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Critique de film
Le film
Affiche du film

Les Inconnus dans la ville

(Violent Saturday)

L'histoire

Trois hommes entrent à Bradenville pour y commettre le braquage de la banque locale. Durant leur préparatifs, ils croisent différents membres de la cité qui révèlent leurs doutes, leurs faiblesses, leurs fautes... Tous se retrouveront unis le temps d'un samedi violent qui va transformer la ville et les hommes.

Analyse et critique

Au début des années 50 ans, la 20th Century Fox a trouvé une nouvelle arme pour motiver le spectateur à quitter sa télévision et revenir dans les salles de cinéma : le Cinemascope. Le premier film qui a expérimenté ce format fut La Tunique, mais surtout l'un des premiers succès publics et critiques d'un film utilisant cette technologie fut 20 000 lieues sous les mers, produit par Disney et dirigé par un certain Richard Fleischer. Le réalisateur, pour son premier travail en format large, ayant fait preuve d'une impressionnante aisance, c'est tout naturellement qu'il est embauché par le Fox. Son premier film pour la firme de Zanuck sera un étrange film noir : Violent Saturday.

Il est facile de considérer Richard Fleischer comme un vulgaire yes-man, l'un des derniers réalisateur fonctionnant sur le mode du Hollywood classique, exécutant les films qu'on lui propose. Il est vrai qu'il n'a initié aucun des films qu'il a tournés. Il essaya pourtant, puisqu'il fut à l'origine de High Noon dont la direction lui échappa. Nous sommes d'ailleurs curieux d'imaginer ce que cela aurait pu donner s'il avait eu la place de Fred Zinneman. Pourtant, réduire Fleischer à un simple exécutant serait une erreur. Ses débuts à la RKO en sont la preuve. En quelques années, il s'impose comme un maitre du Film noir auquel il apporte un style novateur, brutal et violent, évitant toute forme de psychologie. Il offre alors au genre deux chefs-d'œuvre, Armored Car Robbery et The Narrow Margin, deux films qui lui ont été imposés par le studio mais auxquels il apporte incontestablement sa patte si particulière. Tout au long de sa carrière, il continuera de livrer au cinéma criminel des œuvres majeures, le faisant évoluer comme personne, et offrant notamment avec le superbe The New Centurions un des premiers polars modernes. Dans d'autres genres, Fleischer brillera toujours par ses qualités de narration hors normes et s'imposera facilement comme l'un des plus formidables réalisateurs de l'histoire hollywoodienne. Conteur exceptionnel, maitre du format large, génie du Film noir, Fleischer avait toute les armes pour faire de Violent Saturday une œuvre novatrice et majeure.

Une voiture entre dans une mine à ciel ouvert. Un ouvrier l'arrête, fait quelque signes de son drapeau rouge à l'un de ses collègues qui déclenche une explosion violente. Des lettres rouges apparaissent à l'écran : Violent Saturday. En quelques secondes, Richard Fleischer a donné le ton de son film et happé définitivement l'attention du spectateur qui restera soufflé par ce contraste brutal de normalité et de violence qui sera le ton de tout le film. La suite plante immédiatement le décor. Une petite ville encaissée dans des collines, symbole de l'enfermement de ses habitants, symbole aussi d'une ville-monde, unique décor du film qui représente donc à lui seul l'Amérique, ses rêves de réussites mais aussi l'envers de son décor, les failles de son modèle que va nous présenter le film.

