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Critique de film
Le film
Affiche du film

Les Jeunes loups

L'histoire

Issu d’une famille modeste, Alain (Christian Hay) veut « du fric, beaucoup de fric » et ne craint pas pour arriver à ses fins de monnayer ses charmes auprès de dames et de messieurs d’un certain âge. Il entraîne dans son sillage, autrement dit dans ses mensonges et dans ses combines douteuses, Sylvie (Haydée Politoff), qui se présente comme une « fille libre », mais qui, même si elle refuse de se l’avouer, rêve d’un amour exclusif. Leur chemin croise celui de Chris (Yves Beneyton), figure inversée d’Alain : issu de la haute société (il se nomme en réalité Jean-Emmanuel de Saint-Sever), il entend mépriser l’argent et le monde des apparences. Chris le Beatnik aime Sylvie qui aime Alain qui n’aime au fond personne...

Analyse et critique

On se gardera de porter un jugement sur le film de Marcel Carné Les Jeunes loups en prenant pour référence son succès, ou plutôt son insuccès commercial. Mutatis mutandis, sa carrière fut pratiquement étouffée dans l’œuf comme l’a été récemment celle de certains films à cause de l’épidémie du Coronavirus : il sortit juste avant Mai-68 et tomba donc très vite dans les oubliettes, sinon dans les poubelles de l’histoire du cinéma, d’autant plus qu’il n’avait guère suscité l’enthousiasme des critiques.

Il trouva cependant un avocat en la personne de Michel Aubriant, qui fut entre autres l’une des voix du Masque et la Plume. Carné, expliqua-t-il, était d’abord victime des attaques systématiques de la bande des Cahiers contre la vieille garde dont il était l’un des plus beaux représentants, mais son statut jouait contre lui même auprès d’esprits plus modérés puisque, contrairement à ce qu’affirme le proverbe, on ne prête pas aux riches : « Carné traîne derrière lui, comme un boulet, le poids d’une demi-douzaine de chefs-d’œuvre, dûment estampillés par les experts. Il a la malchance d’être entré tout vif dans les histoires du cinéma. Raison pour laquelle les critiques se montrent si souvent injustes avec lui. Au cinéaste du Jour se lève et des Enfants du paradis, on demande de se dépasser sans cesse et de sauter plus haut. »

Et la plaidoirie se poursuivait ainsi pour Les Jeunes loups : « Un bon Carné, un excellent Carné. Non point de ces œuvres de circonstance, qui sacrifient à la démagogie de la jeunesse dans le seul dessein de chatouiller la curiosité des adultes, mais un film qui dépasse le simple document, l’enquête journalistique, pour aborder, avec vigueur, justesse et franchise, des problèmes essentiels. »


Mais ces roulements de tambour résonnaient dans un article publié dans un numéro spécial de L’Avant-Scène (n° 81, mai 1968) entièrement consacré à Marcel Carné et avaient forcément quelque chose d’un peu convenu. Et surtout, ils étaient contredits par Carné lui-même, qui ne cessa de renier le film, affirmant qu’il avait été bridé par ses producteurs et par la censure, et contredits plus encore, quarante plus tard, par le témoignage d’Yves Beneyton, qui interprétait l’un des trois protagonistes de l’histoire. Pour celui-ci, Les Jeunes loups est et reste un navet, non pas du fait des producteurs ou d’on ne sait trop quelle censure, mais à cause de Carné lui-même : « Je n’avais pas d’a priori, j’étais un jeune comédien, mais lorsque j’ai lu le scénario, je l’ai trouvé affligeant ! Pour moi, c’était l’image de ma génération vue par un vieux monsieur qui ne l’avait pas très bien comprise... Je me suis alors précipité pour aller revoir Les Tricheurs, avec Laurent Terzieff, et c’est un film que j’ai trouvé tout aussi affligeant ! Carné n’avait plus avec lui tous ces grands professionnels inventifs et merveilleux [de ses films d’avant-guerre]... »

« Christian Hay n’était pas un comédien professionnel. C’était un amateur qu’il était allé chercher alors qu’il y avait plein de comédiens qui auraient pu avoir ce rôle. Auparavant, il était photographe de plateau et c’est Carné, qui le trouvait beau comme un dieu, qui l’avait choisi après avoir fait des essais. Après, Marcel Carné l’a cassé en morceaux, ce pauvre garçon ! Il n’arrêtait pas de le traîner dans la boue, de l’insulter, de le mépriser, de lui dire qu’il n’était qu’une merde, un mauvais acteur, alors que c’était lui qui était allé le chercher. » (1)


Tous ces grands professionnels inventifs... Ce n’est pas ici qu’on va résoudre la question de savoir comment se répartissaient les mérites respectifs de Carné et de Prévert dans leurs différentes collaborations, mais une chose est sûre : dans Les Jeunes loups, les dialogues ne sont pas de Prévert. Un grand souffle littéraire s’affirme dès les premières secondes : « Ah ! Elle est belle, la jeunesse d’aujourd’hui... - La jeunesse d’aujourd’hui, pour parler poliment, elle vous dit merde. » On le voit, Michel Aubriant avait raison d’évoquer des « problèmes essentiels ». Mais, aussi incroyable que cela puisse paraître, toutes les autres répliques du film, toutes sans exception, ont cette même qualité racinienne. Citons, en vrac, mais à titre d’exemples, parce qu’il ne faut pas abuser des bonnes choses : « Je vois : l’Amour avec un grand A ! Quelle bonne blague… ! » « Courir les bonniches, c’est bon pour les vieux. » « Qu’est-ce qu’elle fout avec ce crado ? » « Je dessine des figures de mode... J’suis pas Picasso. » « J’te vois venir : le coup de la panne bidon ! » « Moi, jalouse ? Tu me prends pour ma mère ? » « J’aime quand vous êtes en colère : vos yeux sont comme des émeraudes. » « Drôlement ajusté... ça fait Cardin en diable ! »


