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Critique de film
Le film
Affiche du film

Les Grandes gueules

L'histoire

A la mort de son père, Hector Valentin revient d’Amérique pour hériter d’une scierie dans les Vosges. Il exploite avec les pires difficultés sa petite entreprise condamnée à la ruine par la concurrence acharnée de Therraz, l’homme fort de la vallée. Deux hommes sortant de prison vont chercher à gagner les faveurs d’Hector et à travailler dans la scierie. Hector croit en leur amitié et les deux ex-truands vont l’aider à survivre. Ils suggèrent pour cela l’idée d’employer de la main d’oeuvre pour le moins bizarre : dix libérés conditionnels…

Analyse et critique

Les Grandes Gueules est l’archétype même du petit film français sans prétention, trop méconnu du grand public et qui bat pourtant des records d’audience lors de chacune de ses nombreuses diffusions télévisées. Il y a une légende qui dit que la France ne sait pas faire des films d’action et encore moins des westerns. Or, ici c’est bien une fable de l’Ouest que le réalisateur Robert Enrico et le scénariste et romancier José Giovanni nous livrent. Et d’un grand cru. Remplacez Monument Valley par le monde des scieries des Vosges avec le méchant qui contrôle toute la région. Dans les westerns traditionnels, c’est du bétail, ici c’est du bois et des parcelles de forêts. Mais voilà qu’arrivent les héros solitaires. Ce sont des ex-détenus. Ils vont aider les petits, les oppressés, mais auront aussi leurs intérêts personnels. Il y a d’autres dizaines de références au genre tout le long du film (le chapeau de Bourvil, sa carabine, les poses magnifiées de Ventura, la cigarette à la main et le regard fatigué, le train …).

Mais ce qui aurait pu être une simple série d’hommages, mais surtout de reproduction de la recette du western, se révèle vraiment réjouissant et jubilatoire, et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord, grâce aux acteurs, premiers comme seconds rôles. Bourvil qui joue ici le rôle d’Hector, en artisan dominé par la situation mais déterminé, est véritablement émouvant du début à la fin et atteint son paroxysme dans la scène finale du film aux côtés de Lino Ventura. Et pourtant, ce film a été réalisé un an après Le Corniaud (1964) et un an avant La Grande Vadrouille (1966) de Gérard Oury. Le spectateur voit alors encore plus le génie de l’acteur, parfaitement crédible en petit entrepreneur qui rêve de pouvoir vivre librement. Ensuite, l’affiche est partagée avec Lino Ventura, qui s’avère comme toujours très bon : ce couple unique qu’il forme avec Bourvil (ils ne joueront plus jamais ensemble par la suite) fonctionne vraiment bien. Lino Ventura se transforme ici en personnage trouble et amoral dont le spectateur apprend qu’il joue un double jeu. Il agit pour lui-même et non par amitié. Rien n’est gratuit, mais les masques tomberont et ses motivations évolueront à la fin du film. Marie Dubois apporte sa touche de féminité à l’œuvre, et même si elle est peu présente sur l’écran, elle tient une place décisive dans le cercle des personnages et les directions qu’ils prendront par la suite. Le film accumule une pléiade de figures familières des amateurs de cinéma français de cette époque qu’il est toujours agréable de retrouver : Jean-Claude Rolland, Michel Constantin (Le Trou de Jacques Becker), Jess Hahn (Cartouche de Philippe de Broca), et d’autres comédiens que nous connaissons sans que, pour beaucoup, il soit possible de les nommer.

Seconde raison de la réussite du film : José Giovanni. Cet ancien condamné à mort finalement gracié possède un réel don pour raconter les histoires et pour nous plonger dans un univers pessimiste mais réaliste. Plusieurs de ses romans ont été adaptés, notamment Le Trou (Becker), Le Deuxième Souffle (Melville), Classe tout risque (Sautet) et Deux Hommes dans la ville (Giovanni). Ici, c’est son roman le Haut-fer qui est porté à l’écran par Robert Enrico.
Il nous raconte donc ce combat titanesque de David contre Goliath, du patron de petite entreprise contre de gros exploitants. Mais en parallèle à cette bataille, l’auteur traite de la morale et de la vengeance, de l’importance des traditions et des valeurs de ces artisans, mais aussi des préjugés sur les anciens détenus et de l’amitié.

Pourtant, malgré la volonté du spectateur, il n’y aura pas de happy end. Ce film se devait de finir tragiquement, et donc de façon très réaliste. L’incendie à la fin du film indique que le personnage de Bourvil, malgré tous ses efforts, a perdu. David s’est fait battre par Goliath, car finalement c’est toujours le plus faible qui meurt. Et lorsque le mot fin apparaît à l’écran, le spectateur a encore en tête toutes les épreuves que cette scierie a vécues : les sabotages, les moqueries, les soulèvements, les tentatives d’évasion et les machinations de vengeance ne sont rien comparativement à cette image des ‘mercenaires’, tous ensemble sur le wagonnet, tentant de vivre honnètement leur réinsertion en chantant et riant. Une image fraternelle qui n’a pas vieilli.

En dehors de ces moments, l’auteur sait nous faire sourire, grincer et compâtir grâce à des dialogues qui, sans non plus être du Audiard restent très agréables, mais aussi grâce à une histoire réaliste dans laquelle le niveau de chaque scène est à peu près égal tout du long.

La musique (élément essentiel du …western) donne véritablement toute son identité au métrage et adhère parfaitement bien à cet univers de bois qui sent bon la sciure. Encore une fois, il ne faut pas s’attendre à du Ennio Morricone. Pourtant, les quelques notes de François de Roubaix déclinées sur plusieurs rythmes vous resteront un bon bout de temps en tête.

Les choix de Robert Enrico, alors jeune réalisateur (il n’a que deux films à son palmarès : La Belle vie et La Rivière du Hibou), s’avèrent souvent justes et remplis de références westerniennes, qui font mouche ; c’est un film de genre, sans prétention, mais qui touche par sa sincérité et sa cohérence réaliste. De plus, l’univers des scieries des Vosges n’a pas vieilli et il est très agréable d’inviter toute cette bande – Giovanni, Enrico, Ventura, Bourvil et les autres – dans son lecteur DVD pour se plonger (et se replonger) dans cette petite scierie en difficulté mais malgré tout optimiste.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Homergana - le 25 mars 2003