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Critique de film
Le film
Affiche du film

Les Nains aussi ont commencé petits

(Auch Zwerge haben klein angefangen)


L'histoire

Un dénommé Hombre est interrogé dans un commissariat. Il raconte comment les pensionnaires de sa maison de redressement se sont rebellés. Le directeur s’est réfugié dans son bureau et attend les renforts de la police tandis que les mutins se déchaînent au dehors. Au départ, ils demandent la libération de Pépé, un leader du groupe retenu par le directeur, mais bientôt leur fronde se transforme en un déferlement de violence et d’anarchie.

Analyse et critique

« Je n’ai pas regardé Dieu aujourd’hui. D’après les statistiques, quatre-vingt pour cent des espèces vivantes sont des coléoptères ou des insectes du même genre ; où nous situons-nous sur l’échelle de l’affection du Seigneur ? » (Conquête de l’inutile)

Le tournage commence alors que celui de Fata Morgana vient de se terminer. Herzog sort harassé de son périple africain. Il est affaiblit, malade, amer et désespéré et c’est peu dire que Les Nains... (qui est selon ses mots, « un film malade, fait par un malade ») reflète son état du moment. Souvent, l'état physique et mental d'Herzog a une profonde influence sur le film qui se tourne, comme on le perçoit parfaitement à la lecture de son récit du tournage de Fitzcarraldo (Conquête de l'inutile). Pour créer, Herzog a besoin d’expérimenter physiquement le monde, le sentir, il doit tester son corps, sa résistance, trouver ses limites, en cerner les contours, chercher d’autres états de conscience. L'extrême lassitude, la fatigue et le désespoir dans lesquels il se trouve alors font que Les Nains... est un film complètement à part dans sa carrière. Il n’y a ici aucune chaleur humaine : tout est violence, inconfort, cynisme et le film est une succession interrompue de visions morbides et dérangeantes, un bloc de haine.

Herzog tourne son film au Mexique et aux îles Canaries. On est en 1969, en pleine contestation étudiante en Allemagne, mais cette histoire de révolte sur laquelle repose le film ne correspond en rien à la fronde populaire d'une jeunesse en ébullition qui secoue son pays. A sa sortie, nombre de critiques de gauche taxent Herzog de réactionnaire ou de fasciste, lui reprochant la façon dont il montre la lutte et la révolution. La censure allemande décrit pour sa part le film comme « inhumain et blasphématoire » et, présenté à la Quinzaine des Réalisateurs au Festival de Cannes, Les Nains... fait scandale et installe durablement cette image d'un cinéaste incontrôlable et fou qui suivra Herzog tout au long de sa carrière.

Si ce film amer et cynique dénote dans la carrière du cinéaste, cette histoire de révolte de nains n’en demeure pas moins très caractéristique de la méthode Herzog qui consiste à pasticher notre société dite civilisée en portant un regard décalé sur elle. Le film raconte la révolte des pensionnaires d’un centre de redressement qui, tandis que le directeur s’est réfugié dans son bureau en attendant les secours, sèment le chaos et la destruction autour d’eux. Herzog semble utiliser la trame d’un film de prison mais très vite on se rend compte qu’il n’est pas question pour les détenus rebelles de s’enfuir, mais juste de se décharger de leur haine et de leur colère. Le film nous laisse sur un profond sentiment de malaise par son atmosphère mais aussi par les multiples questions qu’il laisse en suspens: pourquoi tous les acteurs sont-ils des nains (1) ? Pourquoi ne fuient-ils pas du centre ? Quelle est la signification de ce récit en vase clos qui accumule sans réelle progression dramatique les exactions de ces rebelles farouches, violents et mauvais ?

La maison de redressement se trouve au milieu d’une terre aride et dépeuplée, paysage lunaire qui donne au film une impression de malaise, de cauchemar et de terrible solitude. Au départ, on pense que c’est un centre pour nains, puis l’on comprend que tous les personnages du film sont en fait interprétés par des nains. On ne connaît pas les raisons de leur enfermement et ce manque d’explications quant au lieu où l’on se trouve, au rôle de ce centre, à l’histoire passée des personnages, au pourquoi de leur interprétation par des acteurs nains pose d’emblée le film comme métaphorique. Charge ensuite au spectateur de faire son chemin dans cette œuvre opaque et de découvrir de quoi elle parle réellement.

