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Critique de film
Le film

Les Furies

(The Furies)

L'histoire

1870. Le veuf Temple Jeffords (Walter Huston), riche éleveur de bétail, revient de San Francisco dans son immense domaine du Nouveau Mexique, "The Furies", où il règne en despote ; c'est un homme à tel point imbu de sa personne qu’il se fait imprimer sa propre monnaie. Dédaignant Clay (John Bromfield), son fils trop timoré, c’est sa fille Vance (Barbara Stanwyck) qu’il adore pour son caractère bien trempé, et qu’il destine à lui succéder à la tête de la propriété. Les affaires financières de ce dernier n’étant pas florissantes, Reynolds (Albert Dekker), son banquier, accepte de lui faire un immense crédit à condition qu’il chasse tous les "squatters" mexicains de ses terres. Mais Vance insiste pour que la famille Herrera puisse rester, le fils aîné Juan (Gilbert Roland) étant son ami d’enfance, qui plus est amoureux d’elle depuis toujours. Entretemps, elle tombe sous le charme de Rip Darrow (Wendell Corey), un joueur et patron de saloon dont le père a autrefois été tué par Temple pour un lopin de terre. Alors qu’elle pense avoir séduit Rip et trouvé ainsi un époux pour l’aider à diriger son futur domaine, elle tombe de haut : Rip accepte une forte somme de Temple à condition de quitter sa fille. Vance n’est pas au bout de ses mauvaises surprises puisque, peu de temps après, son père ramène de San Francisco Flo Burnett (Judith Anderson), une intrigante qui s’installe dans la maison et manigance pour la déposséder de son héritage. Les deux femmes se vouent une haine farouche qui va en s’accentuant quand Vance apprend que Flo va devenir sa belle-mère. De rage, elle la défigure en lui jetant un ciseau au visage. Son père, pour venger sa future épouse, chasse Vance du domaine familial après avoir brûlé la maison des Herrera et fait pendre l’ami d’enfance de sa fille sous les yeux de cette dernière. Elle jure alors de se venger avec l’aide de Rip Darrow...

Analyse et critique

La capacité qu’avaient certains réalisateurs hollywoodiens de l’époque à pouvoir tourner deux, voire trois films en une année, tous d’une égale qualité, ne cessera de nous étonner. Le système de production était tel que les spectateurs américains purent par exemple en 1950 voir trois westerns réalisés par Anthony Mann en même pas deux mois d’intervalle ; sans compter La Rue de la mort (Side Street) sorti sur les écrans quelques semaines auparavant ! Une année bougrement prolifique pour ce cinéaste qui s’épanouira vraiment avec plénitude durant les années 50. The Furies est bizarrement son western le moins connu. Au vu du résultat, on se demande bien pourquoi car, même s’il ne saurait prétendre se hisser au niveau du quinté avec James Stewart, non seulement il y a de grandes chances qu’il puisse plaire aux amateurs de westerns mais il pourrait aussi bien combler les fans de mélodrames voire même surprendre ceux qui ne jurent que par le Film noir (les dialogues y font grandement penser). S'il est à l’opposé de Winchester 73 sur le fond et les thématiques, on ne peut néanmoins guère se tromper sur la forme ; celle-ci est bien reconnaissable, celle d’un réalisateur qui ne fait pas dans l’esbroufe mais qui n’en construit pas moins une mise en scène au cordeau avec des plans tous autant travaillés les uns que les autres. Autant dire que son film est, malgré la rapidité de son tournage, très loin d’être bâclé.


