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Critique de film
Le film
Affiche du film

Les Petites marguerites

(Sedmikrásky)

L'histoire

Marie I (Jitka Cerhová) et Marie II (Ivana Karbanová), deux amies et colocataires praguoises qui s’ennuient ferme, cherchent à se distraire dans la Tchécoslovaquie sclérosée du milieu des années 60. Marie I a un penchant pour les hommes âgés, Marie II pour la bonne chère. Elles conjuguent ces deux petits vices dans des rencards au restaurant où l’une se remplit la panse pendant que l’autre se laisse conter fleurette par un prétendant, avant de le décourager à force de comportement odieux. Toutes deux découvrent l’exaltation dans les coups d’éclat et ne vivent plus qu’à cette seule fin : foutre un joyeux bordel dès que l’occasion s’en présente.

Analyse et critique

« Nous avons basé le film sur la confrontation suivante : quelque chose peut être esthétiquement beau et en même temps être une image d’anéantissement. Sans l’esprit, rien n’est possible. La même chose peut être positive ou négative. Tout dépend du point de vue et de ce que vous voulez faire passer. De toute façon, tout commence par la naissance et s’achève par la mort. Ce qui importe c’est qui se trouve entre les deux. Or, est-ce seulement plaisir et rigolade ? Ou quelque chose de plus encore ? Et si oui, de quoi s’agit-il, puisque tout nous parle de néant ? » VÄ›ra Chytilová

Les Petites Marguerites entame son générique par une imagerie typique d’un certain réalisme socialiste à la propagande va-t-en-guerre : plans de bombardements, de machinerie en mouvement... Des codes autoritaires, virilistes, qui, s’ils réapparaîtront en conclusion malheureuse, seront directement niés par les plans suivants : ceux sur deux adolescentes, qui, de leur propre aveu, ne savent rien faire et n’entendent pas l’apprendre. Des bonnes à rien, uniquement douées pour les bacchanales et la ridiculisation, irrécupérables comme on les aime.

VÄ›ra (prononcer Viêra) Chytilová, occupe une place aussi centrale que marginale dans le cinéma tchèque. Centrale pour sa valeur historique, le porte-étendard du Printemps de Prague que deviendra Les Petites Marguerites. Marginale en cela que, loin de regarder comme d’autres formés à Barrandov ou la Famu, vers le naturalisme, son œuvre se caractérise au contraire par l’expérimentation, une aspiration esthète issue de sa pratique de l’architecture et du mannequinat, une orientation résolue vers le collage, le pop art, le happening warholien, les apories dadaïstes, le psychédélisme (voir le cauchemar pré-lynchien des Fruits du Paradis), la frange underground des enfants de la Nouvelle Vague. (1) Ce foisonnement esthétique est tout le contraire d’un hermétisme, mais une voie royale vers l’esprit joyeux et tourmenté d’une génération libertaire. Féministe, anti-autoritaire, son cinéma lui vaudra maille avec le gouvernement, qui lui imposera une interdiction de tourner de six ans durant la "Normalisation". Contrairement à d’autres collègues qui devant la sanction choisiront l’exil (Ivan Passer, Miloš Forman), Chytilová choisira, elle, de rester pour contribuer à la cinématographie de son pays, par des commentaires allégoriques de son actualité ou des documentaires d’intervention (tournant des publicités sous un faux nom durant les années d’attente).


« Je me souviens qu’aux examens d’entrée à la Famu, on m’a demandé comme question obligée pourquoi je voulais faire des films, et j’ai répondu : "Parce que les films qu’on fait aujourd’hui ne me plaisent pas." Je les trouvais ennuyeux, trop scolaires, trop parfaits. Car, moi-même, je suis imparfaite. Ce qui m’amuse c’est l’improvisation, c’est d’inventer d’autres choses que ce qui est dans le scénario. » (2) Les Petites Marguerites est l’illustration (im)parfaite de ce désir de jeu, de fête, d’invention créative. Un film de vilaines filles, confirmant que le modernisme est toujours à son meilleur quand il amuse et fascine les fillettes de 8 ans. (3) « Je venais de quitter la Cité U et je faisais n’importe quoi avec la fille avec laquelle j’habitais. (ndlr : la pratique de partager une chambre en pension avec un/e autre étudiant/e reste courante dans les mêmes infrastructures en République Tchèque.) L’idée de départ était donc de capter le style de vie de ces jeunes filles tant que j’en savais quelque chose. » (4) Dans leur pratique du n’importe quoi, avec n’importe qui, n’importe quand, Marie I et II sapent tous les fondements et valeurs de l’ère Novotný mais cela comme à leur corps défendant, dans une naïveté enthousiaste, un anarchisme involontaire typique de la culture tchèque depuis son soldat Chveïk. Leur "dépravation" n’est rien face à celle du monde et de leur époque, le film allant jusqu’à une dédicace « à ceux qui ne s’indignent que de la salade piétinée. »