Ce qui suit définit immédiatement la forme du film. Le premier gangster, Harper, interprété par Stephen McNally, arrive en bus à Bradenville. Il manque d'être renversé par Emily Fairchild (Margaret Hayes) puis rencontre Linda Sherman (Virginia Leith) à la réception de l'hôtel. Ce croisement des personnages est systématique, c'est la mécanique narrative même de Violent Saturday qui introduit chaque personnage par le regard d'un autre, tissant un réseau logique entre chacun d'entre eux, et qui utilise habilement le format large pour y faire entrer et sortir les différents protagonistes, sautant de l'un à l'autre avec fluidité. En maitrisant sa technique, Fleischer dirige réellement son film qui semble ne pas être monté, simplement purement mis en scène. Il en résulte une impression de souplesse, d'évidence dans la narration. Evénements et personnages se succèdent dans le film sans le moindre à-coup, la fluidité semble être le mot d'ordre. C'est la preuve éclatante de la patte du réalisateur, qui définit grâce à sa camera le fond et la forme de son film, captivant son spectateur par une narration limpide et construisant simplement une toile complexe constituée d'une dizaine de personnages richement décrits, sans jamais donner l'impression de sombrer dans une surcharge explicative. Le tout établi grâce à la maitrise de sa technique, de la composition de ses cadrages, déjà remarquables dans ses œuvres de jeunesse et magnifiées ici par le format large. D'un simple recadrage, Fleischer passe discrètement d'une intrigue à une autre, entremêle les destinées et bâtit un monde. L'art complexe de la simplicité apparente.

Le second élément formel frappant lorsque l'on regarde Violent Saturday, c'est évidemment la couleur. Une couleur vive, frappante, un Technicolor flamboyant qui tranche immédiatement avec l'esthétique du Film noir classique. Violent Saturday sera différent, montrera autre chose. Rapidement, la lumière devient écrasante, chaque plan est baigné d'un soleil implacable, de ceux qui assomment les hommes, créant une atmosphère lourde et pesante, symbolique du propos du film : l'apparence est lumineuse mais le fond est noir. En optant pour la couleur, Fleischer se rapproche de l'art pictural. Impossible de ne pas penser à Hopper devant les images de Violent Saturday, composées comme des tableaux. Le message est clair, Richard Fleischer nous propose une peinture de l'Amérique contemporaine. Une peinture amère.

Richard Fleischer avait déjà exprimé ses doutes quand au rêve américain. Dès son premier film, Child of Divorce, il en écornait le modèle dans un film au ton extrêmement pessimiste. Il développe cette vision dans Violent Saturday. En surface, les personnages qui nous sont présentés ont tout pour être heureux ; tout va pour le mieux à Bradenville, cité prospère, symbole de la réussite à l'américaine. Pourtant, au fur et à mesure de nos rencontre, chaque personnage révèle ses failles. Shelley Martin est l'exemple typique de cette réussite, tout semble sourire à l'ingénieur en chef de la mine, homme de confiance de son propriétaire. Mais il se heurte à la déception de son fils qui jalouse son meilleur ami dont le père s'est distingué à la guerre, alors que Shelley n'y a pas participé, uniquement remercié par l'état de sa contribution à l'effort de guerre. La reconnaissance d'une réussite professionnelle et sociale se refuse à Shelley dans sa propre famille, pour la jeunesse américaine ce sont les armes qui font les hommes. Dans le rôle de Shelley, Victor Mature était le choix idéal. Il est l'incarnation parfaite d'un homme normal entraîné dans les événements violents qui bouleverseront sa ville. Alors qu'il est souvent critiqué aujourd'hui, il faut remarquer que Mature fut l'un des plus grands acteurs du cinéma noir. I Wake Up Screaming, Kiss of Death, Cry of the City : ces trois réussites doivent beaucoup à Mature qui couronne sa carrière dans le genre par son rôle dans Violent Saturday.

Autour de Shelley évolue un panorama de personnages représentatifs de la société américaine telle que Fleischer veut nous la montrer. Le premier d'entre eux : Boyd Fairchild, fils du propriétaire de la mine, un privilégié à la vie ratée, incapable dans sa vie professionnelle, en échec dans sa vie privée, qui ne se réalise pleinement que dans l'alcool. Le personnage est porté par un Richard Egan épatant. Habitué des seconds rôles, il aura rarement été aussi marquant et aussi touchant que dans le rôle de Boyd qu'il habite littéralement. Sa compagne, Emily Fairchild, s'ennuie avec Boyd, elle flirte avec son professeur de golf et semble incapable de sauver son couple. A l'aube du braquage, le couple va se retrouver pour envisager un avenir meilleur. Au cœur des tourments du couple : l'infirmière Linda, incarnée par la jolie Virginia Leith, amoureuse de Boyd, un amour probablement partagé et cible de la jalousie d'Emily qui lui envie sa liberté comme Linda lui envie son statut. Elle est aussi la cible du voyeurisme de Harry Reeves, le directeur de la banque, homme propre sur lui qui passe ses nuits sous les fenêtre de la jeune infirmière.

