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Critique de film
Le film
Affiche du film

M. Butterfly

L'histoire

1964, Beijing. René Gallimard (Jeremy Irons) est comptable pour l’ambassade française. Durant l’une des mondanités qui lui incombent, il entend pour la première fois Madame Butterfly de Puccini. Emu par l’opéra, il est particulièrement touché par l’interprète principal. Ignorant que les personnages féminins sont joués par des hommes dans cette région du monde, il accoste Song (John Lone) en admirateur. S’ensuit une liaison de plusieurs années, entre la Chine et la France, impliquant un nouveau-né qu’il croira être son fils, avant qu’il ne découvre au tribunal la personne avec qui il a réellement partagé sa vie : un espion chinois.

Analyse et critique

« Laissons les jolies femmes aux hommes sans imagination. » Marcel Proust

Nous sommes au début des années 90 et David Cronenberg a la fièvre des détours historiques délirants. Du Tanger des années 50 (Le Festin nu), cap sur le Beijing de la décennie suivante. Histoire folle d’un diplomate français amoureux d’une cantatrice d’opéra dont il croira avoir eu un enfant et qui s’avèrera être un espion mâle à la solde du gouvernement chinois, c’est la première histoire vraie de sa filmographie (Faux-semblants n’étant qu’indirectement inspiré d’un fait divers). C’est toutefois l’adaptation d’une pièce à succès sur le sujet de David Henry Hwang, le cinéaste jouant contre une posture "les faits, rien que les faits" une propension lyrique autrement plus intimiste. Malgré son sujet proprement hors-norme, le film sortira en 1993, selon un schéma récurrent de "doublon" dans l’histoire du box-office, après un autre succès mêlant confusion des genres et raison d’Etat, l’autrement plus conformiste Crying Game de Neil Jordan. Le déshonneur passionnel, quand ses ravages sociaux et existentiels sont appliqués à un homme et à non une femme, offre rarement une chance assurée de toucher un grand public et M. Butterfly (non pas Mr. ou Miss, l’indécision du titre ayant un sens décisif) se rapprocherait, s’il devait évoquer un autre chef-d’œuvre malchanceux de la même année, du Temps de l’Innocence de Martin Scorsese, sommet incompris de sa filmographie : deux émois (de notaire ou de comptable) devant la scène d’une société qui se ment à elle-même. Car M. Butterfly est l’histoire d’un spectacle auquel son spectateur ne peut plus croire, un point culminant (donc intériorisé, forcément) de l’éthique de son metteur en scène, qui a toujours été une éthique de démystification.

C’est ce que montre déjà un générique où défilent à l’écran des symboles orientaux, révélés non pas par un travelling de la caméra, mais tel un à-plat séducteur qui se déroulerait devant nos yeux et qu’il faudra aller percer, appelant à visiter l’arrière-scène. De tous les films de son auteur, M. Butterfly est un des plus politiques, en prise critique avec la décolonisation. Son héros, René Gallimard (Jeremy Irons, signant une seconde fois après Faux-semblants), est aussi abusé dans les alcôves du lit à baldaquin de son amant(e) (John Lone) qu’il ne se montre un commentateur aveuglé de la scène diplomatique, pris au piège d’une invention d’homme occidental : la Femme Orientale. Ignorant d’une particularité chinoise (les personnages féminins sont joués par des hommes à l’Opéra de Pékin) il se racontera à lui-même l’histoire que l’Occident se raconte quant à l’Orient, celui de l’amour fantasmé entre un Européen indigne et une Asiatique dévouée. Son erreur étant de ne comprendre, comme le prévient Song lors de leur première rencontre (alors qu’il s’exalte devant « l’authenticité » de sa manière de jouer un personnage japonais, peuple qui a commis comme elle le lui rappelle à propos les pires exactions sur le sien) que Madame Butterfly, opéra de Puccini, n’est jamais que l’œuvre d’un Blanc. (1) Une atroce inversion voudra qu’il finisse dans le rôle de la femme dévouée ayant tout sacrifié à un homme indigne, la violence symbolique se retournant contre un membre de l’ordre des bénéficiaires.