Pas facile de raconter le script assez dense qui oscille entre traditionnelle histoire de cattle baron impitoyable, tragédie shakespearienne puis mélodrame familial et passionnel, le tout saupoudré d’un soupçon d’ambiance de Film noir et se déroulant évidemment au milieu de décors westerniens de toute beauté aussi bien en intérieurs (réalistes tout en étant richement décorés) qu’en extérieurs (ceux de l’Arizona et non du Nouveau Mexique). En effet, le scénario de Charles Schnee (juste auparavant signataire de ceux, magnifiques, de La Rivière rouge de Howard Hawks et des Amants de la nuit de Nicholas Ray), non exempt de légers défauts que nous aborderons par la suite, se révèle néanmoins d’une richesse aussi bien psychologique que dramatique, entrecroisant habilement de multiples relations intéressantes entre différents groupes de personnages, courant plusieurs lièvres à la fois sans jamais se perdre en route dans ses méandres financiers ou romanesques, l’ensemble restant vraiment très fluide. C’est la première caractéristique de ce film de proposer une intrigue complexe mais jamais pesante ni embrouillée, les auteurs évitant toutes les embûches qu’aurait pu développer une histoire qui rappelle assez celle de Duel au soleil, et pour cause, déjà écrite par Niven Busch. D’ailleurs, à vision des deux westerns, il est amusant de noter les innombrables similitudes entre les deux films ; un jeu dans lequel je ne rentrerai pas ici pour vous laisser les découvrir par vous-mêmes. Si les intrigues se ressemblent, il n’en est rien de leur traitement quasiment antinomique et sans que l’on puisse affirmer que l’un est meilleur que l’autre ; il est au contraire toujours passionnant et instructif de voir que l’on peut raconter des histoires assez proches de manière aussi différente. Au baroque délirant, excessif et kitsch de King Vidor, Anthony Mann préfère une certaine sécheresse d’image, une belle sobriété d’ensemble.


De même, au Technicolor flamboyant de Vidor, Mann oppose un noir et blanc violemment contrasté sauf lors des scènes nocturnes étonnamment douces grâce à l’utilisation de nuits américaines qui rendent une atmosphère un peu ouatée, presque parfois fantomatique; notamment lors des séquences "romantiques" entre Barbara Stanwyck et Wendell Corey. Anthony Mann et son chef opérateur Victor Milner accomplissent un travail remarquable sur l’image et la composition des plans, jouant sur les ombres et les contre-jours comme s’il s’agissait d’un Film noir. Ils nous offrent quelques plans vraiment originaux et esthétiquement assez puissants comme celui qui précède le climax du film, à savoir la pendaison qui suit l’attaque de la "forteresse" des Herera - forteresse car, au milieu d’immenses étendues planes, s’élève un seul monticule rocheux avec en son sommet la maison de la famille mexicaine que le cattle baron s’apprête à chasser : la séquence pourrait d’ailleurs s’apparenter à l’attaque d’un château-fort dans un film d’aventure moyenâgeux avec entre autres les assaillis faisant débarouler des rochers sur les assaillants... On y voit au crépuscule, dans un plan d’ensemble sur une plaine démesurée, constellée par les immenses silhouettes à contre-jour des cactus, arriver des cavaliers comme écrasés par la majesté du paysage ; cavaliers que l’on distingue à peine hormis la poussière que soulèvent leurs chevaux au galop, nuage de fines particules irisées par le soleil se couchant très loin à l’horizon. Ce n’est qu’un exemple parmi de nombreux autres du travail brillant accompli par celui qui avait déjà prouvé son habileté dans l’utilisation du Technicolor notamment pour Cecil B. DeMille, puisqu'il avait photographié la plupart des films d’aventures des années 40 réalisés par ce dernier (Les Tuniques écarlates, Les Naufrageurs des mers du Sud...).


