Menu
Critique de film
Le film
Affiche du film

Les Hommes le dimanche

(Menschen am Sonntag)

L'histoire

Entre samedi soir et lundi matin, prend place le dimanche de quelques jeunes amis et connaissances Berlinois, décidés à se rendre ensemble au Nikolassee pour se baigner.

Analyse et critique

Il y a derrière Les Hommes le dimanche non pas un, mais plusieurs noms, tous promis au même exil, chacun appelé à rejoindre, outre-Atlantique, le système hollywoodien : Robert Siodmak, Edgar G. Ulmer, Billy Wilder, Fred Zinnemann, Curt Siodmak... Si ce sont les deux premiers qui en signent la réalisation (après sa sortie, de tristes querelles porteront au sein du groupe sur qui en porte la paternité), il s’agit d’une œuvre véritablement collective. D’un reportage de Curt Siodmak, s’intéressant aux dimanches estivaux des Berlinois, le groupe d’amis tire l’idée d’un film semi-documentaire qui porterait sur le « sujet ». L’angle d’attaque peut paraître modeste, mais la visée esthétique est ambitieuse : L’Homme à la caméra de Dziga Vertov vient de révéler, en provenance de Russie, les potentialités d’un filmage agile, portée par un regard déambulatoire soutenu ensuite par les joies du montage. Berlin, symphonie d’une grande ville témoignait déjà d’un intérêt « macro » pour la capitale allemande, mais Siodmak, Ulmer (aidés de Wilder et Zinnemann) arriment leurs déambulations à une borne plus personnelle : un autre groupe d’amis, des figures de leur âge rencontrées pour le reportage inspirant leur film. Premier titre de leur Filmstudio 29, autoproduit et réalisé selon les préceptes d'un do-it-yourself avant l’heure, il s’agit en un sens du premier film indépendant.

Ce n’est pas un « premier film » mais une « première expérimentation » du studio qu’un premier carton annonce. « Ein Film ohne Schauspieler » - un film sans acteurs, prévient, sous le titre, le second. Il y a donc Erwin (Erstöffer), chauffeur de taxi, Brigitte (Borchert), vendeuse dans un magasin de disques, Wolfgang (von Waltershausen), qui a tenté différents petits boulots, d’antiquaire à gigolo, actuellement représentant en vins, Christl (Ehlers), figurante, du moins cherche-t-elle à l’être, pour divers films, Annie (Schreyer), mannequin, frappée de neurasthénie et qui se morfond dans la mansarde où elle habite avec Erwin, son compagnon. Le métier, le statut social pour le moins flottant, de ces quelques jeunes personnes est posé avant leur apparition, pour ne plus avoir à y revenir. Ce n’est pas à leur semaine, temps du travail (ou de sa quête), mais à leur week-end, que le film s’intéresse. Entre samedi soir, moment où Wolfgang et Christl échangent à la terrasse d’un glacier et le dimanche, où ce groupe se rend ensemble au Nikolassee pour un pique-nique et une baignade. Outre la jeunesse (et l'on peut le présumer, une relative précarité), ces figures bohèmes partagent avec le groupe du Filmstudio 29 un lien, ténu mais réel, à l’industrie du spectacle : deux des jeunes femmes galèrent à percer, un des murs de l’appartement exigu d’Annie et Erwin est tapissé de stars admirées (on aperçoit Marlene Dietrich avec laquelle Wilder tournera). Dans un geste qui prend valeur de manifeste, le couple, soutenu d’un ami, se décide à déchirer une à une ces photos, affirmant, comme principe esthétique et moral du film, un refus du vedettariat. Wilder, avant d’arriver à Berlin, a travaillé (et s’est compromis) pour un équivalent puissant de la presse tabloïd à Vienne. Autant qu’une prolongation d’une approche journalistique (le reportage documenté et empathique), le film se pose en opposition du système de valeurs d’une culture de la célébrité qui n’est pas étrangère à ses participants (filmeurs et filmés confondus). Il oppose à ce glamour (et son pendant inversé : l’indiscrétion) une observation de la vie quotidienne, sublimée dans l’acte même de, bien, et aimablement, la regarder.