Fraîchement débarqué des usines Renault de Clermont-Ferrand (qui connaîtront peu après 64 d’importantes révoltes ouvrières), Gallimard arrive en Chine dépourvu de toutes connaissances empiriques sur son pays d’accueil. L’éducation qu’il recevra en privé d’une Chinoise qui s’offre en esclave confirmera secrètement tous les préjugés qu’il projetait sur cette vaste et multiple nation avant d'’y séjourner : celle d’un Orient passif, soumis, intéressé, docile face à l’impérialisme. L’absence totale de perspicacité de ses analyses politiques qui en découle (sans parler de la facilité avec laquelle il va se mettre au service d’un espionnage ennemi), après l’avoir placé pour quelques temps dans les bonnes grâces de colonisateurs aimant s’entendre dire sur le papier combien ils seront bien accueillis en terrain conquis, le placera dans une situation délicate au moment de l’embourbement des alliés américains au Viêt-Nam et de la montée des Gardes Rouges en Chine mettant à prix les têtes du corps diplomatique, échecs stratégiques dus à la propension des dominateurs à trop prendre pour argent comptant le discours légitimant qu’ils se racontent à eux-mêmes et qui ne dupent finalement qu’eux.


Pantin d’une Histoire en marche, manipulé de bout en bout, Gallimard doit sa chute en une croyance naïve en sa valeur d’Occidental, permettant à quiconque serait prêt à se servir de ses fantasmes machistes (valorisation de l’indignité de l’amant, de la virginité de l’aimée) de le duper jusqu’aux plus absurdes extrémités. Le constat est impitoyable, quand Gallimard jubile d’une lettre lui déclarant avoir « volé la honte » d’une jeune innocente et ne réalise pas dans quel engrenage il met de lui-même le pied. Or Cronenberg refuse de se ranger du côté des moqueurs (ce parterre de vieillards rieurs au parquet judiciaire qui ne peuvent comprendre qu’un homme en ait aimé un autre des années le considérant comme une femme, une âme sœur) ; et cette cruelle ironie dont il est le plus conscient, il ne la mettra pas au service de la stricte dénonciation (Gallimard est, de fait, un homme du passé, que la justice a déjà puni) mais du drame, nous plaçant dans la situation paradoxale qu’énonce Song, quand elle déclare considérer juste que son père exploiteur ait été forcé par le régime à marcher sur des bris de verre, mais qu’elle ne peut s’empêcher de pleurer la douleur d’un membre de sa famille.

Car il y a un "air de famille", et c’est ce qui rend M. Butterfly si dérangeant sous sa surface policée, entre la pathétique duperie de Gallimard et ce que tout un chacun connaît de par son expérience amoureuse. Il se peut que Gallimard, pour qui un homme bien bâti se déguise en femme frêle, soit un homosexuel refoulé ; il est peut-être simplement niais, cela importe peu. Le fait est qu’il choisit d’être trompé, qu’il prend sur lui le mensonge inhérent à la relation, comme si David Cronenberg nous intimait qu’on n’aime jamais l’autre pour lui (l’homme sous le costume sera repoussé de la façon la plus vile quand il se révèlera) mais pour ce qu’il est à même de représenter. Gallimard, tout enferré dans son obsession, ne pourra pourtant pas ne pas voir les années gâchées, le temps perdu pour une chimère, mais une chimère qu’il ne peut pas croire ne pas avoir existé. La question ici est celle de l’authenticité possible du rapport amoureux, M. Butterfly signifiant en tout les cas de la façon la plus claire qu’il n’y a pas d’issue pour un couple "interracial" (mot dont la laideur dit déjà toute la fausseté) s’il ne se construit que sur une mythologie sexuelle.

