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Critique de film
Le film

Les Turbans rouges

(The Long Duel)

L'histoire

Aux Indes britanniques, dans les années 1920, la tribu nomade des Banthas est subitement emprisonnée par la police menée par l’impitoyable officier Strafford. Sultan, le chef de la tribu déterminé à ne pas vivre derrière des barreaux, organise une évasion immédiate avec les hommes de son clan les plus déterminés ainsi que quelques détenus de droit commun présents dans la prison. L’opération est un succès, mais un policier est tué. Une traque impitoyable va s’organiser, marginalisant de plus en plus la troupe de Sultan. Pour l’attraper, le gouvernement fait appel à un spécialiste de l’Inde et de ses coutumes, l’officier Young. Ouvert et tolérant, celui-ci va pourtant devoir entrer dans une terrible confrontation avec Sultan.

Analyse et critique

Le film d’aventure "exotique" est un incontournable du cinéma anglais, notamment pour ses productions les plus prestigieuses qui des années 30 aux années 60 n’ont cessé de visiter l’Empire ou de tenter de raviver son souvenir. Que le récit soit guerrier ou romantique, la fascination pour le décor des colonies anglaises est une constante. A quelques exceptions près, comme par exemple l’exécrable Bozambo que nous avions évoqué il y a quelques mois ici même, la rhétorique de ces films est également une constante constituée d’un subtil équilibre entre admiration et nostalgie pour le prestige de l’Empire et respect sincère pour la culture et les traditions des populations indigènes. Il était inévitable que Ken Annakin, habile technicien et prolifique réalisateur du cinéma anglais, croise la route du genre. Ce sera le cas à plusieurs reprises dans les années 50 et il retrouve ces décors en 1967 pour Les Turbans rouges, l'un des derniers fleurons du genre. A cette époque, le temps de l’admiration quasi inconditionnelle pour l’Empire est révolu, et la nouvelle vague anglaise impose depuis quelques années de nouvelles idées politiques et sociales à l’écran. Quelques mois plus tard, Tony Richardson tournera sa Charge de la brigade légère, monument subversif qui viendra tirer un trait presque définitif sur le romantisme colonial qui habitait jusqu’alors de nombreux films. Si le long métrage d’Annakin est bien plus conventionnel, il semble néanmoins déjà porter les graines de cette révolution, comme si le film et son auteur pressentaient inconsciemment que l’équilibre moral tenu par de nombreux films jusqu’ici était impossible. Le résultat est un film de facture résolument classique, incontestablement et efficacement placé sous le signe du divertissement, mais d’une étonnante noirceur, comme porteur d’un regard mélancolique sur une idée utopique en voie de disparition.



 

Les Turbans rouges nous offre l’exemple parfait d’un film presque totalement défini par sa première séquence. Elle nous en annonce le ton, la dynamique, et définit déjà sa qualité d’ensemble, l’impression brillante qu’elle nous laisse ne se démentant jamais jusqu’au mot fin. Le premier plan est un panoramique sur le campement d’une tribu nomade des Indes, les Banthas. La scène est joyeuse, on y voit un enfant rentrant de la chasse et croisant les membres de la tribu massés autour d’un panda domestiqué et danseur. L’enfant rejoint alors son père Sultan, le chef de la tribu, qui l’emmène pour une chevauchée. Cette traversée de paysages spectaculaires sera la toile de fond du générique. Ces images dégagent une impression joyeuse, renforcée par la musique guillerette de John Scott qui fait presque craindre un film naïf, plein de bons sentiments. Une sensation qui va être immédiatement contrecarrée par le troisième et dernier mouvement de cette ouverture, un retour brutal au camp de la tribu qui nous propose une image marquante : le camp est entièrement vidé et seul le cadavre du panda occupe désormais l’écran. L’ensemble de cette séquence fait l’effet d’un motif que répétera Annakin par la suite, tout au long d’un film qui en reprend le rythme soutenu et présentera une succession d’événements dramatiques qui viendront systématiquement saper les lueurs d’espoir de plus en plus pâles qu’il tente de faire naître.