Glande éhontée, grimaces, déguisements, fardages, bataille de bouffe (la scène qui scandalisera le régime), entartage, singerie d’un fox-trot dans un club huppé, exploitation de vieillards sentimentaux et/ou libidineux, mise en langueur sadique d’un amoureux transi par une Marie I rebaptisée en Juliette pour l’occasion et qui n’entend pas se laisser épingler au mur tels ses papillons, mimes de castration à base de ciseaux et divers fruits et légumes. En plus genré et politisé, Les Petites Marguerites joue d’un burlesque du scandale façon Marx Brothers ou Curb Your Enthusiasm, où l’anticonformisme dévoile l’arbitraire des conventions. Tout y passe et c’est le drame quand il n’advient pas : « Il n’a même pas eu la décence de nous engueuler », fait remarquer l’une d’entre elles en référence au jardinier indifférent à leur passage sur ses plates-bandes. Dans une scansion anti-romantique, désordonnée, Marie I et II vont contre le productivisme, le patriarcat, les "bons" de toutes sortes (goûts, sentiments). Le non-lieu oisif qu’elles occupent dans la société civile leur permet de prendre un ascenseur métaphorique du haut au bas de leur culture (d’un concert classique aux coulisses d’un abattoir). Mais cette négation en bloc d’une communauté qui les renie est elle-même autodestructrice : Marie I et II, indifférenciées, autorisées à rien, s’avouent n’être même pas sûres d’exister, sinon par des actes officiels de régie et de passeport.


« Il y a rien à faire, j’sais pas quoi faire... » se languissait Anna Karina dans Pierrot le Fou une année auparavant (la mise en scène de Chytilová doit beaucoup à Godard, qui comptait lui-même parmi les sectateurs de cette dernière.) C’est ce même désœuvrement, malaise amusé et inquiet qu’expriment les deux héroïnes, perdues en campagne (la Bohême ne leur vaut rien), aucunement reconnues par les quelques figures populaires qu’elles croisent (un cheminot, des ouvriers), quand ce ne sont pas elles qui les négligent (le lapin posé à une dame-pipi, de pauvres serveurs qui ramassent pour leurs conneries), aliénées. Loin de s’en tenir au tract libertaire, Les Petites Marguerites se mue en une critique impitoyable du consumérisme (un rapport à la bouffe en remplacement de partenaires sexuels pour le moins malsain qui culmine dans un obscène gaspillage), d’un anticommunisme générationnel guetté par le risque de ne se résumer qu’à un accès facilité aux biens de consommation offerts par l’Ouest. Un montage explicite sur une suite de cadenas révèle un avenir cloisonné, une société incurablement refermée sur elle-même.


Effrayées ou dégoûtées par elles-mêmes, les deux comparses se muent finalement en "bonnes ménagères" décidées à « réparer » la dînette qu’elles viennent de joyeusement foutre en l’air. Las, ce qui a été rompu ne peut être recollé. Elles n’y peuvent rien, leur fonction est de détruire (elles le voudraient qu’elles ne pourraient s’en empêcher, nous explique un commentaire), celle de leur cinéaste de déconstruire. La réalisation de Chytilová procède par fragmentations (du montage, des plans en eux-mêmes, des corps enfin), floutage (parmi le meilleur usage de filtres "psy" qui se puisse concevoir), décoloration (usage ponctuel de pellicule noir et blanc pour des raisons de frais), collage disparate. Dans ce travail rageur de diffraction, elle peut compter sur l’aide d’un chef opérateur virtuose (son époux Jaroslav Kučera), d’une costumière attitrée (Ester Krumbachová, qui contribuera au look "autre" des films tchécoslovaques, chez entre autres Jaromil Jireš), de la musique pop dissonante de JiÅ™í Šlitr et Jirí Sust, de deux actrices restant comme l’incarnation d’une désirable liberté (Ivana Karbanová, Jitka Cerhová). Les Petites Marguerites deviendra le manifeste détonnant d’une génération simultanément gâtée et frustrée, où certaines, certains, feront le choix d’un radicalisme qu’elles, ils, payeront souvent chèrement. Ou comment la négation de l’esprit de sérieux est à prendre, elle, très au sérieux. « Quand on est aux abois, comme nous tous, on ne comprend plus que les comédies » écrivait Dürrenmatt. Un peu plus à l’est de l’Europe Centrale, de l’art comique comme expression privilégiée d’une anxiété.


(1) Jacques Rivette s’inspirera des Petites Marguerites pour l’aussi destroy Céline et Julie vont en bateau, bouclant la boucle des influences réciproques.
(2) In Les Petites Marguerites, booklet Malavida.
(3) Une enfant de cet âge qui, par hasard, l’a découvert quand nous le revoyions n’a pu détourner ses yeux de l’écran.
(4) Ibid.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Jean Gavril Sluka - le 2 octobre 2014