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Critique de film
Le film
Affiche du film

Mariage incognito

(Vivacious Lady)

L'histoire

Lassé des frasques de son neveu, Mr. Morgan (Charles Coburn), directeur de l’université de Old Sharon, petite ville de province américaine, envoie à New York son fils Peter (James Stewart), jeune professeur de biologie, chercher son ‘débauché’ de cousin Keith (James Ellison) afin de le ramener dans le cocon familial bien moins ‘dissolu’. Keith est en fait tombé amoureux d’une chanteuse de cabaret, Francey (Ginger Rogers), qu’il espère épouser. Ce même soir, Peter succombe lui aussi aux charmes de Francey ; le lendemain même de leur rencontre, ils se marient en toute intimité. De retour à Old Sharon, de peur de leurs réactions, le courage manque à Peter d’annoncer son mariage à ses parents. Son père est en effet un homme ultra-conservateur, autoritaire et dictatorial. La profession de son épouse n’est en plus pas faite pour arranger les choses et, sur un coup de tête, Peter leur présente Francey comme étant la petite amie de son cousin. En outre, Francey apprend que son mari est déjà fiancée à Helen (Frances Mercer), une fille de la haute. Tout un imbroglio difficile à démêler et d’autant plus frustrant qu’en attendant, les époux n’arrivent pas à trouver un instant pour pouvoir enfin ‘consommer’ leur nuit de noces. Malheureusement pour eux, elle ne le sera pas avant la fin du film, des gêneurs se trouvant constamment sur leur chemin aux moments les plus opportuns…

Analyse et critique

Les années 30 à Hollywood voient un immense vivier de talents éclore et se lancer dans la comédie dont le registre à l’époque n’a peut-être jamais été plus étendu et étonne encore aujourd’hui par sa diversité. Dressons de cette décennie, un panorama succinct et cloisonné de ce qui se faisait dans ce domaine. Directement hérité du muet, le burlesque ne s’était pas totalement éteint avec l’arrivée du parlant et certaines de ses anciennes gloires continuaient à perpétuer la tradition ; Charlie Chaplin bien évidemment, qui eut l’immense culot de continuer à ne pas octroyer la parole à ses personnages (Les lumières de la ville ; Les temps modernes) ou Laurel et Hardy qui, au contraire, se servirent des dialogues et des chansons pour apporter une touche comique supplémentaire à leur duo (Fra Diavolo ; Bons pour le service). Toujours en descendance directe du "splastick" avec nombreux gags visuels à la clé, lançant sans discontinuer vacheries et répliques surréalistes sans que nous ayons le temps de reprendre notre souffle, ces hurluberlus de Marx Brothers (Soupe au canard ; Une nuit à l’opéra) ou bien WC Fields et Mae West. A côté de ces films, dans l’ensemble plus connus aujourd’hui pour leurs interprètes que pour les cinéastes qui les ont tournés, nous trouvions aussi des comédies à tendance sociale comme celles de Gregory La Cava (Mon homme Godfrey ; Pension d’artistes) et Frank Capra (L’extravagant Mr. Deeds ; Mr. Smith au Sénat…) mais nous assistions aussi à l’émergence de la Screwball Comedy basée sur des répliques mitraillettes et un rythme survolté, les plus célèbres étant celles de Howard Hawks (L’impossible Monsieur Bébé) ou Leo McCarey (Cette sacrée vérité).

Au même moment, avec le génial New York - Miami de Frank Capra, est apparue la comédie dite "pétillante, spirituelle et légère" dont les intrigues tournaient quasiment toujours, soit autour d’un triangle amoureux, soit autour de l’antagonisme de deux personnes de sexes opposés qui se crêpent le chignon pendant 90 minutes avant de tomber dans les bras l’une de l’autre à la toute dernière minute ; en bref, l’ancêtre de la comédie romantique dont le représentant le plus célèbre et le plus doué fut sûrement le sophistiqué Ernst Lubitsch (Sérénade à trois ; La huitième femme de Barbe Bleue) et à un degré moindre (mais un réalisateur à redécouvrir d’urgence), Mitchell Leisen (Midnight ; Easy Living). De très nombreux autres réalisateurs, parmi les plus renommés, s’y sont essayés avec plus ou moins de bonheur ; parmi ceux qui ont réussi, George Cukor (Femmes, Vacances) mais aussi George Stevens qui a commencé sa carrière de réalisateur en tournant 7 ou 8 comédies, musicales ou non. Bien évidemment, les catégories édictées ci-dessus ne sont pas aussi figées qu’elles ont pu vous sembler l’être et nombre des meilleures œuvres du genre puisent ici et là (une Screwball Comedy aurait très bien pu être sophistiquée et burlesque à tour de rôle tout en possédant un arrière fond d’altruisme hérité du New Deal.)