Chaque rapprochement entre indigènes et Anglais, chaque moment de répit dans la tribu des Banthas est immédiatement annulé par une séquence de plus en plus plus brutale : la mort du gardien lors de l’évasion menée par Sultan, la mort de sa femme, ou encore la terrible boucherie qui résulte de l’attaque par les Anglais du train qui transporte les membres de la tribu encore emprisonnés, séquence d’une force incroyable qui symbolise les victoires à la Pyrrhus des forces de l’Empire qui émaillent le film. De sa première séquence à sa conclusion, tout va très vite dans Les Turbans rouges, même lors des scènes a priori apaisantes, comme celle de la séduction entre la danseuse et Sultan. C’est la marque d’un film rythmé et plaisant, caractéristique d’un divertissement particulièrement efficace mais aussi et surtout la traduction d'une urgence, celle d'une civilisation en train de disparaître, comme l'exprime de manière si touchante le personnage interprété par Trevor Howard devant les fresques qu'il étudie.

L’intrigue s’ouvre sur une opposition plutôt binaire entre Sultan, interprété par un Yul Brynner, toujours brillant et savoureux dans ces rôles de chef fier et droit, et l’officier Stafford, impitoyable et antipathique chef de la police local campé par un habitué de ce type de rôle, Harry Andrews. Le schéma semble classique, mais le scénariste Peter Yeldham va vite transformer cette opposition en substituant dans la confrontation le personnage de Young à celui de Stafford. Young, brillamment interprété par Trevor Howard, est l’opposé de Stafford. Officier efficace mais atypique, il a une grande empathie pour les civilisations locales dont il étudie la culture à ses heures perdues. Un personnage finalement typique du paradoxe du genre et du romantisme anglais au sens large, partagé entre admiration pour l’Empire et respect des autres. Les Turbans rouges devient alors l’histoire d’une confrontation entre deux hommes qui se ressemblent, caractérisés par leur sens de la justice et leur tolérance, mais dont nous pressentons qu’elle se conclura de manière dramatique pour au moins l’un d’entre eux. Une impression renforcée par la présence toujours menaçante de Stafford, qui plutôt que la méchanceté individuelle semble incarner au fur et à mesure du film la main d’un destin implacable qui s’opposera à tout jamais à la paix entre Banthas et Anglais. Le spectateur se prend alors à développer une empathie égale pour les deux personnages, ce qui rend leur affrontement d’autant plus absurde et déchirant. L’intensité de leur confrontation se trouvera magnifiée lors de leurs rencontres, filmées avec une remarquable sensibilité par un Ken Annakin particulièrement inspiré pour ces scènes qui dégagent une émotion puissante et illustrent parfaitement et tristement l’utopie de la cohabitation entre Anglais et indigènes qui semble pourtant à portée de main.


Ne nous y trompons pas, malgré la beauté du point de vue qu’il porte sur son sujet, Les Turbans rouges est d’abord et avant tout un divertissement exotique et dépaysant. C’est d’ailleurs aussi ce qui fait le plaisir intense que nous prenons à son visionnage. Solide artisan, Annakin a su mettre tout son savoir-faire au service du film, également servi par ses décors et la richesse de sa production. On sent une attention particulière portée aux détails de chaque scène ainsi qu’une direction d’acteurs précise qui valorise un casting brillant. Nous nous en voudrions d’ailleurs de conclure sans avoir dit un mot de la prestation marquante d’une Charlotte Rampling toute jeune qui irradie le film de sa force tranquille et de sa beauté. Passionné par la succession des événements, le spectateur garde toutefois en tête à chaque instant que la conclusion du film est inéluctable. Nous nous dirigeons vers un drame, et ce sentiment ne sera pas contredit par une très belle conclusion qui vient mettre un point final mémorable au film, et qui par la même occasion signe majestueusement la fin d’un espoir utopique porté des décennies durant par tout un pan de la production cinématographique anglaise.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Philippe Paul - le 22 septembre 2016