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Critique de film
Le film
Affiche du film

Mississippi Burning

L'histoire

Mississippi, été 1964. Trois jeunes militants des droits civiques, un Noir et deux Blancs, venus établir un centre d'inscription électoral pour les Noirs, disparaissent mystérieusement. Deux agents du FBI, Rupert Anderson, un homme du Sud, souple, avisé et rompu aux méthodes de terrain, et Alan Ward, un Yankee cassant et intransigeant, sont chargés de l'enquête. Les méthodes de Ward suscitent de vives réactions de la part du Ku Klux Klan, dont la responsabilité dans l'affaire des disparus ne fait bientôt plus l'ombre d'un doute...

Analyse et critique

Mississippi Burning, c’est Alan Parker à son meilleur, loin du baroque un peu roublard d’Angel Heart, son film précédent. Oliver Stone n’est pas au scénario mais le cinéaste britannique retrouve ici la force de dénonciation de Midnight Express. En 1987, le producteur Mike Medavoy, de la compagnie indépendante Orion Pictures, demande à Parker, alors sur la fameuse liste A de Hollywood (celle des réalisateurs les plus demandés, c’est-à-dire à l’époque Steven Spielberg, Sydney Pollack, Milos Forman et Barry Levinson) d’adapter à l’écran le script d’un jeune scénariste, Chris Gerolmo, s’inspirant d’événements réels survenus en 1964 dans le Mississippi, pendant la lutte des Noirs pour les droits civiques. Gerolmo relate l’assassinat par le Ku Klux Klan de trois activistes antiracistes et l’enquête musclée du FBI qui a suivi. Parker accepte volontiers le « package », comme on dit à l’époque, qui comprend Willem Dafoe, dans le rôle de l’agent du FBI idéaliste, et Gene Hackman, dans le rôle de son collègue expérimenté, ex-shérif du Sud qui connait les autochtones par cœur, vieux renard à qui on ne la fait pas. Il engage également une actrice prometteuse, Frances McDormand, pour jouer l’épouse malheureuse d’un membre du Klan (Brad Dourif), et qui aura la carrière que l’on sait. Il est ainsi des films où toutes les planètes s’alignent : même les deux petites villes du Sud, dans lesquelles a lieu le tournage, se montrent coopératives ! A charge à Parker de faire du script un film mémorable, et c’est peu dire qu’il s’en est acquitté :  à sa sortie fin 1988, Mississippi Burning fait la couverture du Time, secoue l’opinion (on lui reproche le faible rôle donné aux Noirs, Parker répliquant qu’il s’agit surtout dans ce film de montrer la bêtise et la barbarie du Klan), obtient plusieurs nominations aux Oscars (Peter Biziou remportera celui de la meilleure photographie) ; mais, plus important que ces polémiques et ces nominations désormais oubliées, Mississippi Burning est reconnu d’emblée comme un classique instantané par le public et par la critique, ayant même eu des répercussions dans la réalité.


Répercussion directe : un procureur, saisi par le film, relance l’enquête à la fin des années 1990 et retrouve l’un des criminels, qui avait réussi à passer entre les mailles du filet. Répercussion indirecte : en 1995, en Afrique du Sud, au moment de la Commission de la vérité et de la réconciliation (et Parker a évidemment fait son film en pensant à l’Apartheid des années 1980), un policier coupable d’exactions décide de témoigner après avoir vu le film. C’est le meilleur hommage que l’on puisse rendre au cinéaste, qui s’est approprié cette « commande » avec conviction, en adoptant la manière sèche et puissante d’un Samuel Fuller. Ainsi, le plan d’ouverture, frontal, dit tout : un mur misérable et mal éclairé, avec un robinet pour les Blancs (« White ») et un robinet pour les Noirs (« Colored »; une canalisation verticale qui divise exactement l’image en deux ; un vieil homme blanc entre par la gauche et vient se désaltérer ; il ressort par la gauche ; un temps d’attente ; un petit garçon noir entre par la droite et vient se désaltérer à son tour ; il sort lui aussi par la gauche. Non seulement ce plan dit tout sur la ségrégation spatiale dans le Sud, sur le fondement du racisme (la peur stupide, la peur « hygiénique » d’être « contaminé », « sali », par l’autre) mais il dit tout également sur la misère sociale et intellectuelle, l’enfermement en vase clos qui transmettent ce racisme de génération en génération (d’où l’arrivée ici d’un vieil homme, puis d’un enfant, qui est « formaté » pour l’avenir). Ce plan d’ouverture annonce enfin le dispositif thématique et formel du film : la répétition, c’est-à-dire la reproduction en boucle dans un univers d’essence carcérale. En effet, comme dans Midnight Express, The Wall ou Birdy, les habitants du Mississippi sont prisonniers d’un mode de vie répétitif et oppressant : séparation pour tout, comme dans des cellules, ennui le jour, violence la nuit ; et cette violence est elle-même pathétiquement répétitive : on tabasse, on brûle, on lynche, on fuit ; ad nauseam. C’est pourquoi du reste le compositeur Trevor Jones reprend à chaque « descente » du Klan le même motif sourd, saccadé, comme un écho caverneux : les êtres humains (coupables et victimes) tournent en rond dans un cercle infernal, la boucle se reproduit de père en fils, se nourrissant d’ignorance et de peur. Seule une ligne droite peut briser ce cercle : c’est la colonne des agents du FBI qui perce opiniâtrement le marais pour retrouver les cadavres des trois jeunes progressistes et faire éclater la vérité ; c’est surtout le défilé des activistes noirs dans la rue, gardant la tête haute, conservant la foi en un meilleur avenir, ignorant superbement les huées des crétins.


