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Critique de film
Le film
Affiche du film

Les Russes ne boiront pas de Coca Cola!

(Italian Secret Service)

L'histoire

Ancien héros de la Seconde Guerre mondiale, Natalino Tartufato, dit Capellone ("les beaux cheveux"), est à la recherche d'un travail quand il retrouve l'ex-capitaine Charles Harrison, qu'il avait sauvé d'un peloton d'exécution fasciste quelques vingt ans plus tôt. Celui-ci, employé des services secrets britanniques, lui confie une mission d'observation des faits et gestes d'un dangereux néo-nazi. Satisfait de la manière dont Capellone s'est acquitté de cette première mission, le capitaine Charles lui en propose une autre : éliminer le nazi. Attiré par la coquette somme qui lui est promise, mais incapable de passer à l'acte, Capellone se met en quête de quelqu'un qui serait susceptible d'exécuter la besogne à sa place...

Analyse et critique

Parce qu’il porte un titre français débile (1) ; parce qu’il s’inscrit dans un sous-genre (le film d’espionnage semi-parodique) très ancré dans son époque de production et aujourd’hui largement passé de mode ; parce qu’au sein de la filmographie très variée de Luigi Comencini, ce film de commande survient consécutivement à l’un de ses films les plus personnels et les plus bouleversants, L'Incompris ; et parce que - enfin et tout simplement - le film n’est "qu’une" pure comédie, il serait facile de ranger dédaigneusement Italian Secret Service au rayon des œuvres dispensables. Ce serait commode, beaucoup l’ont déjà fait, et ce ne serait pas forcément très grave. Mais on passerait alors à côté d’une comédie épatante, assez souvent hilarante, et tout à fait représentative des plus admirables et des plus spécifiques vertus de l’écriture, alerte et féroce, des auteurs transalpins des années 60. Les Russes ne boiront pas de Coca-Cola, certes, mais les amateurs de comédie italienne risquent de boire du petit lait.

Avant toute chose, rappelons que si Luigi Comencini est régulièrement cité parmi les maîtres de la « comédie à l’italienne », il n’a pas oeuvré majoritairement dans le registre comique, et qu’il n’a eu de cesse de louvoyer avec habileté entre les genres au gré d’une filmographie qui ne sera d’ailleurs, à cause de cette nature éclatée, reconnue que très tardivement en tant qu’oeuvre par la critique. Et que même ses comédies les plus fameuses (La Grande pagaille, L’Argent de la vieille...) ne peuvent être totalement assimilée à des "pures" comédies, tant elles se nourrissent de préoccupations dures et tant elles portent en elles une forme de gravité. A cet égard, oui, Italian Secret Service fait office de récréation : même si le film n’est pas totalement vide de sens (nous y reviendrons), le cadre général lié aux services secrets est avant tout un prétexte à la mise en place de situations burlesques, absurdes ou délirantes, dont la vocation essentielle est la stimulation des zygomatiques. Ce n’est donc pas avec ce film que l’on pourra aider à définir le "style" Comencini (à ce sujet, voir ce que nous en disions dans les premiers paragraphes de notre texte sur La Traite des blanches), mais outre qu’on peut (et qu’on doit parfois) tout à fait apprécier un film indépendamment du style usuel de son auteur, il convient d’insister sur cette particularité "familiale" de la comédie italienne, qui fait que grâce à la fluidité de la circulation des équipes (scénaristes, comédiens, techniciens...), il y a ainsi parfois plus en commun entre deux films signés de réalisateurs différents qu’entre deux films issus d’une même filmographie : Italian Secret Service aurait pu être signé Mario Monicelli (le nom n’est pas arbitraire, tant le film a une certaine parenté avec, mettons, Nous voulons les colonels), cela ne l’aurait pas rendu moins intéressant à commenter.

