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Critique de film
Le film
Affiche du film

Les Plus belles années de notre vie

(The Best Years of Our Lives)

L'histoire

Trois Américains démobilisés à la fin de la Seconde Guerre mondiale reviennent dans leurs foyers et reprennent contact avec la réalité quotidienne. Homer Parrish a été amputé des deux mains et, gêné par son infirmité, repousse Wilma, sa fiancée, prenant son amour pour de la pitié. Le capitaine Fred Derry retrouve Marie, celle qu'il a épousée quelques semaines avant son départ, et s'aperçoit qu'elle n'est pas celle qu'il avait idéalisée. Al Stephenson, banquier dans le civil, découvre les siens complètement transformés par les années de guerre et se consacre à favoriser l'insertion sociale des G.I. démobilisés...

Analyse et critique

A sa sortie en 1946, le mélodrame Les Plus belles années de notre vie de William Wyler remporta un succès phénoménal au box-office (il fait toujours partie aujourd’hui des cents meilleures recettes du cinéma américain) et fut couvert d’Oscars. Soixante-quatorze ans plus tard, on est toujours captivé et ému par cette œuvre dénuée de toute action spectaculaire et qui dure près de trois heures. Comment expliquer cela ?


La première raison tient dans le sujet, choisi et développé par le producteur Samuel Goldwyn lui-même, à une époque où les pontes des studios avaient encore une ambition artistique. Ce sujet est l’un des plus importants et des plus immémoriaux qui soient : le retour au foyer des combattants après une longue guerre, ici en l’occurrence la plus meurtrière et la plus dévastatrice de toutes, qui vient à peine de s’achever. Avec cette question : que fait-on de ces hommes totalement déphasés qui ont été trop longtemps absents ? Question douloureuse que l’on pouvait déjà se poser il y a trois mille ans, à la fin de L’Odyssée : que va devenir Ulysse maintenant qu’il a retrouvé Pénélope ? Pourra-t-il poursuivre une existence normale avec cette épouse qu’il ne connaît plus vraiment ? En effet, aujourd’hui comme hier, ces guerriers reviennent d’un monde sans vie, sans femmes, sans enfants, sans douceur, ils n’ont connu que des machines hurlantes et des massacres, entrecoupés d’attentes insupportables. Autrement dit, ils reviennent d’un autre monde, du royaume des morts, et il y a désormais un abîme entre ces combattants qui ont vu l’Horreur et ceux (femmes, enfants, vieillards ou citoyens réformés) qui n’ont rien vu, pour reprendre l’expression de Marguerite Duras dans Hiroshima mon amour.


Toute la première partie du film décrit minutieusement ce déphasage déchirant et cette angoisse, que Wyler lui-même a connus en revenant d’Europe, où il avait servi dans les bombardiers faisant des raids au-dessus de l’Allemagne : ma vie est fichue, se dit le revenant, mes plus belles années sont derrière moi (c’est le sens du titre, à la fois nostalgique et amer), je ne sais plus quoi dire à ma femme qui est presque devenue une étrangère et qui a appris à vivre seule. Pensons à la terrible gêne qu’éprouvent Al Stephenson (Fredric March) et son épouse Milly (Myrna Loy) au début du film. Cette poignante description de l’incommunicabilité, voire de l’ennui, bien avant Antonioni, fait toute la modernité du film, derrière un classicisme de façade. Adoptant le point de vue de trois soldats revenant chez eux, Les Plus belles années de notre vie diffuse en effet une sensation de douceur étrange, douceur ouatée du post-traumatisme qui annonce le film d’Alain Resnais, douceur accentuée par cette Amérique d’après-guerre, paisible, ensoleillée et prospère. Un calme qui devient vraiment étrange, dérangeant, voire trop éblouissant pour des yeux habitués aux ténèbres, à la crasse, aux cris et au sang : Wyler nous place ainsi longuement, sans bouger, dans le pavillon de banlieue de Homer Parrish (Harold Russell), dans l’appartement bourgeois des Stephenson et dans le petit appartement de Fred Derry (Dana Andrews)... et l’on étouffe avec ces hommes. C’est pourquoi l’on comprend que, la première nuit de leur arrivée, ils n’osent aller se coucher dans leur lit, préférant se soûler dans divers night-clubs.


