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Critique de film
Le film
Affiche du film

Les Petites fugues

L'histoire

Voilà plus de trente ans que Pipe (Michel Robin) est garçon de ferme chez les Duperrey, propriétaires d’une exploitation agricole dans un petit village du canton de Vaud en Suisse. Le vieux Pipe a toujours travaillé durement mais en contrepartie partage tous les moments de la vie quotidienne familiale, à commencer par les repas. Alors qu’il touche sa première allocation d’assurance vieillesse, il décide de s’offrir un vélomoteur. C’est un saisonnier amoureux de la fille des fermiers (Fabienne Barraud), le débonnaire émigré italien Luigi (Dore De Rosa), qui va lui apprendre les rudiments nécessaires pour qu’il puisse se servir de l’engin. Malgré des débuts laborieux, Pipe découvre bientôt grâce à lui une réalité qu’il ne soupçonnait pas, la liberté et les vastes espaces qui l’entouraient. Il prend vite goût à ses escapades ; c’est comme s’il s’éveillait enfin à la vie : tout devient prétexte à la rêverie, un rien le fascine et le détourne de son quotidien routinier... au détriment de son travail à la ferme qu’il néglige, et au grand désappointement de John (Fred Personne), son patron...

Analyse et critique

Avant de faire fuir ceux qui pourraient avoir des a priori négatifs sur le cinéma suisse, qui ont peut-être décrété qu’il devrait y avoir de fortes chances pour que cette cinématographie soit avant tout synonyme d’austérité et de lenteur, annonçons-le sans plus attendre pour que les moins courageux des lecteurs puissent passer à autre chose non sans au préalable avoir été alléchés : ce film inclassable qu’est Les Petites fugues se révèle  être une merveilleuse petite pépite cinématographique ayant de fortes chances de plaire au plus grand nombre ; il mérite donc toutew affaires cessantes d’être remis en avant d’autant qu’il a malheureusement été oublié de la plupart des anthologies sur le cinéma. Voilà qui est dit ! Largement dépendant du soutien des collectivités publiques, le cinéma suisse ne possède pas une grosse industrie cinématographique. Cependant, au cours des années 70 plusieurs cinéastes ont contribué à lui donner ses lettres de noblesse. Il y eut bien évidemment Jean-Luc Godard mais aussi Alain Tanner (les inoubliables Charles mort ou vif et La Salamandre), Claude Goretta (L’Invitation ou La Dentellière, ce dernier film consacra définitivement Isabelle Huppert) ou encore Michel Soutter (Les Arpenteurs), Daniel Schmid ou Fredy Murer ; et c’est à peu près tout pour le cinéma helvétique de langue française ou alémanique. Que Les Petites fugues, unique réalisation de Yves Yersin, ait été élu meilleur film suisse de tous les temps dans un sondage réalisé par le journal Sonntagszeitung en 2001 ne veut donc a priori pas dire grand-chose, même s'il fallait néanmoins avoir les reins solides pour détrôner les films d’Alain Tanner cités ci-dessus. J’avais moi-même du mal à le concevoir mais après avoir jugé sur pièces, force m’est de constater que cette consécration peut se justifier même si pour ma part La Salamandre marquera davantage les esprits.

Yves Yersin, l’auteur de cette réjouissante chronique "naturaliste-fantaisiste", de cette "comédie douce-amère documentaire", est né le 4 octobre 1942 d’un père graveur et dessinateur qui lui a le premier insufflé son intérêt pour l’image. De 1959 à 1961, il étudie la photographie à Vevey où il obtient le Certificat fédéral de capacité. Un soir de 1960, il assiste à une projection d'Hiroshima mon amour d'Alain Resnais ; ce sera le déclencheur de son envie de faire du cinéma ou tout du moins de l’image animée : « Je venais d’assister à la projection d’Hiroshima mon amour. Ce film a généré chez moi une telle émotion, à la fois par le contenu et par la forme ! » La découverte des films suivants de Resnais, jusqu'à Muriel qui restera son préféré, entérine cette nouvelle passion. En 1962, il commence une spécialisation dans la photographie de publicité puis, de 1963 à 1964, entame une formation de caméraman. En 1968, avec trois autres réalisateurs, il forme le groupe Milos-film en hommage à Milos Forman. Ils décident de réaliser quatre courts métrages, plusieurs portraits de femmes à différents âges ; seul le court de Yves Yersin, Angèle, retient l’attention et est unanimement apprécié. Il tourne ensuite de nombreux documentaires, dont en 1973 le remarqué Les Derniers passementiers. Entretemps, en 1971, après le départ de Jean-Jacques Lagrange, il avait rejoint le "Groupe 5" aux côtés d'Alain Tanner, Jean-Louis Roy, Michel Soutter et Claude Goretta, un groupe de cinéastes, tous plus ou moins collaborateurs pour la Télévision Suisse Romande, qui ont travaillé ensemble pour produire des films indépendants. Outre son unique réalisation pour le cinéma, Yves Yersin fut, plus près de nous, connu pour avoir mis en images le spectacle de Zouc à Bobino. Les Petites fugues sera donc malheureusement un one-shot, son unique incursion dans le 7ème art.

