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Critique de film
Le film
Affiche du film

Les Mains d'Orlac

(Mad love)

L'histoire

Le docteur Gogol est fou d’admiration pour l’actrice Yvonne Orlac, qu’il vient voir chaque soir sur scène, au théâtre. Celle-ci, mariée au grand pianiste Stephen Orlac, repousse ses avances. Une nuit, le train de Stephen déraille. Le pianiste doit être amputé des deux mains. Yvonne décide d’appeler le docteur Gogol pour réaliser l’impossible : lui seul peut sauver les mains de son mari. Devant l’impossibilité de la chose, Gogol va alors amputer les deux mains de Stephen pour les remplacer par celles d’un grand criminel venant d’être exécuté. L’opération est un succès, mais le jeune couple ignore tout des procédés utilisés par le médecin. Les mois s’écoulent, Gogol est de plus en plus attiré par Yvonne, dont il possède une reproduction en cire dans son appartement, tandis que les mains de Stephen commencent à agir curieusement, comme guidées par l’instinct de meurtre…

Analyse et critique

Parmi toutes les Major Compagnies s’intéressant au genre Fantastique dans les années 1930, la Universal peut compter plusieurs dangereux adversaires, dont le plus redoutable demeure assurément la MGM. Le studio rugissant se donne largement les moyens de produire des œuvres fortes, aux budgets confortables et aux équipes talentueuses. Débauchant des techniciens et des acteurs rompus aux tournages de la Universal, la firme au lion ne se refuse rien : après Boris Karloff sur The Mask of Fu Manchu, ainsi que Tod Browning et Bela Lugosi sur Mark of the Vampire, c’est au tour de Karl Freund de travailler sur Mad Love. Cependant, jamais la MGM ne se contente de coller à un style, elle le fait sien en le manipulant, en le déformant, en le recréant au sein d’un genre pourtant déjà clairement défini. On peut facilement constater qu’aucun de leurs films d’épouvante produits à cette époque ne ressemble à un film de la Universal. Bien sûr, les "canons" du genre demeurent, et l’on retrouve toujours plus ou moins le même type de personnages et d’ambiance visuelle, mais le style est toujours différent, s’écartant autant que possible des récits estampillés Universal. Par ce biais, The Mask of Fu Manchu choisit un cadre exotique unique et original, et Mark of the Vampire se permit de suivre une logique de déconstruction des codes instaurés par des films comme Dracula, démythifiant au passage le domaine de la fiction. Mad Love sera donc une œuvre à base de savant fou et d’histoire d’amour impossible, à la manière de The Raven (concurrent direct du film), mais dirigé sous un autre point de vue.

Dès le départ, Karl Freund utilise les artefacts de torture et de violence que sont la hache et le système de la roue, le plaisir sadique du bourreau et les cris infinis de la victime. Mais tout cela n’est que représentation théâtrale, les personnages ne sont pas en danger, ils ne sont qu’acteurs d’une pièce de fiction, ce qui démontre en quelque sorte le recul pris par la MGM vis-à-vis des histoires sérieuses de la Universal. Toutefois, Mad Love possède une histoire tout ce qu’il y a de plus classique en terme d’horreur destinée à effrayer le public. Un docteur renommé voue une fascination obsessionnelle à l’actrice d’une pièce de théâtre à succès. La statue de l’actrice qu’il entrepose dans son grand appartement lui permet de l’admirer encore et encore, jusqu’au jour où il finit par désirer l’œuvre véritable, cette femme mariée qui se refuse à lui. Peu à peu, ne faisant plus aucune distinction entre ses désirs et la réalité, le docteur Gogol vit son tourment pleinement, tel un Pygmalion qui délire au point de voir sa Galatée s’animer d’elle-même. Freund maîtrise son scénario avec une maestria exemplaire, en véritable technicien de génie, concoctant une réalisation discrètement spectaculaire, toute en robustesse. Son passé de directeur de la photographie lui permet de concevoir un visuel contrasté d’une solidité inaltérable. Il suffit de voir comment, en trois plans, il rend finalement toute son horreur et sa froideur à la réalité : un meurtrier va être exécuté à l’aide de la guillotine, et jamais à cet instant précis Freund n’essaiera d’y mettre une pointe de recul. Du reste, fonctionnant en duo avec l’acteur Peter Lorre, tous deux poussés par la même culture germanique, Freund offre un oeuvre possédant de multiples similitudes artistiques avec M, réalisé par Fritz Lang en 1931. Les deux hommes ayant tous deux travaillé avec Lang par le passé, il n’est alors pas très étonnant d’en retrouver quelques similitudes.