Ce qui est également troublant, c’est que, le film étant réalisé « à chaud » en 1945-46, la pellicule enregistre une Amérique sur le point de disparaître, l’Amérique encore imprégnée de l’esprit progressiste de l’administration Roosevelt, le président n’étant mort que peu de temps auparavant. Proche de ce dernier pour qui il a écrit quelques discours, le scénariste Robert E. Sherwood place dans la bouche des personnages des propos de « gauche » qui seront impensables un an plus tard, en 1947, lorsque le pays se crispera dans sa guerre froide avec le communisme : c’est notamment le fils d’Al Stephenson qui remet en cause l’usage de la Bombe, c’est Stephenson lui-même, banquier de son état, qui décide d’aider les travailleurs dans le besoin et qui, lors d’un banquet en son honneur, tient un propos d’une amertume étonnante face à ses collègues auto-satisfaits : « Je suis ravi de constater que vous vous en êtes tous bien sortis. Notre pays occupe la place... qu’il occupe. Laquelle ? Mystère. » Wyler, qui était progressiste et qui s’opposera plus tard au maccarthysme avec son ami John Huston, ne pouvait être qu’en phase avec Sherwood. Le cinéaste exprime ici ses propres sentiments, ceux éprouvés à la même époque par les artistes de Hollywood revenant du front (entre autres les réalisateurs John Ford et George Stevens, le comédien James Stewart, le chef-opérateur Gregg Toland) : l’idée qu’il faut être désormais personnel, moins « commercial », qu’il faut faire quelque chose qui ait du sens. Idée partagée par l’italien Roberto Rossellini à la même époque. Et comment faire autrement, en effet, après Hiroshima, après Auschwitz ?...


C’est d’ailleurs la deuxième raison qui explique la pérennité du film : son réalisme absolu, réalisme qui est le reflet de son honnêteté idéologique. Tout film qui se montre honnête, voire par certains aspects « cru » dans la description de son époque, ne peut pas vieillir. Pas de « chiqué » ici, pas de mensonge. Le symbole le plus évident de cette démarche est bien sûr le choix d’un véritable soldat mutilé, le jeune Harold Russell, pour interpréter Homer Parrish (Russell avait perdu ses mains en 1944 lors d’un entraînement militaire ; elles furent remplacées par des crochets). On pourrait penser que ce choix de la production est indécent mais, par le tact, le respect et la sobriété de la mise en scène de Wyler, c’est tout simplement bouleversant. Bouleversant par le non-dit et le non-montré qui est le principe de tout le film, comme il sera le principe du pourtant spectaculaire Ben-Hur. En effet, de la même façon qu’il fera comprendre la puissance spirituelle et émotionnelle du Christ en ne montrant jamais son visage mais son effet sur ceux qui le regardent, Wyler nous fait ici comprendre et ressentir la dévastation de la jeunesse, la monstruosité sacrificielle de la guerre en ne la filmant pas. C’est par exemple l’image effarante des milliers de bombardiers gisant sur un terrain vague et qu’il faut désormais démanteler. C’est surtout la scène où la mère du jeune mutilé craque au seuil de sa maison, après avoir essayé de faire bonne figure devant les crochets de son enfant : là, grâce au choix de Russell, le spectateur comprend vraiment ce qu’est la guerre, ce qu’elle implique. A elle seule, cette petite scène, sur une pelouse de banlieue toute douce et ensoleillée, est plus atroce que toutes les scènes de guerre de l’histoire du cinéma. De même, l’amour tendre que Wilma Cameron (Cathy O'Donnell) porte à son fiancé mutilé est un amour qui fait mal, en ce qu’il contraste trop avec l’enfer que le jeune homme a vécu.


