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Critique de film
Le film
Affiche du film

Mauprat

L'histoire

Le chevalier Hubert, chef de la famille Mauprat, se repose de la vie de cour dans son château de Saint Sévère, sa fille Edmée est à se côtés. Cette dernière est promise au Vicomte de la Marche qui, sur mission du roi, doit chasser les brigands de cette région située aux confins de La Marche et du Berry. Lors d'une sortie à cheval, Edmée se perd et trouve refuge dans une place forte qui se trouve être - elle le comprend trop tard - le repère de la terrible bande tenue par Tristan de Mauprat, le frère cadet de son père. Elle y rencontre Bertrand, son cousin, qui tombe immédiatement amoureux d'elle. Le jeune homme a à peine le temps de se présenter que la maréchaussée attaque le fortin. Bertrand se jure de protéger Edmée mais c'est finalement elle qui lui sauve la vie lorsque, arrêté, il manque d'être pendu et ne doit son salut qu'à l'intervention de la jeune fille auprès de son père.

Bertrand est un orphelin de la branche moyenne des Mauprat. A la mort de son dernier parent, il est tombé sous la coupe de Tristan - non sans qu'Hubert ait tenté de l'arracher de ses griffes - qui l'a élevé comme un bandit. Tristan mis hors d'état de nuire, Edmée et son père se jurent de remettre le jeune homme dans le droit chemin. Mais Bertrand résiste, d'autant plus rétif qu'il est jaloux du Vicomte de la Marche...

Analyse et critique

Dès le début de l'aventure des Films Jean Epstein, il y a un hiatus entre les déclarations du cinéaste qui dit vouloir dorénavant viser la confidentialité pour pouvoir se livrer aux expérimentations cinématographiques dont il rêve et le fait qu'il reste persuadé que le cinéma est un art qui s'adresse au plus grand nombre. Ne pas parvenir à concilier l'un et l'autre est une fêlure qui le suivra tout au long de sa carrière. Epstein aime le cinéma car c'est un art populaire capable de toucher un très large public. Seulement, ses envies, ses désirs de mise en scène le poussent vers l'Avant-garde et il sait que pour cela il ne peut qu'être mis à l'écart des grands circuits commerciaux. L'Avant-garde à prendre au sens large, pas le mouvement ainsi nommé qui rassemble alors quelques cinéastes et auquel il s'est retrouvé associé un peu malgré lui. L'Avant-garde au sens où tout art pour avancer à besoin d'expérimentateurs, et qu'à chacun des âges du cinéma il y a eu et il y aura une Avant-garde. Epstein sait qu'y participer est une forme de sacrifice car cela signifie se couper du grand public et accepter de ne s'adresser qu'à une minorité de curieux. C'est abandonner en quelque sorte une caractéristique vitale du cinéma qui est sa capacité à s'adresser à tous, à être l'art populaire par excellence. Mais il faut des artistes prêts à choisir cette voie car autrement le cinéma ne peut que se figer, se scléroser et mourir.

Si Jean Epstein quitte le confort d'Albatros pour voler de ses propres ailes, c'est bien dans l'intention de se livrer à la recherche et l'expérimentation cinématographique, ce que ne lui permettait pas les productions grand public. Seulement, il n'est pas tout à fait prêt à se couper du public et à plonger dans la confidentialité, et il lui faut en outre asseoir économiquement sa société de production. Ainsi il n'y a pas un écart si grand entre Mauprat, le premier né des Films Jean Epstein, et ses réalisations pour Albatros. On peut même à bien des égards parler de continuité.

Epstein embarque d'ailleurs pour son premier film indépendant le décorateur du Double amour, Pierre Kefer, qui travaillera sur l'ensemble des films tournés pour sa compagnie. Il retrouve également les acteurs Nino Constantini (Le Double amour, Les Aventures de Robert Macaire) ainsi que René Ferté (L'Auberge rouge) qui aide même le film à se monter financièrement. Dans l'équipe on trouve le jeune Luis Buñuel qui met peut-être pour la première fois les pieds sur un plateau de cinéma et qui œuvre ici comme assistant - a priori plutôt récalcitrant - d'Epstein. (1) Il retravaillera de nouveau avec le cinéaste sur La Chute de la maison Usher, et l'on ne peut s'empêcher de penser que l'atmosphère et les innovations visuelles d'Epstein ont pu avoir une certaine influence sur sa vision du cinéma...

Pour ce qui est du sujet, Epstein ne recherche pas l'audace et choisit d'adapter un livre d'un auteur réputé, en l’occurrence George Sand. Des notes de lecture montrent qu'adolescent il a lu Mauprat, tout comme La Belle Nivernaise d'Alphonse Daudet et Les Histoires extraordinaires d'Edgar Allan Poe, autant de récits qui l'ont marqué et que, devenu cinéaste, il se plaît à porter à l'écran. C'est d'ailleurs dans cette série d'adaptations littéraires (auxquelles il convient d'ajouter Les Aventures de Robert Macaire) qu'Epstein laisse libre cours à ses penchants romantiques. Comme une tentative pour retrouver ses sentiments adolescents, ses premiers émois artistiques. « La cinématographie d'une pièce ou d'un roman n'est pas la photographie de cette pièce ou de ce roman. Je traite tout scénario comme original, comme m'appartenant depuis le premier moment de la réalisation jusqu'au dernier. J'avais lu Mauprat il y a quinze ans ; je ne l'ai relu que pour corriger mes titres, après l'achèvement du film ; le sujet du film Mauprat est le souvenir de ma compréhension enthousiaste et très superficielle du romantisme » déclare Jean Epstein dans le magazine Pour vous en octobre 1929.

