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Critique de film
Le film
Affiche du film

Les Yeux de Satan

(Child's Play)

L'histoire

Paul Reis (Beau Bridges) revient comme professeur de sport dans l'établissement scolaire religieux où il a été élève. Il retrouve avec plaisir l'un de ses anciens professeurs, Joseph Dobbs (Robert Preston), homme affable qui le prend rapidement sous son aile. C'est avec plus de réserve qu'il est reçu par l'autre enseignant influent de l'école, Jerome Mailley (James Mason), homme dur et froid particulièrement craint de ses élèves. A peine Reis a-t-il pris ses fonctions que de violents incidents éclatent entre les étudiants : comme hypnotisés, certains d'entre eux se laissent frapper et humilier par leurs condisciples. Reis commence à soupçonner Mailley d'être à l'origine de ce conflit larvé qui déchire l'établissement...

Analyse et critique


C'est Marlon Brando qui doit au départ interpréter Mailley, mais celui qui a déjà travaillé avec Sidney Lumet sur L'Homme à la peau de serpent quitte le projet au bout de quelques jours de répétitions suite à un conflit avec le producteur David Merrick, une star du théâtre de Broadway. Il est remplacé au pied levé par James Mason, qui retrouve ainsi pour la troisième fois Lumet. Il apporte énormément au personnage, incarnant dans son corps et son visage une douleur profondément enfouie en lui et qui le dévore à petit feu, comme un cancer. C'est bien la prestation magistrale de l'acteur qui fait que ce Child's Play vaut un peu plus que le simple petit film d'angoisse qu'il aurait pu être. La mise en scène de Lumet se révèle en effet très fonctionnelle, seul l'accent gothique qu'elle prend parfois l'empêche d'être complètement anodine. On retrouve dans quelques cadrages quelques beaux placements de caméra, l'œil aiguisé du cinéaste tel qu'il a pu s'exercer sur des films comme The Pawnbroker ou, pour ne citer que sa dernière réalisation, The Offence. Mais il faut bien convenir que ces passages sont éphémères et que le film est loin d'être tenu de bout en bout, le suspense que le cinéaste parvient parfois à insuffler au film se dissipant vite et quelques séquences frôlant même le ridicule. Si l'on peut trouver un intérêt au film - en dehors donc de la prestation de James Mason -, c'est qu'il est thématiquement assez intéressant, du moins au regard des autres œuvres du cinéaste.


Child's Play est de toute manière une étrange projet, un film un peu improbable qui surgit après The Anderson Tapes et The Offence. deux films magistraux portés l'un par une mise en scène au cordeau et l'autre par des expériences formelles passionnantes. Alors qu'aux Etats-Unis la jeunesse se rebelle, Lumet prend étonnamment ses distances. Homme de gauche progressiste, on aurait pu imaginer qu'il allait se faire l'écho de cette contestation profonde de la société américaine mais, bien au contraire, il prend ses distances à la fois avec les différents mouvements qui secouent son pays et avec le cinéma du Nouvel Hollywood qui prend son essor. Pourtant, outre ses positions politiques, certains de ses films laissaient penser qu'il participerait à cette nouvelle donne du cinéma américain. On pense à Fail Safe qui annonce les fictions géopolitiques antimilitaristes qui fleuriront dans les années 70, The Group qui par sa forme chorale propose un affranchissement des règles narratives traditionnelles dont bien d'autres cinéastes (Altman en tête) feront leur sel et, plus proche, The Anderson Tapes qui invente presque la fiction paranoïaque des années 70.


Mais avec The Offence en 1972 et surtout ce Child's Play tourné deux ans plus tard, Lumet signe des films détachés des enjeux thématiques et formels portés par le cinéma américain de l'époque. En fait, Lumet ne se retrouve en rien dans le slogan « Sexe, drogue et rock'n'roll » ; et pour lui, la fronde de la jeunesse américaine tourne à vide car elle se révèle très vite incapable d'être une force de proposition politique, sociale et économique. Aussi, plutôt que d'être dans la simple contestation en bousculant les normes et les habitudes, il préfère poursuivre tranquillement son chemin de cinéaste en tournant entre deux chefs-d'œuvre (Serpico et Un après-midi de chien) des films de facture modeste comme Lovin' Molly, Le Crime de l'Orient-Express ou ces Yeux de Satan. Ce qui ne l'empêche pas par ailleurs d'y glisser discrètement, à la manière des anciens, quelques-unes de ses réflexions sur la société. On retrouve ainsi dans ce film mineur l'un des thèmes centraux du cinéaste, à savoir la dictature du groupe. Lorsqu'il évoque la démocratie, les médias, les institutions, Lumet scrute constamment la façon dont l'individu est amené à rentrer dans le rang, à s'aligner et à respecter la voix et les règles du groupe. Lumet transforme cette interrogation en peur dans Child's Play, montrant par le biais du fantastique comment il est possible de manipuler les gens pour les amener à abdiquer leur individualité au profit d'une masse uniforme ne parlant et n'agissant que d'une seule voix. Child's Play, qui arrive après d'autres films de genre qui ont bien plus brillamment mis en scène ce thème de l'uniformisation et du fascisme (on pense au Village des damnés et bien sûr au Body Snatchers de Siegel), aurait cependant pu être complètement anodin s'il ne prenait pas de biais le scénario attendu.


[Attention spoiler] Jerome Mailley est ainsi dépeint comme un homme si droit, si rigide dans ses principes, que son attitude confine à la psychose. Mais avec du recul, on se rend compte que l'on pourrait considérer de la même la façon Serpico et bien d'autres personnages incorruptibles filmés par Lumet. Le film développe ainsi un étonnant discours sur la norme, inversant de manière ludique le déroulement attendu : le professeur rigide devient un héros tragique tandis que celui présenté comme ouvert et progressiste incarne au final le mal. Lumet se méfie des mouvements de foule, et l'on peut voir dans ce retournement de situation une réaction du cinéaste aux mouvements de la jeunesse dans lesquels il voit plus un réflexe pavlovien, un mouvement de masse, qu'une réelle adhésion à une utopie, un combat pour la justice et la liberté. Tout cela reste en filigrane dans un film qui demeure par ailleurs formellement et narrativement très modeste. [Fin du spoiler] On le conseillera donc aux fans du cinéaste qui ont épuisé les grands titres de sa filmographie et à tous les amateurs de James Mason, décidément l'un des plus grands acteurs qui soit.


En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Olivier Bitoun - le 1 avril 2011