Yves Yersin présente ainsi la genèse de ses petites fugues, l’histoire réelle à l’origine de son intrigue et le "message" qu’il a semble-t-il voulu faire passer : « Il s’agit d’une histoire vraie, celle d’un ouvrier de campagne dont la vie a complètement changé quand il a commencé à se déplacer, tard dans sa vie, grâce à un vélomoteur qu’il s’est acheté avec sa rente d’AVS. Surpris en état d’ivresse, il s’est fait retirer son vélo, et il est mort des suites d’un suicide raté. Les différents stades du développement du personnage représentent différents stades symboliques qui correspondent à notre réalité à nous : la découverte de l’autonomie géographique, du pouvoir sur soi-même et les autres, celle de l’implication du corps dans une expérience, l’envol, la fuite vers l’ailleurs, l’extase, Katmandou. Puis la répression, qui surprend dans un état de déstructuration complète, et l’impossibilité de poursuivre le cheminement sur le mode de l’éclatement... » A la lecture de cette description, on pourrait penser à un film sombre et un peu triste. Même si la peinture du monde paysan est parfois rude et féroce, il n’en est rien puisque déjà le cinéaste décide de ne pas faire mourir son personnage principal, esquivant même tout élément de tragédie. Pour en appréhender le ton plus juste, je vous livre maintenant le début d’un superbe texte écrit par Stéphanie Tschopp dans son blog sur le cinéma suisse, Cinécution : "Les Petites fugues, c'est la liberté à laquelle nous aspirons tous. La découverte de nouveaux espaces qui jusque-là nous étaient inconnus. C'est sentir le vent dans nos cheveux, la pluie sur notre visage, le soleil sur notre peau. C'est se sentir léger et avoir le sentiment de voler. C'est réaliser nos rêves. Et c'est monter jusqu'au sommet de La Berra avec son vélomoteur et écouter siffler les planeurs entre les sommets. C'est visiter une fabrique de chocolats. C'est assister à une course de motocross et tendre une belle pomme verte au vainqueur. Et c'est manger des glaces et gagner un appareil photo […] Les Petites fugues, c'est un concentré de poésie, une ode à la liberté." Même si la seconde partie du film et son final seront beaucoup moins joyeux, le cinéaste ne versera jamais ni dans le misérabilisme ni dans le déprimant : un des rares "pessimistes gais" comme le décrivait Michel Boujut.

Si on voulait essayer de le décrire, on pourrait dire qu’il s’agit en fait d’un espèce de patchwork improbable entre Buster Keaton (l’impassible dans le burlesque), Jacques Tati (le sens de l’observation humoristique aiguisé et le remarquable travail sur le son), Yasujiro Ozu (les plans fixes et "natures mortes" pleins de poésie), Maurice Pialat (les scènes de repas familiaux tendus ou qui tournent à l’aigre), Georges Rouquier et Raymond Depardon (la description du monde paysan d’Yves Yersin se situant à mi-chemin entre celles de ces deux réalisateurs ayant abordé le mieux le milieu agricole). Toutes ces comparaisons pourront sembler exagérées (et effectivement le réalisateur suisse ne peut prétendre égaler tous ces grands cinéastes) mais ce sont tous des réalisateurs auxquels j'ai pensé durant le visionnage du film. Les Petites fugues se déroule donc au sein d’une tranquille petite ferme suisse du canton du Nord Vaudois. Là vivent John, le père autoritaire et colérique mais néanmoins pas mauvais bougre, Rose, la mère attentionnée qui a du mal à supporter les conflits entre les membres de sa famille, Alain, leur fils, qui ambitionne de moderniser l’exploitation et d’éventuellement reprendre les rênes de la gestion des affaires familiales, Josiane, sa sœur, au contraire pas faite du tout pour la vie de la ferme, fille-mère qui s’y ennuie fortement et qui a préféré trouver un emploi dans une usine de chocolats, son tout jeune garçon d'à peine trois ans, Luigi, un saisonnier italien débonnaire qui n’est pas insensible au charme de Josiane, ainsi que Pipe, le vieux valet de ferme qui travaille pour la famille depuis maintenant 30 ans. Le film est rythmé par les repas qu’ils prennent tous ensemble, moments de silences pesants, de discussions sur la journée passée, de "règlements de comptes" ou au contraire de convivialité lorsque l’on vient à fêter une occasion particulière (merveilleuse séquence que celle de l’anniversaire de Luigi, véritable moment de plénitude et de bonheur avec pour finir cette partie de foot improvisée au cours de laquelle enfin tout le monde a le sourire). Si dans l’ensemble l’histoire s’attarde avant tout sur le vieux valet de ferme qui s’émancipe à partir du moment où il découvre la liberté grâce à sa mobylette, Yersin ne privilégie pas un seul point de vue et au contraire n’en oublie pas de croquer avec autant d’attention les portraits de ceux qui entourent Pipe, leurs petites histoires sentimentales ou familiales.