Il faut voir tous ces affrontements de chambre, où Gallimard est retenu à la porte du secret, scènes où l’art de la mise en scène de Cronenberg excelle à trouver la bonne distance, ni trop proche (nous n’adoptons pas le point de vue fantasmé de Gallimard), ni trop éloignée (nous ne sommes pas la concierge qui de l’extérieur voit clair à la tromperie). M. Butterfly est un film d’attention au décor, décor que l’on fantasme et que l’on veut atteindre par un corps désiré. Le Beijing du cinéaste n’est pas moins rêvé que son Interzone, comme si nous hallucinions toujours les lieux que nous habitons. L’épouse de Gallimard (Barbara Sukowa, oui, oui, la putain fassbinderienne), avant de découvrir par elle-même le sort de cocufiée qui attend bien des femmes d’expatriés, fait de son Elle le paravent d’une parade érotique quand elle singe au lit le chant de mandarins (2), rappel inversé d’une femme occidentale pas moins construite sur un modèle qui lui préexiste que son alter-ego asiatique (les magazines féminins jouent un rôle décisif pour les deux camps dans le film). Si Song est un chant, les autres personnages féminins connaissent aussi bien leur répertoire. Chacun est dans ce petit univers mondain en représentation constante. La vie des Européens outre-mer ne semble pas moins ritualisée (et en dernière instance parfaitement fausse) que le folklore traditionnel local.


Toutes représentations, mondaines ou orientalistes, sont mortifères ; l’arrière-scène dans M. Butterfly a plus de vie que le lieu du spectacle : les coulisses du théâtre où, comme dans La Flûte enchantée de Bergman, un acteur encore maquillé et déguisé s’en grille une avant ou après le passage de la rampe, le pied-à-terre et son jardin d’où Song donnait dans l’illusion reconvertis en un lieu de vie pour plusieurs familles qui y élèvent leur propre basse-cour. Mouvement imprévu et incontrôlable aussi de la foule de Gardes Rouges que Gallimard rencontre sur une bicyclette d’expat prêt à céder au kitsch du lieu, brûlant les costumes de l’Opéra sur une grande place... mais qui se retrouvent eux-mêmes figés dans la représentation la scène suivante, rejouant les mêmes pièces en n’ayant changé que le déguisement, qui est désormais celui de l’art prolétarien le plus académique. La Révolution Culturelle ici vue comme une tentative malheureuse d’en finir avec les masques et les costumes que l’on brûle mais pour mieux sacrifier aux mêmes vieilles structures d’autorité qui soutiennent le maoïsme. Dans son commentaire de la période, M. Butterfly rappelle un autre film produit par Jeremy Thomas et interprété par John Lone : Le Dernier Empereur de Bertolucci, autre problématisation de la fascination qu’exercent les empires orientaux, autre drame forcément ironique d’un privilégié ramené à sa condition de citoyen. Là où Bertolucci concluait son odyssée sur le relatif apaisement d’un jardinier s’étant résigné à la marche de l’Histoire (ce que ses détracteurs ne manqueront pas de railler au compte de ses sympathies communisantes), l’issue est ici autrement plus amère.



« Pourquoi les femmes sont-elles jouées par des hommes à l’Opéra de Pékin ? » demande Song à sa supérieure de Parti ? « Car il n’y a qu’un homme pour savoir comment doit être la femme idéale » répond-il amèrement. (3) C’est toute l’ironie de M. Butterfly : la femme idéale ne peut être qu’un homme. Créée par lui, pour lui, elle peut non seulement, mais doit, pour être conséquente, ultimement se passer des femmes dans leur contingence. Song ne ment pas au tribunal en déclarant avoir inventé une pratique sexuelle pour le bénéfice de Gallimard, c’est lui qui se trompait en attribuant une valeur ancestrale à ce don. Le film ne statue d’ailleurs pas sur le degré d’attachement de Song, obligé par le régime chinois à un rôle sordide pour soutirer des informations à un fonctionnaire ennemi, mais qui met finalement à l’épreuve l’amour que lui porte personnellement Gallimard en se dénudant enfin devant lui. La scène du panier à salade est un moment doublement tragique. En refusant de révéler au spectateur ce qu’il voudrait voir (le sexe de Song "prouvant" son identité sexuelle), David Cronenberg refuse de le libérer entièrement de l’illusion dont il a été victime avec Gallimard - et le laisse avec lui dans son obsession amoureuse. En finissant sur la désolation de Song, comprenant qu’il n’a jamais été aimé et que la femme qu’il a créée lui survivra, il ne perd pas de vue le prix de cette illusion, l’outrage fait à l’autre qui n’a jamais été reconnu pour ce qu’il est et à qui cette reconnaissance est à jamais refusée.