Remarquons aussi que dans ce plan d’ouverture magistral, à la fois symbolique et réaliste, le vieil homme blanc et l’enfant noir font la même chose et sortent du même côté : manière pour Parker de bien montrer l’absurdité, la bêtise suprême de cette séparation. Et à partir de ce plan pré-générique, le générique (étymologiquement ce qui est créé) peut commencer, comme une conséquence de ce qui précède : une église noire, symbole d’espérance, se consume la nuit dans les flammes infernales du Ku Klux Klan. Vous me direz : que de symboles ! Parker n’est-il pas un peu lourd ? Non, répondrais-je, car le cinéaste sait ce qu’il fait : ce n’est pas lui qui est lourd, ce sont la ségrégation et le Ku Klux Klan qui le sont. Les racistes, étant idiots, aiment les symboles simples. Ces toilettes et ces restaurants séparés en deux, ces croix et ces bâtiments brûlées dans les ténèbres, sont leur marque, pas celle du cinéaste. Lui se contente de montrer cette stupidité pendant deux heures. Et ça marche : nous sommes consternés. Nous étouffons.


Pour bien communiquer au spectateur civilisé le caractère oppressant de cet environnement, et renforcer le réalisme documentaire, Parker filme quasiment tout le film en longue focale, générant ainsi une sensation d’écrasement dans l’image, comme lorsqu’on filme les bêtes féroces en « plan serré », tout en conservant une distance salvatrice : c’est par exemple l’impressionnante image qui apparaît après le générique infernal, celle de la route de campagne vallonnée, vue de face, à la tombée de la nuit. Filmée avec cette focale écrasante, la voiture des trois jeunes activistes, qui vient du fond de l’image, semble disparaître à chaque creux, comme avalée. Image prémonitoire de leur disparition prochaine et de l’enfouissement de leurs cadavres sous la terre. Notons que les trois voitures du Klan qui la prennent bientôt en chasse sont filmées sous le même angle, apparaissant puis disparaissant elles aussi, selon le principe de reproduction que met en place le cinéaste depuis le tout début. Mais contrairement à la voiture des activistes, proie isolée et affolée, les trois voitures prédatrices (dont une de police) semblent maîtriser résolument ces gouffres intermittents et ces ténèbres enveloppantes. Ils s’en servent lâchement et toujours en groupe, comme nous le verrons dans le reste du film.


Au milieu de cette sauvagerie collective, de cette violence réellement maladive dans sa reproduction (même les agents du FBI sont « contaminés » et finissent par employer la torture pour faire avouer les coupables), au cœur de la cage oppressante qu’est le Sud de l’époque, le film ménage un espoir : c’est le personnage tendre de Frances McDormand, la seule habitante de la ville à aimer ses compatriotes noirs sans condescendance, sincèrement, ce qui fait qu’elle est regardée de travers par son mari facho. Et pas besoin d’aller au poste de police où travaille son époux pour connaitre la prison : sa maison, sa petite ville sont sa prison ; elle y est née et elle y mourra probablement, comme elle le déclare avec résignation. Ce n’est pas un hasard si le policier joué par Gene Hackman tombe amoureux d’elle : lui aussi vient de ce milieu confiné et lui aussi peine à en sortir. En fait, dans sa tête, il y est toujours : voir son regard hanté lorsqu’il raconte l’anecdote sur son père, fermier pauvre qui a tué la mule de son voisin noir afin qu’il ne réussisse pas mieux que lui. Le couple pudique que Gene Hackman forme avec Francis McDormand est ce qu’il y a de plus mémorable dans le film car cela nous sort salutairement du cercle de haine. Le grand comédien, très sensible et très investi derrière son caractère bourru, a insisté auprès de Parker pour que cet amour reste platonique. Il sentait avec son expérience que le film en avait besoin. Pour que l’on puisse respirer. Pour qu’il y ait un peu d’idéal au milieu de cette boue. Pour que l’humanisme émerge, par contrecoup, de l’écœurement. Mais, là encore, tout était peut-être déjà en germe dans la première image : si le vieil homme blanc et le petit garçon noir sortaient du même côté de la pièce malgré l’ignoble séparation spatiale, c’était sans doute aussi pour suggérer que Blancs et Noirs, dans un avenir plus ou moins lointain, étaient destinés à aller dans le même sens.

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La fiche IMDb du film

Par Claude Monnier - le 17 mars 2020