Le réalisme des Plus belles années de notre vie vient tout simplement du profond respect et de la profonde compréhension dont font preuve les créateurs à l’égard de ces hommes, qui sont leurs frères : avec leur célèbre travail sur le plan fixe et la profondeur de champ qui a tant plu à André Bazin, William Wyler et le chef-op Gregg Toland ne veulent pas « épater la galerie » par de « savantes compositions », mais simplement capter le plus honnêtement possible la difficile accoutumance de ces hommes, dans sa durée et son espace réels. D’où la longueur du film, qui suit patiemment, et en alternance, les trois soldats démobilisés dans chaque étape de leur retour à la vie : la première heure est consacrée à la redécouverte du foyer, la deuxième heure à la reprise de leur activité professionnelle, la dernière à la construction d’une nouvelle vie sentimentale. Mais ce rythme lent ne génère aucun ennui, il nous captive au contraire car ce retour des soldats à une vie douce est plein de latence : la paix soudaine de leur environnement cache une tension qui est l’essence du film. A chaque instant en effet, sous une surface faussement tranquille, nous sommes au bord de l’explosion. Explosion qui arrive à quelques reprises (Homer qui, désespéré par sa dépendance, fracasse la fenêtre d’une remise avec ses crochets, terrorisant sa petite sœur ; Fred Derry qui flanque une raclée à un planqué d’extrême-droite) mais qui, la plupart du temps, se replie sur soi et se condense dans la vie de couple, qui devient dès lors un nouveau champ de bataille pour ces ex-soldats.


Cette étude presque sociologique de couple homme/femme dans ses différents aspects (un vieux couple au-delà de la passion, un couple en instance de divorce, un jeune couple qui se forme) est la troisième raison qui rend si universel et si captivant Les Plus belles années de notre vie. Aucun héros ici, Wyler nous tend un miroir cru (voir l’emblématique scène où Virginia Mayo, qui incarne l’épouse vulgaire et délurée de Fred Derry, se maquille dans les toilettes pour dames) et on lui sait gré de cette honnêteté. On se sent respecté en tant que spectateur. Un peu à la manière des films noirs à la même époque, à ceci près qu’on devrait parler ici de « film blanc », de film irradié, Les Plus belles années de notre vie semble dire à chaque minute : « Bon, on arrête les bobards maintenant : ce qu’on vous a dit sur les gens et sur le couple depuis les débuts du cinéma, ce n’est pas vrai. » Voir le propos bouleversant de Milly lorsque sa fille Peggy (Teresa Wright), amoureuse sans espoir de Fred, reproche amèrement à ses parents de ne pas pouvoir la comprendre, car, dit-elle, leur vieux couple « n’a jamais eu aucun problème » : « On n’a jamais eu aucun problème... » reprend ironiquement la mère, en se tournant vers son époux : « Combien de fois t’ai-je dit que je te détestais en le pensant vraiment ? Combien de fois m’as-tu dit que tu en avais assez de moi, que c’était fini ? Combien de fois avons-nous dû retomber amoureux l’un de l’autre ?... »


Dans un mélodrame hollywoodien classique, l’histoire d’amour contrariée entre Fred Derry, l’homme mal marié, et Peggy Stephenson, l’amoureuse esseulée, aurait été banale, voire totalement clichée, mais dans le contexte réaliste et cru mis en place par Wyler, avec ces gens ordinaires qui nous ressemblent tant, elle acquiert une tension qui nous met à bout de nerfs. Inutile de dire qu’on espère de toutes nos forces un happy-end. Il faut dire que Peggy est jouée par l’émouvante Teresa Wright, « the girl next door » ultime, qu’on a constamment envie de prendre dans nos bras, qu’on ne supporte pas de voir malheureuse et avec qui l’on aimerait passer le reste de notre existence ! Mélo Les Plus belles années de notre vie ? Oui, sans doute, mais le plus vrai et donc le plus juste jamais fait...

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La fiche IMDb du film

Par Claude Monnier - le 23 mars 2020