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Critique de film
Le film
Affiche du film

Marché de brutes

(Raw Deal)

L'histoire

Le truand Joe Sullivan s’évade de prison avec la complicité de son amie Pat Cameron, éperdument amoureuse de lui. Dans sa fuite, il est obligé de prendre comme otage Ann Martin, la jeune et jolie assistante de son avocat, qui tentait de le faire libérer sur parole, de peur qu’elle le dénonce. Sullivan espère rencontrer le redoutable chef de gang Rick Coyle qui lui doit de l’argent, sans savoir que ce dernier l’a trahi autrefois et qu’il a arrangé son évasion pour qu’il soit abattu par la police.

Analyse et critique

Le Film noir, genre à l’univers très codifié, est apparu à Hollywood au début des années 1940 et a su se renouveler constamment pendant près de vingt ans grâce à l’imposant vivier de talents qui l’ont servi. Parmi ces artistes se trouvait le réalisateur Henry Hathaway qui apporta une touche documentaire au genre avec des films tels que La Maison de la 92ème Rue (1945), 13 Rue Madeleine (1947) ou Appelez Nord 777 (1948). On y observait une réalisation insistant sur le fonctionnement des institutions policières et judiciaires, comme celui des organisations criminelles, et une caractérisation moins romantique des personnages, d’autant que les sujets s’y prêtaient à merveille (truands impassibles entièrement portés vers leurs affaires, infiltration d’agents fédéraux au sein d’organisations ramifiées, quasi-absence de glamour). Le désespoir et le spleen manifestés par les personnages ordinaires de ces films, emportés malgré eux par les ravages d’une criminalité diffuse, est également un trait caractéristique. Après la vision de T-Men, force est de reconnaître qu'Anthony Mann, dans le même sillon, fut aussi déterminant, sinon peut-être plus, que Hathaway. Et qu’il orienta cette même matière filmique vers encore plus de noirceur et de radicalisme.

Raw Deal sort le 26 mai 1948 aux Etats-Unis, soit cinq mois après T-Men. Egalement produit par Eagle-Lion Films, il partage avec son prédécesseur une économie de moyens évidente et une intensité visuelle du même ordre. Mais la comparaison s’arrête quasiment là. Raw Deal est certes lui aussi introduit puis porté par la voix off, mais c’est celle de l’amie fidèle de Joe Sullivan qui lui rend visite en prison au début du film. Ainsi l’usage neutre et mécanique du commentaire n’est plus de mise ici, car cette voix féminine exprime le drame vécu par ce personnage désabusé. Nous retrouvons ici le récit à la première personne propre au film noir qui renforce le caractère tragique et définitif de l’histoire qui nous est contée. En effet, Raw Deal dépasse le carcan du genre et s’inscrit dans le cadre de la tragédie humaine dans laquelle l’idée de la Rédemption ne peut pas exister sans la notion de fatalité qui lui est associée.


Joe Sullivan est écartelé entre les deux figures féminines traditionnelles du film noir : dans Raw Deal il s'agit de Pat Cameron, la femme fatale (mais ici sincèrement amoureuse) et Ann Martin, l’honnête et compatissante jolie jeune femme. Durant les trois-quarts du film, il est ainsi condamné à errer entre l’ombre et la lumière. Le photo de John Alton retranscrit parfaitement la dichotomie à l’œuvre : la compagne de Sullivan passe souvent dans l’ombre et bénéficie de ses compositions lumineuses tranchantes, alors que le visage de la généreuse avocate en devenir est régulièrement éclairé de front par une lumière dure mais enveloppante pour souligner son innocence. Pat est incarnée par Claire Trevor, l’inoubliable prostituée au grand cœur de La Chevauchée fantastique (1939) de John Ford. Anthony Mann s’arrange parfois pour que son personnage s’efface devant celui d'Ann. Témoin cette première scène dans la prison quand celle-ci apprend que la jeune assistante l’a devancée au parloir : le réalisateur la fait alors s’asseoir à l’écart dans l’ombre, ou comment un simple mouvement suffit à en dire long sur la condition d’un personnage. Plus que les efforts de la police qui le traque (les policiers, anonymes, subissent le même traitement photographique qui les représente aussi appartenir au monde de l’ombre), plus que la menace incarnée par les gangsters qui veulent attenter à sa vie une fois la réussite de l’évasion connue, c’est cette impossibilité à choisir qui mènera logiquement le truand évadé à sa perte.