Nous n’étions évidemment pas là pour voir si Carné traitait ses comédiens comme le raconte Beneyton, mais comment ne pas croire celui-ci quand on voit défiler sur l’écran, de la première à la dernière seconde, une galerie de personnages aussi méprisables les uns que les autres, correspondant uniquement à la part de réalité vers laquelle se tourne un misanthrope pour conforter sa misanthropie : un gigolo « à voile et à vapeur » (cela aussi, c’est dans le dialogue) ; une jeune fille qui se dit libre, mais qui, nonobstant quelques protestations ici et là, trouve cette liberté en se laissant prendre aux rets de ce parasite ; des dames et des messieurs d’un certain âge ne pensant qu’à s’offrir de la chair fraîche. Sort un peu du lot le Beatnik incarné par Beneyton, ce cœur pur qui refuse de « coucher par dépit » et qui voudrait « être aimé pour lui-même », mais dont nous découvrons que ce n’est en fait qu’un fils de grands bourgeois qui s’offre une parenthèse dans « l’état de nature » comme on s’offre un séjour au Club Med et qui reviendra probablement très vite au bercail, de la même manière que le film se termine exactement comme il avait commencé. Malgré tous ses tremoli, le gigolo ne manquera pas de continuer à gigoler. Dans Manon Lescaut, dont ces Jeunes loups s’inspirent « librement », autrement dit en inversant le rôle des sexes, l’Abbé Prévost avait eu la bonne idée de faire mourir Manon, ce qui conférait à l’histoire une conclusion, sinon une élévation.


Inutile de dire que tous les comédiens jouent abominablement faux dans cette affaire, y compris certains pros comme Maurice Garrel. Carné aurait probablement répondu que les personnages qu’ils incarnent jouent faux « dans la vie », mais c’est la totalité du film qui est en toc. Puisque la plage de Deauville avait impressionné les esprits deux ans plus tôt en servant de décor à Un homme et une femme, Carné n’hésite pas à offrir à ses deux héros une excursion en voiture (volée) jusqu’à la plage de Deauville. Il appelle aussi à la rescousse, pour une chanson du film, Nicole Chabadabada Croisille (rebaptisée pour la circonstance Tuesday Jackson, parce que c’est plus jazzy). La Collectionneuse de Rohmer a attiré les foules un an plus tôt ? Allons donc chercher Haydée Politoff. On ne saurait nier que la manière dont celle-ci joue faux présente un certain charme, mais comme elle joue exactement comme Bardot, moue boudeuse incluse, nous nous retrouvons en face d’un faux puissance deux, cette redondance suffisant peut-être à expliquer le caractère météorique de sa carrière (définitivement interrompue après quelques expériences italiennes). Oui, Beneyton a raison : Les Jeunes loups est l’œuvre d’un vieux monsieur qui veut faire jeune, et rien n’est plus désolant que ce genre de démarche. Certains n’ont pas hésité à écrire que ce film était un témoignage sur son époque, parce que plusieurs scènes se déroulent dans des boîtes de nuit à la mode à l’époque, mais l’auteur de ces lignes, qui était jeune à l’époque, a envie de reprendre ici une formule de Michel Serres dans son opuscule C’était mieux avant : « Ce n’est pas vrai. J’y étais ! »


Trois ans plus tard, Carné sut reprendre du poil de la bête en réalisant Les Assassins de l’ordre, solide film cayattien sur la position extrêmement délicate d’un juge (Jacques Brel) chargé de traiter une affaire tournant autour d’une bavure policière et soumis aux pressions d’un procureur qui lui rappelle aimablement que la police est la meilleure alliée de la justice. Mais l’héritage revu et très heureusement corrigé des Jeunes loups est à trouver ailleurs. On peut lire au générique : « Assistant réalisateur : Benoît Jacquot ». Celui-ci allait réaliser un quart de siècle plus tard, à partir d’une mise en scène de Brigitte Jaques, une adaptation cinématographique de la comédie de Corneille La Place royale avec des jeunes gens criant, pleurant, se déchirant eux-mêmes et se déchirant entre eux, et ressemblant à de vrais jeunes gens. Le décor se composait de quelques tables et chaises évoquant vaguement un café, mais, cette fois-ci, grâce au vieux Corneille, il s’agissait vraiment de « problèmes essentiels. » (2)

PS - On signale partout pieusement que c’est dans ce film que Robert De Niro a fait sa seconde apparition dans un long métrage (la première ayant été dans Trois chambres à Manhattan, du même Carné). Mais cette apparition est si fugace qu’il n’existe encore aucun logiciel de reconnaissance faciale capable de l’identifier. Beneyton pense qu’il fait partie des badauds dans la scène où on le voit chanter, mais il n’en est pas sûr.

(1) La totalité de cette interview (avec bien d’autres méchancetés sur Marcel Carné) se trouve sur le site http://www.jechantemagazine.com/LES_JEUNES_LOUPS/Les_Jeunes_Loups_Yves_Beneyton.html
(2) Un extrait de cette mise en scène est visible sur le site de l’INA. Il serait bon qu’un éditeur de DVD se penche sur la question...

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La fiche IMDb du film

Par Frédéric Albert Lévy - le 13 mai 2020