Cette double cruauté - personne ne sort vraiment gagnant de ce marché de dupes - correspond bien à un film dont toute la mise en scène est érigée contre l’idée d’une pure passivité (Orient passif, femme passive, mais aussi, et c’est plus retors, homme passivement dupé). Sur scène, la ligne, forme de la raison et du progrès, est du côté de l’Occident et du patriarcat. Le cercle, la répétition ancestrale, du côté d’un vieil Orient féminin, où les gestes, du service du thé à la maîtrise du massage érotique, se rejouent des mères aux filles. Avenir d’une caste éclairée sûre de ses droits, passé d’un empire si vieux que sa tradition remonte à plus loin que le souvenir. Mais tout se dérègle, la ligne des étudiants brandissant le Petit Livre Rouge au Quartier Latin vient buter par un effet de montage contre le cercle du disque de Puccini qui rejoue ad nauseam son opéra mélancolique. La prison de Gallimard, surmontée d’un public panoptique et des dragons de la culpabilité, est un cercle qui entoure son petit théâtre orientaliste. Sauf qu’il n’y a plus aucun Orient réel dans cet orientalisme, c’est un enfer chrétien. Song repart en Chine par avion en homme plus "civilisé" que celui qui s’est perdu dans une parodie outrageuse de celle qu’il a aimée (son vol quitte la rampe sur un même plan fixe et "en retrait" que le générique de début qui défilait devant nos yeux, intact, comme intouché). Gallimard quant à lui, est devenu la créature émouvante et monstrueuse que son désir appelait pour Song, dans un amour littéralement stérile, de ses vœux.

Au retour au petit matin d’une de ses premières parades nuptiales pour conquérir Song corps et âme, Gallimard se voit offrir par un pêcheur de la baie une étonnante libellule, qu’il enserre durant le trajet en pittoresque calèche humaine le ramenant chez lui. Si le cinéma de Cronenberg nous aura appris quelque chose, c’est peut-être que les monstres sont moins les créatures que nous enfermons dans notre paume que nous-mêmes quand nous regardons ces insectes de haut. Il est vrai qu’il ne nous l’avait jamais intimé avec une telle délicatesse. Ce qui rend M. Butterfly émouvant est la conscience que nous sommes tous un peu monstrueux dans ce que nous aimerions prendre pour nos élans les plus purs. Si ce cinéma est moins délateur que radicalement critique, moins indigné que foncièrement dérangeant, c’est qu’il nous met en face d’une étrangeté qui est l’étoffe même de nos vie.


(1) Le film s’en prend aussi, c’est particulièrement sensible durant le pique-nique sur la muraille de Chine, à un certain imaginaire du cinéma colonial d’après-guerre (on peut penser à Satan Never Sleeps de McCarey).
(2) Comme l’épouse de A History of Violence qui se déguise en cheerlader dans une chambre d’hôtel afin de réveiller une sexualité qu’on imagine un peu ronronnante. Il n’y a pas d’érotisme chez Cronenberg sans jeu érotique et le déguisement y trouve toujours un rôle valorisé face à la nudité crue (ici le corps offert sans fards de la partenaire allemande, par opposition à la robe de soie jamais enlevée de Song).
(3) Le passage du féminin au masculin entre la question et la réponse n’est ici pas fortuit. Décider quand Song-homme ou Song-femme parle est une question que nous renvoie constamment le film, la meilleure solution, que ne permet malheureusement pas la grammaire française, étant sûrement de ne pas décider du tout).

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La fiche IMDb du film

Par Jean-Gavril Sluka - le 12 mars 2013