Pipe, c’est donc le formidable protagoniste autour duquel tourne le principal de l’histoire et qui est à l’origine d’une fabuleuse performance d’acteur de Michel Robin qui, à l’instar par exemple de John Wayne dans La Charge héroïque (She Wore a Yellow Ribbon) de John Ford, n’avait alors que 49 ans pour interpréter, avec conviction et sans que cela ne semble jamais faux, une personne âgée la soixante-dizaine bien tassée. Un vieil homme bougon, simple et gauche, dévoué et rude à la tâche, qui n’a presque jamais connu autre chose que son coin de ferme. Hormis pour les questions d’argent ou de gestion pour lesquelles il n’a pas droit à la parole, il fait en sorte partie de la famille qui l’emploie, bénéficiant du gite, du couvert et même d’une certaine affection. Ce bonheur apparent va voler en éclat le jour où il entrevoit qu’il y a un monde qui vit hors ce lieu cloitré. Ayant découvert les alentours qu’il s’approprie grâce à sa mobylette, désormais un rien désormais ne l’intrigue et du même coup le déconcentre dans son travail. Tout est prétexte à évasion, ne serait-ce qu’en pensée : un couple qui passe sur la route, un bruit de moteur au loin, des enfants chantant à tue-tête dans un car, un planeur, une photo du Mont Cervin... Ses escapades de plus en plus nombreuses donneront lieu à quelques séquences d’un lyrisme exacerbé (la montée sur un sommet montagneux en poussant son vélomoteur avec pour fond musical des chœurs russes a capella) et à des moments de pure folie douce. Cette liberté géographique sera de courte durée mais, après la confiscation de son moyen de transport sur lequel il devenait un danger public, Pipe trouvera une autre passion en la photographie. Après avoir été déçu par le Mont Cervin dont il fait le tour en hélicoptère, un simple amoncellement de cailloux et non plus un lieu digne des dieux de l’Olympe, le vieil homme se demande peut-être si le bonheur ne se trouverait pas à portée de main, dans le lieu même où il vit, son nouveau loisir étant désormais de photographier sous tous les angles sa "famille" et sa ferme. Les rêves et désirs sont-ils destinés à nous apporter de la frustration une fois réalisés ? Le message n'est jamais très clair mais Pipe finira certainement ses jours sur son tas de fumier, ayant néanmoins compris à quel point il y a plein de choses intéressantes à faire dans la vie, autres que le travail, osant même désormais contrer son patron pour le lui faire savoir et ne plus se faire trop "exploiter".