La distribution propose quelques personnages secondaires anodins, incarnés entre autres par May Beatty (en gouvernante très vite lassante, malgré de bonnes répliques) et Ted Healy (en journaliste sympathique et trouillard), ce qui laisse par ce biais aux acteurs principaux tout le loisir de pouvoir s’exprimer. En dépit d’une excellente interprétation et d’une présence sachant tirer son épingle du jeu dans Frankenstein et The Bride of Frankenstein de James Whale, Colin Clive est ici un peu décevant en pianiste de renom aux mains devenues meurtrières. Trop en retrait, il est malheureusement écrasé par les deux autres grands personnages du film. Peter Lorre livre une incarnation mémorable, tout d’abord avec réserve, puis ensuite avec une démence incroyable. La scène de la perte totale d’équilibre psychologique du docteur Gogol face aux miroirs de sa clinique, ou celle de la transformation physique du personnage (avec brassards métalliques, petites lunettes noires et harnais médical déformant le visage), ou encore celle de la tentative de meurtre finale, ne seraient pas ce qu’elles sont sans la contribution de Lorre, au crâne rasé et au physique repoussant, tour à tour hébété, maniaque, criminel, humaniste, manipulateur et fou à lier Il s’agit sans aucun doute de l’une de ses plus grandes prestations, à ranger non loin de celle qu’il donnait dans l’inoubliable M. En un seul film du genre au sein des années 1930, livré corps et âme à son art, l’acteur rejoint sans difficulté les illustres Bela Lugosi et Boris Karloff. Face à lui, une belle surprise : Frances Drake est une Yvonne Orlac/Galatée de grande classe. Magnifique, fragile, douce et poignante, elle porte à elle seule toutes les scènes où n’apparait pas Peter Lorre. Engagée dans son rôle de femme éperdument amoureuse de son mari, elle culmine littéralement dans la séquence où elle remplace la statue, cette dernière ayant été brisée. Grand moment de suspense et d’horreur dans les bras d’un Lorre voyant ses hallucinations devenir réalité, ce clou dramatique fonctionne du début à la fin de la scène. En entendant le docteur fou se livrer à une confession démoniaque auprès de ce qu’il croit être encore la statue, l’actrice compose superbement son visage, entre fureur, effroi, dégoût et instinct de survie. Entre la strangulation manquée du personnage et la vision du couple s’enlassant avec amour, Gogol, poignardé par sa propre ironie tragique, voit une dernière fois encore son fantasme lui échapper. En définitive, contrairement à ce que la réputation du film laisse présager, l’histoire concernant la greffe des deux mains du meurtrier sur les avant-bras du pianiste n’est pas l’aspect diégétique le plus important. En l’état, ce postulat est bien rendu à l’écran, à la fois angoissant et original, mais il est finalement transcendé par l’histoire d’amour impossible entre le savant et l’actrice. Ainsi, le titre original du film traduit-il merveilleusement son sujet.

Avec Mad Love, Karl Freund signe son plus grand film (et son dernier) en tant que réalisateur. Il a peut-être offert son plus bel ornement du genre à la MGM. Véritable perle horrifique, ce long métrage est un parfait contrepoint au splendide The Raven, projeté sur les écrans à la même période. Plus jamais la MGM ne retrouvera un tel souffle dans sa production Fantastique.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Julien Léonard - le 2 mars 2012