Au final, on serait tenté de penser que les personnages les plus accomplis de ce panorama sont les trois gangsters. En tout cas ce sont des professionnels irréprochables. La préparation de leur méfait est soignée, sous l'impulsion de Harper, leur chef, incarné par un excellent Stephen McNally dont on sait qu'il a besoin d'un directeur d'acteur compétent pour briller. Ses deux acolytes montrent le même professionnalisme mais leur folie affleure plus nettement. C'est notamment le cas de Dill, qui déteste les enfants et nous offre une scène effrayante lorsqu'il écrase les doigts d'un enfant qui l'a bousculé. Dans ce rôle, Lee Marvin nous offre l'un des nombreux méchants inoubliables du début de sa carrière. Tous les personnages de Violent Saturday ont leur défauts. Mais, comme souvent dans le cinéma noir de Richard Fleischer, ils ont tous leur part d'humanité, il n'y a pas d'être humain totalement noir dans son monde. Tous sont attachants, tous sont intéressants, ils font la richesse du film. Chaque scène garde donc l'intérêt du spectateur qui prend à cœur leur destin. Des destins que la mise en scène de Fleischer a intimement lié les uns aux autres durant la première heure du film qui relève finalement plus du mélodrame que du Film noir. Des destins qui, logiquement, seront donc tous confrontés à la violence du braquage.

La séquence du braquage de Violent Saturday fascine. Leçon de cinéma donnée par Fleischer, elle est parfaitement mise en scène et offre un spectacle mémorable. Point de rencontre de tous les personnages du film, elle en révèle certains, en détruit d'autres, en tout cas n'en laisse aucun indemne. Après des effusions de sang dans la banque, les gangsters fuient vers une ferme Amish qu'ils ont désignée comme point de repli. ils y retiennent prisonniers la famille de fermiers ainsi que Shelley Martin, à qui ils ont volé sa voiture. Ce dernier va se libérer de ses liens et, avec l'aide de la famille Amish, anéantir les malfaiteurs. Le dernier d'entre eux, alors qu'il menace d'achever Shelley, est tué d'un coup de fourche par Stadt, le père de famille remarquablement interprété par Ernest Borgnine, qui prônait la paix et la non violence quelques secondes auparavant. Ces minutes de violence laissent le spectateur le souffle coupé, elles ont fait exploser le petit monde calme de Bradenville et la douceur amère des deux premiers tiers du film.

Mais Fleischer n'en reste pas là et va nous offrir une conclusion encore plus dure : celle des survivants. Stadt a sauvé sa famille mais a dû renier ses principes, Boyd a perdu sa femme alors qu'il croyait avoir une chance de reconstruire son couple quelques heures auparavant. Et surtout, Shelly est devenu un héros aux yeux de son fils. Un héros car il a tué. Les gangsters sont morts, le calme est revenu, mais personne n'est réellement sauvé. Nous quittons Bradenville amers car nous nous sommes attachés à tous ces personnages, imparfaits mais humains, terrassés par la noirceur de leur destin. Le soleil brille toujours sur la ville, mais l'Amérique que nous à décrite Fleischer est bien noire.

Sur un remarquable scénario de Sidney Boehm, déjà auteur de The Big Heat, autre fleuron du noir, Fleischer propose avec Violent Saturday un film noir incontournable, atypique et novateur. Ses remarquables qualités de metteur en scène en font une œuvre unique, par son ton et par sa forme, et surtout un spectacle passionnant et incontournable. Violent Saturday s'inscrit au sommet du cinéma criminel, il le dépasse également en apportant au genre une dimension supplémentaire par sa vision du modèle américain, par son esthétique remarquable, par sa mise en scène exceptionnelle. Fleischer nous offre tout simplement l'un des grands chefs-d'œuvre du cinéma américain. D'autres viendront au cours de sa magnifique carrière.

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La fiche IMDb du film

Par Philippe Paul - le 10 avril 2013