Dans le ton, comme dans la manière de filmer en extérieurs, la Nouvelle Objectivité à laquelle aspirent les cinéastes (qui par la suite ne se priveront pas d’exploiter les potentialités de petits ou grands studios) se démarque radicalement de l’expressionnisme allemand, tel que le Cabinet du Docteur Caligari pourrait l’incarner. Pourtant, cet impressionnisme même génère une immense expressivité : les visages sont filmés au plus proche, sans fard particulier, ils sont toujours vivants, parfois sublimes. Alors que ceux-ci, ou plus largement les corps, s’inscrivent dans des paysages urbains ou naturels, ils sont traversés d’une myriade de sensations, d’émotions, retransmises à l’image dans leur immédiateté, leur spontanéité mélancolique ou amusée. Il y a une dimension, nullement forcée, de célébration de la vie dans ce film de loisirs, puissamment assombrie par la période filmée, la conscience rétrospective d’une ville au bord de l’abîme du nazisme (ce fléau même qui obligera tous ces futurs metteurs en scène "américains" à fuir l’Europe). Quand, pour un baiser que les deux filles venues au Nikolassee se donnent, le groupe rit, ce rire est monté à celui d’autres rieurs, du parc cet après-midi, puis de la ville plus généralement. Un flux de désir et de satisfaction se transmet. Des Berlinois passant dans le coin, petits, grands ou vieux, se font tirer le portrait à l’image, selon un modèle photographique. Un authentique amour des gens se dégage du procédé, raccord avec les nombreux passants et habitants inclus dans le cadre. Tous ces gens qui, lundi, retourneront à leurs affaires, recommenceront à vivre le rythme hebdomadaire.

La beauté de cet art de portraitistes n’oblige pas à l’idéalisation. Le même plan peut passer d’un tas d’ordures à une séance de séduction sur le rivage. Même dans un groupe doublement pair (deux garçons, deux filles), les désirs ne sont pas accordés. Elles pourraient vouloir le même, l’autre n’est de toute façon pas célibataire, puis le premier est trop insistant. Rien ne vient garantir un accord entre les envies. Le bois où se cacher et l’eau où se poursuivre exacerbent ces tensions, cet endroit de frémissement, d’abandon et de refus, que le film ne traite pas comme une anecdote mais comme une aventure, aussi ordinaire soit-elle, celle d’une vie émotionnelle soudainement mise à nue par le loisir. Au retour, personne n’aura pleinement obtenu ce qu’il voulait. Plane de plus sur l’escapade l’absence d’Annie, sa dépression, le vide qu’elle dessine. Le plus frustré de tous revient à un intérieur partagé avec celle avec laquelle il ne sait visiblement plus que se disputer. Cette frustration pourrait faire écho à celle des travailleurs, masse des Berlinois dont la conclusion observe le retour à leurs trajets matinaux. Il y a eu un appel d’air, mais la semaine peut être rude. En même temps, que signifie le « temps libre » pour ceux (dans le cas présent : plutôt celles) qui n’ont que leur temps, justement, qu’on n’emploie nulle part ? De quoi peut-on se soulager quand on ne fait plus qu’attendre et demander ? Battre le pavé à la recherche d'un contrat ne revient pas à se promener, ni rester cloîtrée sous un toit à se reposer.

En un sens, c’est un art de la fuite qu'exaltent Siodmak et Ulmer. Du centre vers la périphérie, le tramway charrie un sentiment d’euphorie. Quand les choses pourraient se rigidifier ou se tendre entre les amis, un déplacement en bateau sur le lac offre soudainement de nouvelles possibilités, des rencontres se font au passage. En un autre, il ne s’agit pas tant de fuir que justement d’être là, de le sentir et d’en profiter. De vivre, non plus dans l’attente de quoi que ce soit (serait-ce même l’anticipation d’un désir potentiellement satisfait), mais dans l’expérience réelle d’être au monde, d’occuper ce temps et cet espace avec ces personnes en particulier (et, également, celles, nombreuses, autour de cette petite équipe). Personne n’est irremplaçable et la ville vivra de sa vie quoi qu’il advienne d’un de ses membres. Pourtant, chacun, du bambin amusé à la vieille dame à sa fenêtre où passe un chat, participe dans la spécificité de son existence de ce brassage de l’intime et du collectif. De chacun s’est vu un visage, ou une démarche, toute apparition compte. Ensemble, elles forment ce film incandescent, d’une grâce éblouissante, absolue.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Jean Gavril Sluka - le 12 septembre 2019