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Critique de film
Le film

Meurtre à Yoshiwara

(Yoto monogatari: Hana no Yoshiwara hyaku-nin giri)

L'histoire

Jirozaemon est le riche propriétaire d’un atelier de tissus. Proche de ses ouvrières, généreux avec ses sous-traitants, il est cependant profondément malheureux. En effet il est affligé d’un marque sur le visage qui a poussé ses parents à l’abandonner tout bébé et qui l’empêche maintenant de trouver une femme. Echigoya, un riche client et ami, essaie de lui trouver une compagne. Après avoir essuyé un nouveau refus, Jirozaemon est invité par Echigoya à se changer les idées dans le quartier de Yoshiwara entièrement voué au plaisir masculins. Mais dans la maison Hyogowa, aucune geisha ne veut s’occuper de lui. Seule Tsuru, une ancienne taularde, l’accepte. Jirozaemon est immédiatement soumis à cette femme qui n’a qu’un désir, gravir les échelons et devenir première courtisane. Il dépense sans compter pour garantir l’exclusivité de sa compagnie et payer son apprentissage en vue du concours de courtisane.

Analyse et critique

Le deuxième film (chronologiquement) que nous propose Wild Side dans son coffret est une transposition d’une œuvre classique du théâtre kabuki adaptée assez librement par Yoda Yoshikata, collaborateur attitré de Kenji Mizoguchi (La Vie d'O'Haru, femme galante ; Miss Oyu ; Les Contes de la lune vague après la pluie ; Les Musiciens de Gion…23 films au total !). Le récit prend pour cadre le quartier de Yoshiwara conçu en 1617 comme le paradis des hommes. En effet les daimyo devaient se rendre à la capitale Edo de manière régulière, et ils étaient accompagnés de leurs samouraïs et de nombre de suivants qui se séparaient alors de leur famille. Le quartier des plaisirs de Yoshiwara était leur refuge.

Le film étonne d’abord par le soin et la précision apportés à l’évocation du monde clôt de Yoshiwara. Une profusion de détails nous immerge dans ce quartier, nous en fait comprendre les enjeux sociaux, les drames cachés. Yoshiwara est un Japon miniature qui reproduit chez les prostituées les mêmes enjeux que ceux qui prévalent dans les hautes sphères. Tsuru, la prostituée qui accepte et utilise Jiro, est une okabasho-agari, soit le plus bas rang de cette caste. Ancienne taularde, elle est considérée comme une moins que rien. De frustrations en insultes, elle est envahie d’un désir de vengeance irrépressible. Cette vengeance ne peut s’accomplir qu’en prenant sa revanche sur les autres, en les surpassant, en devenant première courtisane. Elle a un but et compte le mener à bien. Ainsi Jiro ne représente pour elle ni un homme, ni un monstre, mais un simple moyen d’assouvir cette volonté. Uchida ne juge pas ce personnage mais amène au contraire le spectateur à comprendre les drames qui transforment une femme en prédatrice. Il décortique cet environnement aliénant qui transforme les corps en objets, un univers clos à l’image de ces lourdes portes qui ferment le quartier et que Tsuru essaie désespérément de franchir dans un dernier élan d’espoir.

Meurtre à Yoshiwara nous dépeint deux destins tragiques. Tout d’abord donc Tsuru, qui essaie par tous les moyens d’échapper à sa condition, de briser des barrières sociales, de lutter pour sa liberté, est un type de personnage récurrent dans la filmographie d’Uchida, de Sawara dans Le Mont Fuji à Sugito dans Le Détroit de la faim. La principale liberté prise avec la pièce d’origine se trouve dans la caractérisation de ce personnage, qui avec l’apport de Yoshikata trouve sa place naturelle dans l’œuvre d’Uchida. La tragédie de Jiro, le monstre, héros du film, cède ainsi souvent la place à celui de Tsuru, car si terrible qu’elle soit, elle demeure un drame humain avant d’être un drame social. Uchida mène son mélodrame en jouant habilement sur ces deux approches. Il nous touche au cœur avec le destin d’un homme condamné dès sa naissance par une marque sur son visage, incapable de surmonter ce handicap pour fonder une famille. Mais le personnage qui devrait être antagoniste, Tsuru la manipulatrice, nous marque tout autant.

Autour de ces personnages, Uchida brode un tissu de relations qui forment une toile d’araignée. Jiro et Tsuru se débattent pour s’en échapper, mais chacun de leur mouvement les enserre un peu plus. Tout autour, les prédateurs guettent. Le rôle des marchands, amis de Jiro, est ambivalent. D’un côté ils semblent amicaux en emmenant Jiro dans le quartier de Yoshiwara, désireux de lui trouver une compagne ou de lui faire oublier ses insuccès. Mais au fur et à mesure que Jiro gagne en notoriété dans le quartier, la jalousie les gagne. Peu à peu, eux qui l’ont jeté dans la toile de Yoshiwara, l’abandonnent, stigmatisent le comportement d’un homme qui dilapide son argent dans le quartier des plaisirs. Les patrons de Tsuru sont eux dès le début menés par des considérations purement pécuniaires, et leur volte face, lorsqu’il ne peut plus payer pour l’apprentissage de Tsuru, n’a rien de surprenant. Comme les autres protagonistes du quartier de Yoshiwara, ils se moquent de la générosité de Jiro qui devient un spectacle que chacun suit un rictus aux lèvres. Un spectacle qui trouvera son apothéose tragique dans un final annoncé dès le titre, Hyakunin Giri signifiant « Tuer 100 personnes ». Comme dans Le Mont Fuji, Chiezo Kataoka va voir toute cette rage contenue, exploser d’un coup.

Tomu Uchida utilise de manière magnifique le scope, n’hésitant pas malgré ce format à favoriser les gros plans au détriment des plans d’ensemble, restant au plus près de ses personnages. Les plans larges sont savamment orchestrés pour positionner les protagonistes comme autant de pièces d’un jeu d’échec, pour appuyer les rapports de subordination qui se font jour et qui retournent souvent ceux imposés de prime abord par les différences de classe. Uchida utilise également une large palette de couleurs qui retranscrit à l’écran les émotions des personnages. La mise en scène, discrète malgré quelques amples mouvements de caméra, appuie implacablement les drames de Yoshiwara, nous fait entrer par sa seule grâce dans ce monde régit par les faux semblants et les manipulations. Meurtre à Yoshiwara est une film dont la splendeur visuelle le dispute à la profondeur du sujet, une œuvre bouleversante qui trouve naturellement sa place parmi les grandes réalisations de Mizoguchi.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Portrait de Tomu Uchida

    

Par Olivier Bitoun - le 20 février 2006