Pour en revenir à George Stevens, on peut dire de lui "qu’ il est ‘tombé dedans quand il était petit" pour paraphraser René Gosciny. Acteur dès l’âge de 5 ans, il est engagé par Hal Roach en 1921 et se familiarise avec toutes les ficelles du métier. Scénariste de nombreux courts métrages de Laurel et Hardy, gagman, photographe, puis enfin réalisateur en 1933. Il ne lui faudra que deux ans pour se faire un nom : dès son 5ème film, Alice Adams, la critique américaine va l’aduler et ne plus jamais lâcher l’immense estime qu’elle aura pour lui. Il s’impose en l’espace de trois films comme un cinéaste doué pour la comédie musicale en signant, entre autres, deux bons films du duo Fred Astaire-Ginger Rogers (Swing Time et A Damsel in Distress) puis ce sera Mariage incognito. Dès ce film, et jusqu’au dernier de sa carrière, Stevens ne sera plus seulement le réalisateur mais également le producteur. Etrangement pour nous, spectateurs français, il ne déchut jamais aux yeux de la critique et des jurys américains qui virent toujours en lui l’un des plus grands cinéastes de leur pays alors que chez nous, il fut très longtemps (et encore aujourd’hui) assez méprisé, ces films étant parfois taxés de "perfectionnisme académique". Dans les deux cas, exagération il y a ! Réputé pour être pointilleux au point de tourner ses scènes sous tous les angles possibles et passer des mois en salles de montage, il ne sera, à cause de ce perfectionnisme, que peu prolifique : sa filmographie ne compte que 25 films en 37 ans de carrière, ce qui est très peu comparativement à ses pairs hollywoodiens de l’époque. Parmi ceux-ci, il nous laisse au moins deux très grandes oeuvres : Une place au soleil et L’homme des vallées perdues.

Mariage incognito se situe dans la bonne moyenne des comédies légères de l’époque, drôle, vive et assez enlevée. Sur un scénario de P.J. Wolfson et d’Ernest Pagano (scénaristes déjà de plusieurs Astaire-Rogers), il s’agit surtout d’un festival offert par deux acteurs dont nous sommes loin d’avoir encore dit tout le bien que nous pensons d’eux. Il n’est pas inutile de répéter que Ginger Rogers n’était pas seulement une bonne danseuse et la partenaire de Fred Astaire mais aussi une excellente comédienne. Elle réussit même à obtenir l’Oscar de la meilleure actrice en 1940 pour son rôle dramatique de Kitty Foyle mais surtout elle possédait un réel tempérament comique. Pour s’en persuader, il suffit de la revoir ici ou encore dans les hilarants Uniformes et jupons courts de Billy Wilder ou dans Chéri, je me sens rajeunir d'Howard Hawks. Dans Mariage Incognito, elle est tour à tour charmante, enjôleuse, pétillante, émouvante et drôle. La scène des gifles qu’elle assène à la "fiancée" de son mari au cours du bal restera dans les annales. La danse du Big Apple qu’elle effectue avec James Ellison et Beulah Bondi (que l’on est agréablement surpris de voir dans une telle situation) est aussi un moment totalement délicieux et jubilatoire. Quant à James Stewart, que dire qui ne l’ait pas encore été 4 ans après son premier film, à une période charnière de sa carrière (il tourne ensuite simultanément deux sommets de Capra qui entérinent son immense talent : Vous ne l’emporterez pas avec vous et Mr. Smith au Sénat), il a déjà construit son personnage de jeune homme aux yeux de cocker, timide, altruiste et maladroit qu’il affinera par la suite mais qui se révèle déjà succulent. Une espèce d’alchimie s’opère dans le couple qu’il forme avec sa partenaire, ce qui peut s’expliquer aussi par le fait qu’à ce moment là, ils formaient aussi un couple à la ville. Leur réelle affection s’épanouit devant nos yeux sur l’écran et la séquence de la leçon de biologie au cours de laquelle Francey aguiche Peter en se frottant à lui possède une forte tension sexuelle, une sorte d’érotisme suggéré par le visage langoureusement amoureux de l’actrice..