Ce romantisme, on le trouve dans le récit mais aussi dans les ambiances bucoliques que le cinéaste se plaît à peindre. La façon notamment dont Epstein filme la forêt nous permet de mesurer à quel point le cinéaste apprécie de tourner en extérieurs. Il se rend dans la Creuse et dans ce Berry où a longtemps séjourné George Sand et qui est le cadre de nombre de ses récits. Il tourne notamment à Sainte Sévère qui deviendra le célèbre cadre du Jour de fête de Tati. Epstein aime les plateaux de cinéma, avoir la maîtrise des décors et de l'espace scénique pour travailler sa mise en scène, mais il est également attiré par les paysages naturels. Il se donnera totalement à la nature dans sa période bretonne, se mesurant à la mer, aux tempêtes et au froid pour nourrir directement ses films. Mais dès ses premières œuvres il s'offre dès qu'il le peut des incartades en extérieurs : les ballades sur la Seine dans La Belle Nivernaise, les forêts et collines de Robert Macaire, les marais de La Chute de la maison Usher...

Le film débute sur Edmée se perdant dans la forêt. Epstein joue sur les surimpressions et les volets pour mettre en scène la panique de la jeune fille, mais surtout il insuffle un tel rythme à son montage qu'un gros plan sur le visage d'Edmée suivi d'un plan sur la cime des arbres ballottés par les vent suffisent à tout dire de la peur qui s'est emparée d'elle. On est saisis dès le début par le rythme qu'Epstein impose à son découpage. Le cinéaste n'a jamais fait traîner ses plans, mais là on atteint une rapidité dans les enchaînements de plans qui est assez rare pour l'époque.

Deux temporalités sont à l’œuvre dans la représentation cinématographique, celle des actions qui se déroulent à l'écran et celle de la pensée du spectateur. Deux temporalités très différentes mais que le cinéma parvient à faire travailler conjointement. Epstein observe que la vitesse mentale s'accélère de génération en génération et, comme « un poème d'Arthur Rimbaud présente en quinze lignes dix-neuf raccourcis », le découpage des films va lui aussi dans le sens de cette accélération. Epstein prophétise avec justesse que le découpage cinématographique ne va cesser de s'accélérer avec le temps, en parfaite symbiose avec ce temps psychologique qui s'accroit de décennie en décennie. Il note en 1928 dans Cinéa qu'à revoir La Belle Nivernaise cinq ans après sa réalisation, il trouve le film lent, son rythme atténué. Ce n'est pas que le montage rapide soit maintenant à la mode, mais bien que chaque plan du film aurait besoin d'être raccourci, le spectateur ayant appris à lire plus rapidement l'image en l'espace de quelques années seulement.

De plus, pour Epstein, si on laisse durer un plan au-delà d'une certaine limite le spectateur commence à lire l'image, à l'analyser et il risque alors de perdre le mouvement global du film, son sens même. Pour lui, chaque plan a deux valeurs : une de surface et une de profondeur. La valeur de surface est comme un tableau, c'est la plastique de l'image. On peut choisir - comme c'est essentiellement le cas au début du cinéma - de laisser le temps au spectateur de lire l'image, d'en goûter la composition et la beauté. Mais pour Epstein, c'est oublier la valeur de profondeur qui est non pas la valeur de l'image en elle-même mais sa valeur par rapport aux autres images, à celles qui l'ont précédée et celles qui vont lui succéder. L'image est un signe et il ne faut pas que le spectateur admire la calligraphie au risque de perdre le sens. Le plaisir plastique doit être un moyen, jamais un but. Il s'attache donc à travailler précisément sur l'enchaînement des plans afin d'arriver à ce délicat équilibre qui laisse au spectateur juste le temps suffisant pour lire l'image tout en le maintenant dans le flux général du film.

Cette science du découpage tient au rythme, mais aussi bien sûr à la manière d'enchaîner les échelles de plans. « Le cinématographe visuel, en noir et blanc, a gagné sa vraie place, compris son rôle : d'opposer, de réunir de très simples images selon des rythmes, des recoupements, des répétitions, des chevauchements qui signifient. » (Cinéa décembre 1929) Epstein utilise toujours beaucoup le gros plan, plus encore ici que dans ses précédentes réalisations. Ceux qu'il fait sur les visages sont souvent saisissants et nous font pénétrer d'un coup dans les sentiments des personnages. Il y en a d'autres qui servent le découpage, des inserts dont l'usage est là encore d'une grande modernité.

Il faut cependant dire que si ce n'était sa mise en scène, le film serait rapidement ennuyeux, le récit en lui-même étant fort peu emballant. On apprécie la vision assez féministe de l'héroïne, le fait qu'Edmée soit un personnage presque viril alors que Bernard a un côté très féminin ; mais en dehors de cette originalité dans la caractérisation des personnages, le récit avance sur des rails. Les rebondissements sont téléphonés, les atermoiements d'Edmée finissent par nous lasser et tout a été plus ou moins vu et revu. L'intérêt du film tient donc uniquement à la manière dont Epstein raconte cette histoire et fait le pont entre ses travaux de chez Albatros et ses recherches à venir. Epstein qui insuffle au sein d'un projet très classique à la fois ce savoir-faire de technicien hors pair obtenu au fil des années et ce petit plus d'inventivité, de modernité, qui transforme le film en un objet hybride assez passionnant.


(1) Buñuel joue aussi un des gendarmes dans la scène de l'attaque du repère des bandits.

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La fiche IMDb du film

Introduction à l'oeuvre de Jean Epstein

Par Olivier Bitoun - le 16 juin 2014