Prisons

Une image clef du cinéma d’Herzog est là pour donner un indice, celle d’une voiture qui tourne interminablement en rond, motif que l’on a déjà vu dans Fata Morgana ou Signes de Vie et qui reviendra régulièrement, comme dans La Ballade de Bruno, ponctuer les films du cinéaste. Cette figure du cercle - qui prend bien d’autres formes dans les films d’Herzog (le mouvement de caméra circulaire autour du radeau d’Aguirre par exemple) - est l’incarnation à l’image et du sentiment d’enfermement qui marque l’existence humaine et de l’absurde de nos vies. Dans le cinéma classique, le récit prend la forme d’une ligne droite. Les détours et les embûches sont des artefacts de scénaristes pour assurer la dynamique du film, mais la trajectoire du héros va toujours d’un point A à un point B. Chez Herzog, tout comme dans le cinéma de la modernité incarné ailleurs par Monte Hellman ou Michelangelo Antonioni, la vie n’a pas de sens et la ligne droite dès lors ne peut plus avoir droit de citer. On est dans le cinéma du cercle, de l’éternel retour, de l’immobilité, du ressassement. Dans Signes de vie, cette imagerie est partout : la forteresse est filmée comme un cercle fermé, des poissons tournent en rond, des chenilles processionnaires dessinent un cercle au sol, il y a l’île, le soleil et la caméra qui ne cesse elle aussi d’effectuer des mouvements circulaires.

Les personnages d’Herzog sont prisonniers du monde, de leurs conditions de vie, de la société. Mais plus largement, l’homme est pour lui ontologiquement prisonnier de l’existence et des limites de son corps. C’est ce qui a amené Herzog à diriger uniquement des acteurs nains dans ce film. Ce n’est pas par provocation ou pour se démarquer, mais bien parce que cette idée incarne parfaitement à l’écran sa vision de l’existence humaine. Ce choix totalement arbitraire de la part du cinéaste, jamais le scénario ne tâche de lui donner une explication. Herzog transforme l’anormalité en norme, indiquant par là que nous sommes tous inadaptés au monde qui nous entoure. La caméra est placée à hauteur de regard des acteurs et nous partageons avec eux la sensation d’évoluer dans un monde inhospitalier. En effet, les décors ne sont pas à l’échelle des personnages : les poignées de portes sont trop hautes, monter dans un lit se transforme en escalade, les pédales des voitures sont inutilisables normalement, les meubles sont trop grands... Herzog trouve par là un moyen très visuel pour nous glisser l’idée que, qui que l’on soit, le monde n’est pas fait pour nous. Il n’y a pas d’un côté les fous ou les voyous et de l’autre les gens normaux. Il n’y a pas les handicapés et les biens portants, les forts et les faibles : nous sommes tous, au regard de notre condition humaine, des fous, des faibles, des handicapés condamnés à vivre dans un monde qui n’est pas à notre échelle, un monde qui nous écrase. Et Herzog de rire de « Mère nature », souvent invoquée dans le film, qui a offert à ses enfants un monde où il est impossible de vivre.


Le fait de se sentir prisonnier d'un corps, d'une vie dénuée de sens peut mener naturellement à la révolte et la cruauté des rebelles des Nains... est un cri de désespoir, un signal adressé au monde. Mais si Stroszek envoyait du haut de sa forteresse des « signes de vie » dérisoires, ici ces signaux prennent la forme du blasphème, de l’anarchie, du sadisme et du chaos. Autant d'actes destructeurs mais qui portent bien en eux une infinie douleur, une intense solitude. Se révolter contre le monde, contre l’ordre des choses, contre la nature, contre sa condition humaine peut mener à se venger de la vie. Dans Signes de vie, des enfants jouaient à enterrer une poule, acte sadique faisant écho à ceux des enfants de Jeu de sable, ce film caché par Herzog. Dans Les Nains... les poules dévorent le cadavre d’une des leurs ou chassent une autre de leur congénère éclopée, preuve pour le cinéaste que même sans intervention humaine l'horreur fait partie de la vie. Lorsque les rebelles expriment leur colère, leur frustration en s’en prenant aux plus faibles (les aveugles du groupe, les animaux…) c’est une révolte en forme d’impasse mais c’est quelque chose qu’Herzog comprend et jamais il ne porte pas de jugement moral sur ces actes barbares. Le fait que le cinéaste ne porte par sur leur handicap un regard paternaliste ou condescendant a certainement beaucoup joué dans la réception très négative d’un film qui rappelle autant le cinéma d’Arrabal que Freaks de Tod Browning. Si le film est une succession de sévices (on y crucifie un singe - animal fétiche d’Herzog – et on y coupe les jarrets d’un dromadaire), ces images violentes ne nous heurtent pas, elles ne sont pas perçues comme provocatrices ou extrêmes mais juste comme l’incarnation du mal être de personnages incapables d’exprimer autrement leur incompréhension du monde.