Techniquement très minutieux et à la recherche d’une certaine perfection plastique, le film ne démérite pas sur le fond ; si le scénario semble devoir nous livrer une banale histoire de cattle baron exerçant sa domination sur l’ensemble de ses voisins, il se révèle bien plus riche que cela. Et puis à l’époque, il n’y en avait finalement encore pas eu beaucoup de westerns traitant de ce sujet récurrent par la suite. Si l’on peut rapidement évoquer ses gros défauts, à savoir certains personnages totalement sacrifiés (voire même évacués en cours de route) comme le frère de Miss Stanwyck, ou encore un dernier quart de film moins palpitant (tout ce qui se déroule après la fameuse séquence évoquée ci-dessus, dont on peut voir d’ailleurs des extraits dans le documentaire de Martin Scorsese sur le cinéma américain), le scénario de Charles Schnee est une belle réussite notamment dans la description de ses personnages dont deux sont bougrement hauts en couleur. Temple tout d’abord, qui trouvait en Walter Huston un parfait interprète ; l’acteur ne pourra jamais juger de sa performance puisqu'il décèdera avant la sortie du film. Dans la peau de ce propriétaire terrien mégalomane (il se fait appeler "The King of the Furies" - The Furies étant le nom de son domaine - et se fait imprimer sa propre monnaie sur laquelle est marquée sa devise), il se révèle pittoresque à souhait, son débit de paroles argotiques étant assez hallucinant. Méprisant son fils trop timoré, se mettant en travers du chemin de tous ceux qui le dérangent, n'hésitant pas à les faire pendre par son homme de main, Temple ne pense qu'à s'amuser et à contempler ses terres qu'il respecte bien plus que n'importe quel être humain. Pourtant, il est en adoration devant sa fille dont le caractère bien trempé se rapproche du sien ; elle le lui rend d'ailleurs bien : « I like being T. C.'s Daughter. » Et si l'on fait bien attention aux gestes et aux regards, on peut vraisemblablement penser qu'ils ont eu des relations incestueuses. Malgré tous ses défauts, le talent du comédien et l'écriture du personnage font qu'on peut trouver ce dernier assez attachant. Son habitude d'aller se recueillir à chaque retour dans son domaine dans la chambre de sa défunte épouse ou sa vitalité surhumaine arrivent à nous faire apprécier cet homme qu'on se serait sinon plu à haïr.


L'autre protagoniste le plus important est bien évidemment celui de sa fille inflexible jouée avec une sacrée présence par une Barbara Stanwyck qui porte les tenues de l'Ouest comme aucune autre actrice, et qui dans ce rôle de femme forte refusant de se laisser dicter sa conduite sans pour autant perdre une once de féminité s'avère absolument parfaite. On oubliera d'ailleurs difficilement son rire de si tôt. Mais, contrairement à son père qui en est presque entièrement dépourvu, Vance ne manque pas d'humanité et elle est par exemple capable de s'opposer à son paternel pour sauver son ami d'enfance, d'éprouver le lendemain de la compassion voire de la pitié à son égard même si sa haine pour lui sera un jour toute aussi forte que son actuelle adoration (« You’ve found a new love : you’re in love with hate » lui dira Rip). Elle est même capable de ressentir un semblant d'amour même si elle dira à Gilbert Roland, l'homme en adoration devant elle depuis l'enfance : « I don't think I like being in love. It puts a bit in my mouth. » Les relations qu'elle entretient avec ce dernier nous offrent d'ailleurs pratiquement les seuls moments de pureté au sein de ce bourbier financier et passionnel d'avarice, de vengeance, de pouvoir et de jalousie. Alors que son amitié avec Juan est décrite avec sensibilité, quand elle tombe en revanche sous le charme du tenancier de saloon, on ne peut pas dire qu'elle ait froid aux yeux. Elle surprend Darrow par sa rapidité à se jeter dans ses bras sans aucuns préambules ; devant cette stupéfaction, elle lui rétorque : « When you know what you want, why waste time. » Mais que l'on ne s'y trompe pas, son partenaire s'avère aussi culotté qu'elle et leurs rapports sont ce qui s'avère le plus jubilatoire durant le film grâce à des dialogues à l'ironie sous-sous-jacente, des réparties cinglantes dignes d'un Film noir, voire même parfois d'une screwball comedy que l'on aurait trempée dans de l'acide.