C’est donc plutôt en allant voir du côté des scénaristes qu’on comprendra mieux la réussite (à nos yeux) du film (précisons tout de même que Comencini n’est pas complètement et irrespectueusement mis de côté, dans la mesure où il collaborait abondamment à la réécriture de ses scénarios) : à l'origine de Italian Secret Service, il y a un trio formé de ce qui a pu se faire de mieux dans l'histoire du cinéma italien (et bien au-delà du registre comique), formé de Leonardo Benvenuti, de Piero De Bernardi et dans une moindre mesure de Massimo Patrizi. Les deux premiers, qui seront, quelques années plus tard, des auteurs de Mes chers amis (pour Germi puis Monicelli) ou de Il était une fois en Amérique (pour Sergio Leone), avaient déjà participé à l'écriture de L'Incompris l'année précédente, ce qui assure là aussi une habileté certaine à naviguer d'un genre à un autre. Auteurs très prolifiques, il leur arrivait souvent d'être de plusieurs projets simultanés, et cela eut notamment, dans le cas d'Italian Secret Service, l'inconvénient de ralentir la production, ce que Comencini déplora ensuite, constatant que le film était sorti au moins deux ans trop tard, et que par ailleurs, il était « appallottoloso » (quelque chose comme trop gorgé d'idées). (2)

Sur le premier point, on ne peut pas lui donner tout à fait tort : consécutivement aux premières aventures de James Bond, les comédies d'espionnage semi-parodiques fleurirent de-ci de-là, et si l'on se contente de cet aspect, on ne peut pas dire qu'Italian Secret Service se démarque infiniment de ce qui put se faire ici ou là dans le registre (citons Notre homme Flint (1966) ou Casino Royale (1967), tout juste antérieurs - on pourrait aussi évoquer Les Russes arrivent, les Russes arrivent (1966) ou Qu'as-tu fait à la guerre, Papa ? (1967), même si le cadre y est moins celui des services secrets que de l'armée).

Pour le deuxième point, par contre, il faut insister sur cette extraordinaire et tourbillonnante virtuosité des auteurs italiens à construire des échafaudages narratifs comiques qui donnent à la fois les sentiments de la complexité la plus retorse en même temps que de la plus totale évidence. Observé depuis ce point de vue-là, Italian Secret Service est un échantillon parfaitement représentatif, pour ne pas dire un modèle du genre. Revenons un peu en arrière : l'un des arcs narratifs les plus communs de la comédie à l'italienne (entre 1959 et 1975, grosso modo) fut de placer des personnages de basse condition et d'assez médiocre intelligence dans des situations de besoin telles que seule une forme de débrouillardise un peu roublarde pouvait - en théorie - les sauver. Des bricolos, menteurs et magouilleurs, qui échafaudent des plans astucieux mais inévitablement voués à échouer lamentablement : Le Pigeon, en 1959, fut la matrice du genre mais pour rester avec l'excellente compagnie de Comencini et de Manfredi, le début d'A cheval sur le tigre, par exemple, donne un bon aperçu de la logique propre au mécanisme en question.

Les premières minutes d'Italian Secret Service nous font ainsi découvrir Capellone, autrefois un héros de guerre, qui peine désormais à passer des concours destinés à des enfants du primaire : la tête de Manfredi quand il essaye de tricher en copiant sur le gamin situé devant lui est impayable, mais le fait que l'enfant qu'il ait choisi soit un cancre et qu'il ait donc recopié des mauvaises réponses fait office d'irrésistible seconde couche. Embarqué, plus ou moins malgré lui, dans une mission d'espionnage ultra-secrète, Capellone voit miroiter les millions de lires qu'il pourrait empocher... si jamais il accomplissait la mission. Et là, le film quitte la comédie d'espionnage pour entrer, pleinement, dans le domaine de la comédie italienne : par nature incapable d'accomplir ce qu'on lui demande, Capellone sollicite un plus-dans-le-besoin-que-lui, qui l'exécutera en demandant moins. Sauf qu'aussi médiocre qu'on soit, il y a toujours plus médiocre que soi : l'exécutant, tout aussi incapable et obéissant à la même logique, en sollicite un autre, qui lui même... Et c'est ainsi qu'une bande d'inénarrables losers va se former, se mettant à cinq pour... rater tous ensemble.

