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Critique de film
Le film
Affiche du film

Les Nouveaux messieurs

L'histoire

Suzanne Verrier, danseuse à l’Opéra, est l’amie du comte de Montoire-Grandpré, un aristocrate qui siège à la Chambre des Députés. Or Jacques Gaillac, un électricien de l’Opéra, est amoureux d’elle. Ce dernier est également secrétaire d’un syndicat et Suzanne accepte de le suivre dans une réunion syndicale. Le gouvernement est renversé et Jacques va devenir député, puis ministre...

Analyse et critique

Cette comédie de Jacques Feyder fut son dernier film muet français avant son départ pour Hollywood. Il y retrouve son complice Lazare Meerson pour les décors qui sont absolument magnifiques par leur style Art Déco épuré. L’appartement de Suzanne Verrier est particulièrement remarquable par son modernisme et sa sobriété : un appartement contemporain pourrait très bien être décoré de cette manière.

Le choix des acteurs donne lieu à de nombreuses discussions. Selon Françoise Rosay, on considérait que Gaby Morlay était trop âgée pour jouer la danseuse Suzanne Verrier. Quant à Albert Préjean, il eut énormément de mal à s’imposer pour le rôle de Gaillac. Comme il le raconte dans ses mémoires, il aborda Jacques Feyder en bégayant :

- "Je suis Albert Préjean et on m’a dit que vous recherchiez un acteur pour jouer un électricien.
- C’est le cas. Mais je cherche un acteur, pas un acrobate. " (1)

Il faut dire qu’Albert Préjean avait commencé sa carrière au cinéma comme cascadeur, en particulier dans Le Miracle des loups (1924) de Raymond Bernard. Cependant, sa rencontre avec René Clair lui permet de devenir un jeune premier en vue grâce en particulier au magnifique Chapeau de paille d’Italie (1927). Malgré ce succès, Feyder sera difficile à convaincre. Il lui imposera de perdre du poids et il devra faire un bout d’essai avec Gaby Morlay où le malheureux, terrorisé, devra embrasser l’actrice. Il est difficile de comprendre les réticences de Feyder en voyant le film. Albert Préjean représente le jeune premier viril et gouailleur, annonçant le futur Jean Gabin à une époque dominée par les jeunes acteurs efféminés comme André Roanne ou Jaque Catelain.

Feyder adapte avec Charles Spaak, un autre collaborateur fidèle, une pièce de Robert de Flers et Francis de Croisset qui se moque gentiment des mœurs parlementaires de la Troisième République. Les gouvernements se succèdent à une vitesse vertigineuse, et ces messieurs aiment bien entretenir une jolie danseuse à l’Opéra où ils se retrouvent tous dans le foyer de la danse. Cette satire, pourtant pas bien méchante, va pourtant attirer les foudres de la censure. On reproche au metteur en scène une séquence à la Chambre où un député s’endort et se met à rêver que l’hémicycle est rempli de danseuses de l’Opéra à la place de parlementaires. Le film est interdit pendant plusieurs mois alors que Feyder et Françoise Rosay sont déjà partis en Amérique. C’est finalement grâce à Mary Marquet, une amie de Françoise aux contacts influents, que le film sera enfin autorisé à sortir en salles, après quelques coupes.

Gaby Morlay incarne une danseuse entretenue par un parlementaire distingué, et nettement plus âgé qu’elle, interprété par Henry Roussell. Il faut s’arrêter un instant sur cet acteur et metteur en scène qui est maintenant bien oublié. Un jour, on l’espère, certains de ses meilleurs films muets comme Violettes impériales (1923), La Terre promise (1924), L’Ile enchantée (1926) ou La Valse de l’adieu (1927) seront disponibles en DVD. On réalisera ainsi les qualités de cet auteur complet qui écrivait lui-même ses scénarios originaux sur des sujets très divers, qu’il mettait en scène avec infiniment de talent. Dans le film de Jacques Feyder, il n’est qu’acteur mais joue avec beaucoup de subtilité un rôle de vieux beau qui pourrait tourner à la caricature. Il est aux petits soins avec sa jeune maîtresse et écarte toujours les rivaux potentiels avec habilité en leur faisant offrir un poste convoité. Il sait qu’à la fin elle lui reviendra, car tous ces jeunes gens sont trop ambitieux pour s’encombrer d’une femme.

Feyder annonce le futur réalisme poétique de Marcel Carné, qui était d’ailleurs assistant caméraman sur ce film. Préjean emmène Gaby Morlay pour une promenade à travers le Paris désert du petit matin comme il le fera plus tard dans Jenny (1936). Les deux amoureux piquent une tête dans la Seine, près de l’Ile aux Cygnes, à une époque où l’on pouvait se baigner dans le fleuve face aux usines Citroën de la rive gauche. L’idylle entre les jeunes gens suit son cours alors qu’il devient député, puis ministre. Feyder dépeint l’ambition des hommes politiques de la Troisième République avec une telle acuité qu’on a parfois l’impression de reconnaître les politiciens contemporains. On y voit, par exemple, Albert Préjean en pyjama qui lit fiévreusement les journaux, attendant avec angoisse de recevoir la visite de ses amis car il sait qu’on va lui offrir un portefeuille ministériel. Au moment où la sonnerie de la porte retentit, il se remet au lit, fait semblant de dormir avant de feindre de se réveiller et de réclamer haut et fort le ministère du travail.

Jacques Feyder semble emprunter le style des comédies de René Clair lorsque le pauvre Albert Préjean, qui a été envoyé dans le Nord pour une inauguration, reçoit une succession de télégrammes de plus en plus urgents qui lui annoncent la chute prochaine du gouvernement. Il accélère le pas et tout le monde se met au pas de course. Mais, il arrivera à Paris trop tard : il n’est déjà plus ministre.

Les Nouveaux messieurs est une comédie qui sait conjuguer l’élégance, le rire et même une pointe d’amertume. Une superbe réalisation de l’un des plus grands metteurs en scène français.

(1) Albert Préjean, The Sky and The Stars (The Harvill Press, 1956) p. 99.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Christine Leteux - le 20 juin 2013