Le reste du casting n’est pas en reste. James Ellison est très bien dans le rôle du cousin ayant le sens de l’amitié assez développé puisqu’il ne tiendra jamais rigueur à Peter de lui avoir escamoté Francey mais l’aidera au contraire à la faire accepter comme bru auprès de son oncle acariâtre. Ce dernier n’est autre que Charles Coburn, le gros homme libidineux des comédies hawksiennes, toujours en train d’essayer de fricoter avec Marilyn Monroe dans Monkey Business et Les hommes préfèrent les blondes. Ici, il s’agit d’un homme très conservateur et d’un farouche puritain aux idées bien étriquées : "nos habituels soucis printaniers entre garçons et filles sont en avance cette année. Ca sympathise trop au vestiaire." Son épouse dans le film, c’est l’actrice Beulah Bondi qui se retrouve ici dans la peau d’un personnage éminemment sympathique. A chaque fois qu’une dispute se prépare, elle fait semblant d’avoir un malaise pour y couper court et avoir la paix. Au final, s’étant pris d’amitié pour sa belle-fille en fumant avec elle en cachette dans les toilettes pour dames, elle ira à l’encontre de l’autorité patriarcale de son époux jusqu’à décider de vouloir le quitter après des années de mariage. Patriarcat bien mis à mal puisque son fils Peter finira aussi par asséner à son paternel ses quatre vérités. Quand à Grady Sutton, dans le rôle bref de Culpepper, collègue professeur de James Stewart, il est inénarrable lors de son cours de "biologie" fait à Ginger Rogers.

George Stevens mène le tout sans temps morts, sur un rythme soutenu mais non effréné. Sa mise en scène ne brille pas d’un éclat particulier mais se fait au contraire plutôt discrète. Cependant, sa sensibilité se fait jour dans des images magnifiques comme celles, très courtes, de la déambulation matinale dans les rues vides de New York. Et puis, il nous faut parler de cette très belle séquence (dont, d’après Robert Parrish, l’idée vient du cinéaste lui-même) qui se déroule dans l’hôtel où Francey s’est établie. Déçue que les choses en restent au point mort et n’arrivant pas à partager quelques moments fort avec son époux, elle est sur le point de retourner à New York. Dans cette chambre, un lit-placard qui tombe à chaque petit choc dans la pièce. Peter arrive pour lui faire ses adieux et, en fermant la porte, fait tomber le lit qu’il s’empresse, intimidé, de remonter. Au fur et à mesure de leur discussion, l’amour refait surface et l’envie de se retrouver dans une position plus intime se fait sentir. Peter va alors essayer par tous les moyens de faire retomber le lit en claquant les portes, faisant des courants d’air, refermant les tiroirs avec violence… mais cette fois le lit restera coincé. Il se détachera à nouveau quand Peter devra quitter l’hôtel, surpris par le directeur qui ne veut pas d’hommes dans son établissement. Scène à la fois tendre, émouvante et drôle, au timing impeccable qui doit beaucoup à Stevens lui-même. Les dialogues sont pétillants, les quiproquos sont bien présents et pour que le spectacle soit plus complet nous avons droit en bonus à une chanson de Ginger Rogers et une danse pour le moins étonnante.

Comme on peut le constater, un arrière fond de critique sociale se fait jour dans le courant de ce film de divertissement. Critique sociale contre l’autorité paternelle, contre les mariages arrangés… Tout ceci n’est cependant pas bien méchant et il est regrettable qu’à côté de cela (mais c’est malheureusement l’époque qui le veut) les noirs soient tous décrits avec moquerie, ce qui nous amène au final laborieux avec l’employé du train roulant des yeux exorbités pendant quasiment 10 minutes. Alors que le dénouement de ce genre de comédies fait souvent office de "climax" du film (voir les fins inoubliables de La vie est belle, The Shop Around the Corner…), celui laborieux de Mariage incognito, avec ce festival de pleurs et de grimaces, nous fait terminer ce délicieux moment sur une note de relative déception. Toute relative puisque l’ensemble mérite néanmoins toute notre attention et nous aura offert un très bon moment de détente plein de fantaisie, peu original mais jamais ennuyeux. Stevens ne s’en tiendra pas la en ce qui concerne la comédie puisqu’il signera encore le très réputé The More the Merrier et le délicieux La femme de l’année, première rencontre du couple Spencer Tracy / Katharine Hepburn.

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La fiche IMDb du film

Par Erick Maurel - le 4 septembre 2004