? Le bonheur, quand on regarde des réussites signées Guitry de l’acabit de Mon père avait raison, vient souvent de l’acceptation (la soumission) du spectateur à sa façon espiègle d’envisager le monde, à cette manière particulière d’une "dialectique de la morale" dans laquelle le tourbillon de la dialectique viendrait faire chanceler la raideur de la morale. Autrement formulé : on peut, après coup, repenser à ce qu’il nous a décrit, à ses aphorismes excessifs, souvent contestables et parfois paradoxaux, rien ne vaut en réalité le plaisir de s’y être abandonné. Guitry, c’est cet ami insupportable, capable de défendre une chose et son contraire pour le simple plaisir de l’exercice intellectuel, mais dont l’esprit libre est un flamboyant rempart élevé contre la monotonie du monde.

Mon père avait raison est un film dur, souvent aigre, peut-être en partie machiste, mais c’est un film qui contient également une inattendue tendresse, et qui inspire même quelque chose comme de l’euphorie. Jacques Lourcelles ne dit rien d’autre quand il s’extasie sur le film : « Le pessimisme gai de Guitry retire sa confiance aux individus, à la morale, à la société, pour en faire don sans compter à la vie. L’œuvre n’est si riche dans sa légèreté que parce qu’elle est faite de contrastes, de tonalités qui, en s’opposant, se complètent. Pessimisme et gaieté. Férocité et émotion. En effet, une note de lyrisme et même d’exaltation caractérise à plusieurs reprises la diction et le texte de certains personnages. C’est que ces personnages qui se déchirent en nous amusant, qui découvrent leur vérité à travers les plaisirs du mensonge, qui font l’éloge de l’égoïsme, de la solitude, de l’indépendance, sentent bien qu’ils ont terriblement besoin des autres. Et l’auteur le premier : sans son environnement, son père, ses femmes, son public, il serait la désespérance même. Ces liens passent alors au premier plan et équilibrent sans les contredire sa sécheresse et son cynisme. » (2)

Pour ces raisons, on peut considérer que, dans la famille particulière des films directement tirés de ses pièces (les fameux films de "théâtre filmé"), Mon père avait raison est un fleuron, une œuvre incontournable, révélatrice de la nature profonde et véritable du travail de Sacha Guitry.

(1) Les Films de Sacha Guitry, Séguier. Rappelons au passage que l’objet principal de la fameuse brouille entre Lucien et Sacha, en 1905, avait été une femme, Charlotte Lysès.
(2) Dictionnaire du cinéma, volume 3 : Les Films, Robert Laffont, coll. "Bouquins"

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La fiche IMDb du film

Par Antoine Royer - le 29 octobre 2018