Les personnages, emportés par des forces extérieures qu’ils ne peuvent contrôler, passent leur temps à entrer et sortir de la lumière. Comme des fantômes, errant à la recherche d’un point de chute et d’une incarnation qui ne viendra jamais, ils évoluent constamment dans le clair-obscur et vivent un véritable cauchemar. La composition plastique des plans d’intérieur est structurée afin de créer des zones d’ombre dans lesquelles Joe et Pat s’abritent non seulement de leurs poursuivants, mais aussi des manifestations de leur conscience tourmentée. Par leur sombre étrangeté et leur équilibre précaire, les cadres choisis impriment une tension continue au récit, comme dans cette scène dans l’hôtel où le téléphone est placé au tout premier plan : le couple, à l’arrière-plan, se rapproche tendrement à l’évocation d’une nouvelle vie mais le spectateur sait que le carillon du téléphone va sonner pour les ramener dans cet univers maudit dont ils cherchent vainement à s’échapper.

La paranoïa, ou tout du moins le sentiment permanent qui parcourt les plus grandes œuvres d'Anthony Mann sourd tout le long du film grâce à ces mêmes techniques d’éclairage et de mise en scène qui fait tout le sel du couple Alton / Mann. Vers le milieu de Raw Deal, alors que les trois personnages se réfugient à la campagne chez Oscar, un vieil ami de Joe, survient un criminel affolé poursuivi par la police. Intelligemment, le scénario met face à face Joe Sullivan et celui qui pourrait être à sa place car vivant une expérience similaire. Mann construit alors un cadre dans le cadre, en disposant les personnages dans la maison devant une grande fenêtre donnant sur la cour où l’homme se fait abattre par les forces de l’ordre. Comme un spectateur devant un écran, Joe assiste à une sorte de projection de sa propre mort. Un scène bouleversante à partir de laquelle l’œuvre s’oriente définitivement vers la tragédie classique qui annonce un destin funeste.

Comme de coutume, la violence chez le cinéaste affleure par à-coups, portée par une caméra proche des protagonistes et par une direction d’acteurs virile qui ne s’embarrasse pas de sous-entendus. Le cinéma d'Anthony Mann regorge de scènes de combat au corps-à-corps. Les lutteurs font montre d’un réel acharnement. Ils saisissent la gorge de leurs adversaires ou bien écartent brutalement leur visage de la main quand ils n’y enfoncent pas carrément leurs doigts. La cruauté s’exprime de manière violemment outrée. De même, il n’est pas rare que le héros chute au premier plan de l’image pour faire encaisser le coup au spectateur (une technique reprise des années plus tard par Steven Spielberg). C’était déjà le cas dans T-Men lorsque Dennis O’Keefe se fait éjecter d’un tripot lugubre, le cas se reproduit ici lors de la longue lutte entre le même O’Keefe et John Ireland. Lutte pendant laquelle le gangster Frantail joué par l’inquiétant Ireland (un fameux acteur de seconde rôle que l’on a vu dans La Rivière rouge, J’ai tué Jesse James, Règlement de comptes à OK Corral, Traquenard ou Spartacus) ne cesse de ramener Sullivan dans l’ombre avant d’être contraint par une blessure par balle de le laisser échapper vers la plage dans une belle lumière nocturne, pour rejoindre Ann qui lui a sauvé la vie.