Si Michel Robin nous offre une formidable prestation, ses partenaires ne sont pas en reste, s'avérant tout aussi convaincants, au point que nous spectateurs, aurons pensé à plusieurs reprises avoir eu affaire à de véritables paysans. La force de cette galerie de personnages provient d’abord du fait qu’elle est tout à fait crédible, faisant ressortir les défauts de chacun pour pouvoir être encore plus ému lorsqu’ils révèleront leur part d’humanité. Fred Personne est de ce point de vue parfait dans le rôle le moins gratifiant du lot, celui du père de famille, patron de Pipe. On le voit se rebeller lorsque son fils tente une discussion sur la modernisation de leur domaine, prendre des décisions draconiennes à l’encontre de son valet de ferme qui ne fournit plus le travail qu’il devrait... Il est alors d’autant plus touchant lorsqu’on le voit participer aux quelques rares moments de convivialité. Mista Préchac qui interprète son épouse ressemble aux mères de famille des films de John Ford, toujours prête à aider, versant des larmes dès que les autres ont le dos tourné car ne supportant pas les conflits naissants entre les membres de sa famille, prenant la défense de son époux pour faire bonne figure mais dans son for intérieur prenant fait et cause pour ses enfants, comprenant parfaitement l’ennui de sa fille, superbe Fabienne Barbaud dont l’histoire d’amour avec le saisonnier italien est assez touchante : se donnant à lui par dépit et par ennui, elle finit par s’y attacher. Il faut dire que Luigi est un protagoniste éminemment sympathique, celui grâce à qui Pipe pourra "s’envoler" sur son vélomoteur. S’envoler au sens figuré mais aussi au sens propre puisque Yves Yercin, peu avare de fantaisie et d’imagination, nous gratifie au cours d’une séquence inoubliable d’un splendide envol de la caméra, partant subjectivement du devant du vélomoteur pour s’élever en un impressionnant plan-séquence au dessus de la forêt et survoler ensuite sans aucun effet de montage les magnifiques paysages vaudois verdoyants, découpés en parcelles de champs colorés et bien structurés.

Autre idée de mise en scène cinématographiquement jubilatoire, à l’opposée de la précédente, celle du long plan fixe lors d’une des premières séquences du film ; celle qui, très proche de Jacques Tati, décrit le début de matinée à la ferme du seul point de vue de Pipe debout sur son tas de fumier observant les habitants de la ferme sortir tour à tour, s’atteler à leurs tâches pour les uns, se rendre à leurs activités ou à leur travail pour les autres. Et on pourrait en citer bien d’autres de ces beaux et véritables moments de cinéma car le film, plastiquement superbe, possède une réelle ambition esthétique. Dans cette même optique, il nous faut également évoquer les splendides cadrages sur les paysages ou "natures mortes". La chaude photographie de Robert Alazraki est à tout instant superbe de pureté, la campagne n’ayant que rarement été filmée et photographiée aussi amoureusement et poétiquement, nous procurant à plusieurs reprises un sentiment de plénitude. Un rythme assez nonchalant sans pour autant être très lent, quelques séquences burlesques inattendues et d'autant plus drôles (l’apprentissage de la conduite du vélomoteur), d’autres peu avare en émotion comme la partie de cartes (hommage à Pagnol ?) avec comme enjeu les chocolats, du bonheur d’être bien ensemble les trois joueurs se mettant à chanter à tue-tête Etoile des neiges sans que ce ne soit aucunement ridicule. Des personnages richement décrits, une très grande justesse naturaliste, Yersin, en plus de son "intrigue", arrive sans peine et sans pittoresque à nous rendre perceptible à la manière d’un documentaire le vérisme des travaux et à nous faire ressentir le passage du temps. Alors certes, sur 130 minutes, le cinéaste ne maitrise pas constamment son rythme, et il serait faux de ne pas y déceler quelques longueurs comme lors de la séquence bien trop étirée de l'après course de motocross. Mais dans l’ensemble, on ne sent pas le temps passer et l'ennui ne vient quasiment jamais nous approcher ; ce qui n'était pas évident de prime abord et ce qui nous ramène au début de cette chronique lorsque je disais qu'il ne fallait surtout pas craindre un film trop austère puisque ce n'est absolument pas le cas.


Terminons la chronique de ce charmant petit bijou de fantaisie et de poésie réaliste par un extrait de la critique de Freddy Buache, membre fondateur de la Cinémathèque suisse et directeur de celle-ci de 1951 à 1996, à la sortie du film : "Jusqu’à un certain point de son récit, Yersin (je pèse mes mots !) signe un chef-d’œuvre ; jamais une création du septième art conçue et réalisée dans notre pays n’atteignit ce niveau de bouleversante évidence : nos réalités extérieures et intérieures saisies à vif dans leur particularisme, puis remodelées pour éclater en plein universalisme concret. L’élaboration très subtile du rôle effectuée par Michel Robin sous la direction du réalisateur n’y est évidemment pas pour rien : il incarne Pipe le Vaudois avec une exactitude confondante et le pousse au mythe." Un très belle fable morale malheureusement trop méconnue. Une bouffée de fraîcheur parfois amère qu’il ne tient qu’à vous de faire sortir de l’oubli !

dans les salles

LES PETITES FUGUES

DISTRIBUTEUR : SPLENDOR FILMS
DATE DE SORTIE : 10 DECEMBRE 2014

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La fiche IMDb du film

Par Erick Maurel - le 10 décembre 2014