Reconnaissons-le, la structure comique du film repose sur une mise en place un peu longuette, dans laquelle tout n'est pas hilarant. Mais à partir de la séquence en Angleterre, et de la révélation formidable (que nous ne trahirons pas ici) qui prouve que la bande de pieds nickelés n'a pas tué la bonne personne, le film décolle et évolue dans des sphères comiques de haute-volée. La force de la caractérisation des seconds rôles serait à souligner ici, par exemple pour l'avocat pleutre et zélé (« C'est moi qui vais vous embrasser, je suis son représentant légal ») incarné par Gastone Moschin, mais on se focalisera sur l'enjeu principal de la mort du "néo-nazi", en ce qu'il est tout à fait révélateur de l'insolence avec laquelle les auteurs de comédie italienne faisaient rire de choses graves ; nos cinq branquignols n'ont qu'une mission à accomplir pour toucher le pactole : tuer cet homme. Après s'être menti les uns les autres, après avoir fait lamentablement échouer les stratagèmes élaborés par leurs comparses et après avoir dû tirer au sort celui qui s'y collerait (géniale scène du chapeau, dans le train, qui tient tout à fait la comparaison avec la mythique scène de la "courte-paille" dans Tueurs de dames), ils finissent par mettre la main sur l'homme en question... qu'ils sauvent alors du suicide ! Et bien plus tard, l'homme finira par mourir... au moment même où leur nouveau plan de génie exigera qu'il soit bel et bien en vie !

Sans trop en révéler sur la fin du film, on remarquera là encore une belle récurrence dans la comédie italienne à achever les oeuvres avec un soupçon d'amertume, voire d'irrésolution tragique, pour les solitaires des films de Dino Risi marchant vers un arrière-plan indéfini comme pour les compères de ceux de Monicelli qui ne se situent, au final, guère plus loin qu'au départ... Italian Secret Service ne déroge pas à la règle, mais il le fait à sa manière : ses protagonistes sont, chacun à leur façon, les laissés-pour-compte d'une société italienne qui, depuis la guerre, a connu le boom économique puis les désillusions consécutives à celui-ci. Capellone fut un héros de guerre, vingt ans plus tard c'est un pauvre type ignoré de tous, qui vit dans le souvenir de ce qu'il a été : la mémoire est une malédiction, et peut-être sera-t-il plus simple de redémarrer désormais, dans la naïveté et dans l'ignorance... Derrière ses dehors cocasses et outranciers, le film distillerait ainsi comme une forme de désenchantement ou d'inquiétude, de ces sentiments qui étreignent lorsque l'on réalise que le monde n'est finalement pas réductible à la lecture simple qu'on pourrait en faire (« il faut tuer le méchant nazi »), que les enjeux réels nous confinent à l'impuissance, et que l'on se dit, au final, que les choses allaient tellement mieux quand on ne savait pas... Voilà donc pour la (petite) touche d'amertume qui achève la recette (secrète, évidemment) de cette comédie détonante, qui mérite largement mieux que le dédain dont elle fait encore aujourd'hui l'objet.


(1) Débile, et qui révèle d’ailleurs (de façon partiellement incorrecte) un élément survenant assez tard dans l’intrigue. Pourquoi ne s’être pas contenté d’un (par exemple) Espionnage à l’italienne comme il en fleurissait à l’époque ? Ceci étant, on peut également citer le titre canadien (Pas de chocolat pour les Américains... pardon ?) ou une affiche italienne montrant une jeune femme blonde ligotée sur une chaise (???) pour comprendre qu'on devait être parfois moins occupé à voir les films qu'à fumer des substances interlopes dans les agences de distribution...
(2) Dans l'entretien avec Luigi Comencini dans Positif n°156, février 1974.

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La fiche IMDb du film

Par Antoine Royer - le 12 septembre 2017