De son côté, le dirigeant de la bande, l’impitoyable Rick Coyle, vient rejoindre la cohorte des tueurs psychopathes à côté du Richard Widmark du Carrefour de la mort (1947) de Henry Hathaway et du Lee Marvin de Règlement de comptes (1953) de Fritz Lang. Joué par Raymond Burr (le futur assassin de Fenêtre sur cour (1954) d'Alfred Hitchcock et les inoubliables Homme de fer et Perry Mason à la télévision), il est filmé de plus en plus en contre-plongée au fur et à mesure qu’on avance dans le film afin de rendre toujours plus menaçante son imposante carrure. Lors d’une scène, il n’hésite pas à jeter un plat flambé au visage de sa compagne qui venait de renverser son verre sur son épaule ! Dans Marché de brutes, la violence atteindra d’ailleurs son point d’orgue avec un feu rédempteur lors de la séquence finale de combat opposant Joe à Rick.


Cependant, le romantisme désespéré qui parcourt Raw Deal l’éloigne de son statut de film noir traditionnel dont il reprend les codes narratifs et visuels. Anthony Mann est plus proche de ses personnages, en utilisant plus fréquemment les gros plans. Il a également plus souvent recours aux mouvements de caméra, surtout dans la profondeur pour effleurer l’âme des amants damnés (de même dans les combats à mains nues avec un étonnant travelling avant qui accompagne un coup, contrastant ainsi avec le "statisme" de la scène). Le réalisateur s’offre même une pause dans la mécanique funeste de l’histoire lors de la séquence dans la forêt, qui montre Joe Sullivan en plein dilemme, partagé entre la femme qu’il aime réellement et celle issue de son monde, avec laquelle son destin est lié. Le rendu presque onirique de la lumière et le très bel usage fait du cadre champêtre confèrent au film une poésie qui annonce les chefs-d’œuvre de Mann à venir. Un lyrisme noir proche du fantastique affleure aussi dans les plans décrivant la venue de Sullivan chez Rick : les gangsters se font face dans un brouillard épais que Joe doit franchir avant d’accomplir sa destinée et de tenter d’éliminer Rick dans un dernier sursaut moral. Un sursaut moral, qui fait suite à un autre : celui concernant Pat Cameron faisant face à un douloureux cas de conscience, que Mann illustre de manière brillante dans la scène de la cabine du bateau en partance pour Panama. On y voit le profil de Claire Trevor au premier plan, fortement découpé par un éclairage latéral et l’horloge au second plan. La netteté des deux échelles de plan oblige le spectateur à faire circuler son regard et à partager ainsi le suspense de l’instant. Jusqu’au plan où le visage de la jeune femme se réfléchit dans le cadran de l’horloge et qui sonne le réveil moral du personnage.


On peut sans hésiter qualifier de "westerns noirs" les westerns tournés par Anthony Mann (tout du moins les premiers comme Winchester 73 ou Les Furies) tant les thèmes qui y seront développés commencent à se faire sentir ici. De même que Joe Sullivan, l’archétype du héros "mannien" (James Stewart par excellence, mais pas seulement) est un homme à la moralité trouble et au passé mystérieux, en quête de sérénité et de rachat. En le faisant évoluer dans des espaces qui l’écrasent par leur immensité autant que par leur beauté élégiaque, le cinéaste s’applique à faire ressortir toute l’humanité de ce héros qui, au prix d’efforts soutenus et parfois d’un recours nécessaire à la violence la plus sèche, réussit à se transfigurer. Si dans Raw Deal, conformément au genre du film noir, le héros sombre dans l’abîme, ce ne sera pas automatiquement le cas dans le western.

Si les cinéphiles curieux cherchent à connaître l’origine des magnifiques compositions plastiques sublimant les westerns d'Anthony Mann ou les intérieurs de films comme Le Cid (1961) ou La Chute de l’Empire Romain (1964), ils n'auront qu'à se tourner vers ces deux petits joyaux du film noir que sont La Brigade du suicide (T-Men) et Marché de brutes (Raw Deal), à partir desquels l’une des cinématographies les plus originales et envoûtantes de l’âge d’or hollywoodien prit son envol.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Lire l'introduction et l'analyse de La Brigade du suicide

Par Ronny Chester - le 24 janvier 2004