C'est Wendell Corey qui lui donne alors la réplique, acteur qu'une grande majorité s'accorde à trouver ici et ailleurs fade et sans charisme. Son Rip Darrow étant un homme froid, calculateur et anti-romantique, il me semble au contraire parfait d'autant qu'il ne possède aucun charme ni glamour ; distribuer un rôle aussi important à un comédien au visage aussi peu amène voire même inquiétant est un choix assez culotté de la part d'Anthony Mann et tout à fait intéressant ! Il faut le voir essayer de calmer les caprices enfantins de Vance, n'hésitant pas pour ce faire à la brutaliser sans ménagement et à lui enfoncer la tête sous l'eau avec une violence rageuse. L'autre homme qui gravite autour de Vance est Juan, superbement interprété par Gilbert Roland que l'on ne s'attendait pas à trouver aussi romantique sans cependant faire preuve de mièvrerie, un personnage qui dit n'avoir survécu jusqu'ici que par la seule force de l'amour (non partagé) qu'il éprouve pour Vance. Au sein de cet intéressant casting, on trouve aussi l'inquiétante Mrs Danvers du Rebecca d'Alfred Hitchcock, Judith Anderson, dans le rôle de la rivale et future belle-mère de Vance. Les auteurs lui ont octroyé une séquence formidablement touchante au cours de laquelle, alors qu'elle est désormais défigurée à vie et ayant d'autant plus peur que son époux la délaisse, elle refuse de lui donner son argent afin qu'il lui reste attaché au moins par ce lien financier puisqu'il est désormais sans un sou. On croise aussi Beulah Bondi dans la peau de la femme d'un important banquier, autre symbole de la domination féminine à travers ce film puisqu'elle avoue franco à Vance que si le directeur de la banque est bien son mari, c'est bien à elle qu'elle doit adresser sa requête puisque dans le couple elle porte la culotte et peut mener son époux par le bout du nez. On peut presque dire qu'Anthony Mann et Charles Schnee réalisent quasiment le premier "Woman's Picture westernien" grâce au personnage de Vance et aux femmes qui l'entourent, y compris sa mère défunte dont le spectre règne encore au sein de la demeure familiale par l'intermédiaire de sa chambre que son veuf a décidé de laisser en l'état et qu'il va visiter régulièrement.


Autre élément qui renforce le côté un peu inhabituel du western de Mann : la musique de Franz Waxman, souvent décriée elle aussi à l'instar du jeu de Wendell Corey et qui effectivement, si on l'écoute hors contexte, peut faire penser à tout sauf à un western. Mais ses sonorités inaccoutumées, l'utilisation par exemple à certains moments d'une unique guitare sèche ou de mélodies presque arabisantes apportent un air de curiosité supplémentaire à ce western décidément assez unique. Parfois cependant, c'est incontestablement d'assez mauvais goût comme dans cette séquence au cours de laquelle Walter Huston essaie de dompter un bœuf après qu'il a été vexé qu'on ait donné à l'animal son surnom de King of the Furies. Mais dans l'ensemble, et le thème du générique en est la preuve, il s'agit d'une belle réussite, assez moderne, de la part de ce grand compositeur. En résumé, Les Furies est un western psychologique peu banal écrit par le scénariste de La Vallée de la peur (Pursued) de Raoul Walsh. Peu d'action (même si elle n'est pas totalement absente), de nombreux dialogues savoureux et colorés, une interprétation de premier choix et une plastique finement travaillée font de ce western méconnu en France une étape à ne pas laisser passer. Dommage cependant que le final s'avère un peu bâclé, trop rapidement expédié au bout d'un dernier quart de film qui avait déjà baissé en intensité dramatique. On peut lui préférer Winchester 73, sorti la semaine précédente, mais on se doit de lui reconnaître d'immenses qualités et affirmer que les non amateurs de westerns pourraient y trouver leur compte.

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La fiche IMDb du film

Par Erick Maurel - le 20 juin 2015