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Critique de film
Le film
Affiche du film

Maman Küsters s'en va au ciel

(Mutter Küsters' Fahrt zum Himmel)

L'histoire

Hermann Küsters, ouvrier dans une usine de pneus, tue son DRH dans un geste insensé, alors que se profilent des rumeurs de plan social. Il se suicide après. La presse se jette sur l'affaire et sur sa veuve Maman Küsters. Sa fille Corinna, chanteuse de cabaret, y voit un moyen de se faire de la publicité. Cherchant à réhabiliter son mari, Maman Küsters est manipulé par l'extrême-gauche.

Analyse et critique

Mère Courage

Fassbinder s'est mis à dos certains homosexuels allemands avec Le Droit. Il s'attirera les foudres de la Gauche avec Maman Kusters. Le générique s'ouvre sur des cartes postales soigneusement insipides de Francfort. C'est une variation sur un film de Phil Jutzi de 1929, L'enfer des pauvres / Mutter Krausens fahrt ins Glück [littéralement Le voyage de Mère Krausens vers le bonheur] : une pauvre cuisinière a un fils voleur et picoleur et une fille au chômage. Cette dernière se lie avec un ouvrier dont la conscience politique lui redonne un peu espoir. Les étudiants allemands soixante-huitards avaient érigé ce film et une Mutter Krausens - opprimée et faisant vivre sa famille - en une sorte de modèle triste prolétaire. Fassbinder en fait évidemment autre chose. Ici, la canonisation de la mutter est sinistre. Politique, le cinéma de Fassbinder ne l'est pas par militantisme : il acquiert sa liberté de ton en n'épargnant encore une fois personne. On pourrait le taxer de sarcastique, de fichu cynique jugeant seulement l'action politique à ses résultats. C'est sous-estimer la mélancolie profonde [à gauche] de RWF devant tout espoir de libération. De fait, même l'acte meurtrier de Herman Küsters [Fassbinder fait écho au titre de son film de 1969 : Pourquoi Monsieur R est-il atteint de folie meurtrière?] est insondable. Les journalistes ont beau y chercher des causes psychologiques, les communistes peuvent lui trouver un sens révolutionnaire : on n'en saura pas grand-chose. "On ne sait rien", constate Maman Küsters. Dès lors, que signifie l'action ? C'est une tristesse post-soixante-huitarde qui trouble RWF. Car selon son assistant Harry Baer, "une question le tourmentait : pourquoi après 68, n'avait-il pas choisi la même voie que Baader et Meinhof ? A cette question il avait toujours évité d'apporter une réponse, préférant se dire que faire des films était plus important pour la "cause" que descendre dans la rue".

Les "petites possibilités" d'Ali sont devenues ici minuscules. L'honnête monsieur Fassbinder place son évaluation dans une plus large critique de la société allemande. La sous intrigue avec Ingrid Caven en chanteuse en mal de célébrité, prête à tout, est une dénonciation classique du pouvoir de la presse [Katharina Blum encore], surtout grinçante dans la scène où les journalistes colonisent littéralement l'appartement de Maman Küsters. Ah! Ingrid, forcément idéale en pâle figure de proue de navire à la dérive. Elle vieillit et rajeunit de dix ans en un seul plan, mature et fragile : on ressent devant elle ce que son mari Jean-Jacques Schuhl appelle le Sehnsucht. Un mot allemand qu'on peut vaguement traduire par "l'amour de ce qui n'est pas là", d'une certaine forme d'évanescence. Comme pour dissiper cette évanescence, la fixer, le scénario trouve tous les prétextes pour la faire photographier. Ingrid/Corrina n'est qu'une image dans le film, bientôt exhibée comme bête de foire en tant que "fille de l'assassin". Mais elle aura choisi cette vie, ce rôle. Fassbinder prépare doucement le terrain de La Troisième Génération, où cette idée de mascarade sera poussée jusqu'au bout.

On se concentrera donc sur le personnage de Brigitte Mira [formidable]. Maman Küsters, c'est surtout nous, spectateurs pleins de certitudes puis tentés par la réaction, l'engagement. Mais en tâtonnant. Fassbinder lie très bien intime et politique en faisant finalement de la réaction de Maman Küsters un palliatif à sa solitude, sa tristesse. Ses enfants l'ont lâché, alors elle s'engage. Résiste, prouves que tu existes. La présence de Brigitte Mira achève de faire du film une déclinaison de Ali sans couple. Mais le fait est que les voies ensuite choisies ne mènent nulle part : Fassbinder décrit ses communistes comme des bourgeois, certes intelligents, mais qui utiliseront la pauvre maman à des fins politiques [comique pisse-froid de leur coming out politique après que Fassbinder ait détaillé leur appartement huppé et leurs belles manières, mais "l'aspect extérieur ne compte pas pour nous" selon l'épouse coco tendance Chanel plutôt qu'appareil du parti]. Lors du discours fait au siège du PC, un travelling arrière révèle le pot aux roses : on était concentré sur l'orateur et ses mots; on découvre la décoration bourgeoise, les caméras qui médiatisent le cirque, tout en étant de plus en plus distant par rapport aux généralités assénées par le discours. Encore plus sur la gauche, les anarchistes auxquels elle se remet la manipulent avec stupidité, pour une fin encore une fois tragique. [SPOILER] Mais Fassbinder lui ménage une sortie à la fois pudique et déterministe, conclusion distanciée à une narration jusque là fluide : le film s'achève sur un plan fixe sur le visage atterré de Maman Kusters tandis que défile le texte du scénario, détaillant le drame à venir. Fassbinder se refuse au spectaculaire [tout comme il ne montre pas le suicide d'Hermann Kusters], laisse de l'espace au spectateur tout en insistant sur le déterminisme pessimiste de son récit, l'impuissance de son héroïne prisonnière de metteurs en scène sans merci.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Leo Soesanto - le 25 mars 2005