Il est évident que pour Herzog les nains ne sont pas des monstres, c’est le monde autour d’eux qui est monstrueux. Il met en scène un environnement fou (cette terre désolée et aride) qui rend fou, une société coercitive qui ne fait qu’exacerber les pulsions destructrices de l’homme. Les nains sont simplement le versant anarchique et violent de Kaspar Hauser, personnage étrange et décalé qu’Herzog filmera comme étant une figure de la normalité autour de laquelle gravite une société folle, excentrique et monstrueuse. Herzog place toujours ses personnages au centre et filme le monde qui les entoure depuis leur point de vue. Ici, l’environnement qui entoure les nains (paysages, intérieurs) est tout ce qu’il y a de plus réel ou de quotidien mais, filmé depuis leur point de vue, il devient aussi étrange, inhospitalier te inquiétant qu’une planète extraterrestre.

Herzog instaure dans ce film une atmosphère difficilement tenable pour le spectateur qui est incapable d’habiter le film. On est comme rejeté par lui, à l’image de cette terre et de ce monde qui rejette les personnages. C’est un film dont on ressort harassé, les nerfs en pelotes notamment parce qu’Herzog le construit sur d’interminables temps morts. Il pousse la longueur des plans jusqu’à l’insupportable, y ajoutant même un intense sentiment de frustration alors qu’à l’issue d’une interminable attente, rien ne vient résoudre et expliquer cet étirement du temps. Les rires sans joies profondément perturbants qui courent tout au long de la bande son augmentent encore notre irritabilité face à un film qui refuse de faire le moindre geste dans notre direction. Même l’image est anxiogène : comme dans Signes de vie, le soleil écrase tout et le noir et blanc est comme lessivé. Une photo cafardeuse, désagréable qui achève de faire des Nains… un cauchemar poisseux particulièrement éprouvant.

Si le film rebute par sa violence, son atmosphère, il n’en demeure pas moins que la mise en scène d’Herzog est totalement maîtrisée et d’une totale cohérence avec le discours qui est le sien au moment du tournage. Ainsi, le fait d’aller très loin dans la durée des plans n’est pas, comme c’est le cas bien souvent, une simple pose auteurisante mais une méthode de travail qui traduit à l’écran la philosophie du film. Souvent, Herzog semble poser sa caméra et attendre de voir ce qui va advenir. Les acteurs n’ont visiblement pas de consignes et ceci fait qu’ils sont à l’écran comme l’expression même de notre présence terrestre, de pauvres hères confrontés à l’absurde de leurs existences. Au sein de plans interminables, ils attendent, démunis ou ricanants et lorsqu’ils sortent de leur torpeur c’est pour essayer désespérément de combler le vide par des actes barbares et violents. On retrouve exactement ce qu’avait observé Herzog sur Jeu de sable alors qu’il se contentait de filmer des enfants livrés à eux-mêmes. Mais ce premier film, trop réel, trop brut était inmontrable et Herzog doit revenir à une forme fictionnelle et maîtrisée pour aborder cette part la plus sombre et la plus obscure de la nature humaine.

On voit à quel point Herzog possède cette maîtrise dans un plan du début qui, très simplement, très discrètement pose les enjeux du film. Alors qu’Hombre, l’un des meneurs de la rébellion, est interrogé par les autorités, la caméra est comme aspirée vers le dehors et quitte la scène pour cadrer une fenêtre. Elle ne suit pas une action mais une pensée, celle du dehors, d’un ailleurs, qui saisit alors Hombre. Seulement, on découvre que cet ailleurs n’est que désolation, qu’il ne promet aucun échappatoire et l’on comprend que la prison ce n’est pas seulement cette pièce exiguë où on l’interroge, mais le monde tout entier. Mais le film, paradoxalement, est aussi porteur d’un peu d’espoir. Si l’on voit les choses du côté des révoltés, ils ont en effet passé une excellente journée et même si leur rébellion n’a mène sur rien, elle les a un temps sortis de leur morne quotidien. Ce mouvement de caméra qui accompagne la pensée d’Hombre vers le dehors c’est aussi ça : une image de la liberté que chacun des mutins a désormais bien ancrée en lui. Après avoir plongé avec ce film dans le cœur le plus noir de l’humanité, après avoir regardé bien en face à quel point nos vies sont absurdes et étouffantes, Herzog va se trouver comme libéré de ses pires démons. Il va dès lors aller chercher de film en film les mille façons dont cette image d’un ailleurs possible peut s’incarner dans nos vies.


(1) On remarque parmi ces acteurs Helmut Döring, qui sera le roi des nains Kaspar Hauser. Döring est par ailleurs le maire d’une ville de nains en Allemagne.

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Par Olivier Bitoun - le 15 avril 2010