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Critique de film
Le film
Affiche du film

Les Feux de la mer

L'histoire

Victor, un tout jeune gardien de phare, est nommé pour son premier poste à la Jument, l'un des bâtiments les plus éloignés des côtes bretonnes qui se trouve à plusieurs miles de l'île d'Ouessant. Un ancien, Malgorn, l'acceuille pour sa première nuit loin de la terre ferme...

Analyse et critique

Malade, fatigué, Epstein a envie de retourner sur Ouessant, cette île qui il y a près de vingt ans lui avait permi de se ressourcer et lui avait donné un nouvel élan dans sa carrière de cinéaste. L'occasion lui en est donnée lorsque le conseil du cinéma de l'Organisation des Nations Unies lui propose de réaliser un documentaire sur les phares. On retrouve derrière ce projet Jean Benoît-Lévy, celui-là même qui avait co-réalisé avec Epstein Pasteur en 1922. Exilé aux Etats-Unis pendant la guerre, Benoît-Levy travaille pour l'ONU à partir de 1945 où il dirige le service Cinéma et moyens visuels de formation. Il mène notamment un projet d'une série de quatorze films réalisés dans quatorze pays qui vise à célébrer la coopération internationale, série dans laquelle la France se voit allouée comme sujet les phares. Benoît-Levy confie au producteur Etienne Lallier le soin de mener à bien se projet. Lallier a déjà fait travailler Epstein sur deux courts métrages documentaires, La Bretagne et La Bourgogne, et il contacte naturellement le cinéaste qu'il sait aguerri aux films marins et au tempérament des bretons. Epstein propose de partir d'un scénario qu'il a écrit en 1937, « Au péril de la mer », récit qu'il a déjà en partie recyclé pour Le Tempestaire. Il y a de tout manière peu de place pour la diction dans cette commande bien calibrée...

Car ce que l'on demande en premier lieu à Epstein, c'est simplement de montrer le fonctionnement de la chaîne de signalisation installée le long du littoral breton. Le film doit être utilisé à l'international par l'Organisation des Nations Unies, ce qui arrange Epstein qui entend répondre à cette donnée en réduisant au maximum la parole et en travaillant essentiellement sur l'environnement sonore, ce qui lui donne l'occasion de retravailler avec ses deux complices du Tempestaire, le musicien Yves Baudrier et l'ingénieur du son Léon Vareille. Il s'assure d'avoir également à ses côtés François Morin, son ami breton rencontré pour le tournage de Finis Terrae. C'est Morin qui se charge de trouver parmi les travailleurs des phares ceux qui vont interpréter les personnages du film. Il déniche ainsi Malgorn, un ancien gardien du phare de la Jument, qui a connu ces longues nuits où la bâtisse subissait les assauts de la mer et du vent, si violents parfois qu'ils en faisaient trembler les fondations.



 

Mais des intentions initiales au résultat, force est de constater qu'il y a un fossé, chose que l'on comprend très vite dès l'ouverture du film qui prend la forme d'un discours très didactique. Epstein parvient cependant à glisser quelques notes personnelles : la musique d'Yves Baudrier et le son du vent qui viennent réveiller le souvenir du Tempestaire, les vues sur le cimetière de l'île, le glas pour les pêcheurs perdus en mer, les femmes vêtues de noir qui rappellent Mor-Vran et Finis Terrae... Mais la commande prend largement le dessus, plus encore lorsque apparaît l'ingénieur qui nous fait un exposé complet sur l'histoire et le fonctionnement des phares. Ce n'est pas inintéressant, mais on s'éloigne alors vraiment du cinéma, Epstein ne pouvant qu'illustrer ce long monologue par des images d'archives, des plans de maquettes et de vitrines du musée des Phares et Balises de Chaillot.

Il faut patiemment attendre que l'ingénieur s'en aille pour qu'Epstein renoue avec des questions de cinéma ... mais il reste alors sept petites minutes de film. C'est le temps de la tempête et de la première nuit de Victor dans le phare, séquence qui est très certainement la seule chose dans ce projet qui motive Epstein en terme de mise en scène. L'approche de tempête fait fuir l'ingénieur (lire la commande) et en s'abattant sur le phare, elle conduit le jeune gardien à lutter contre ses peurs. Cette nuit où la bâtisse est tremble sous les assauts du vent et des vagues va être comme un rite de passage à l'âge adulte pour Victor qui va au bout de ces longues heures gagner son grade de gardien de phare.


Epstein orchestre avec cette séquence une belle montée en puissance. Alors que Victor est plongé dans la lecture du carnet de bord des gardiens de La Jument, la tempête approche, le vent se lève, le fracas des vagues s'intensifie. On entend la voix intérieure de Victor qui découvre les drames qu'ont connus les phares de la région, dont celui de l'incendie du phare d'Armen pendant l'hiver 1923 ou encore les fondations du phare de la Jument qui tremblèrent pendant l'hiver 1911 jusqu'à manquer de faire s'écrouler la bâtisse. Sa voix est bientôt rendue quasi inaudible, recouverte par la fureur des éléments. L'oscillation du phare vient scander la scène, éclairant par intermittence le visage effrayé de Victor dont on perçoit la frayeur grandissante, jusqu'à exploser lorsque sa porte s'ouvre sans bruit, ce mauvais présage que l'on connaît depuis Le Tempestaire.

Après guerre, la carrière d'Epstein se réduit donc à deux films seulement : Le Tempestaire, peut-être son chef d'oeuvre, et ces Feux de la mer, film bancal où la commande prend largement le pas sur le plaisir de la mise en scène mais qui est l'occasion pour le cinéaste de saluer une dernière fois ces Ouessantins qui l'ont accueilli au début de cette période bretonne qui restera comme l'une des plus heureuses – humainement et artistiquement – de sa vie. Il ne reviendra plus derrière la caméra, calmant sa soif et son amour du cinéma en continuant à écrire dessus. Sa santé décline au fil des ans et il est emporté par une hémorragie cérébrale le 3 avril 1953.

« Si le miracle de ma résurrection a été possible, je le dois à la vigilance de la Société des Auteurs dramatiques et à celle des Auteurs de films qui est arrivée in extremis à l'époque où j'allais précéder Epstein dans sa dernière demeure. Il est vraisemblable que si ce qui reste de compréhensif et de généreux dans le cinéma français s'était penché quelques mois plus tôt sur la tragédie de ce grand talent méconnu, il aurait pu, nouveau Lazare, ayant traversé le septième cercle de la souffrance, remonter au jour avec des étoiles dans les orbites et les clefs d'or du Cinéma de l'avenir dans les mains. » dira Abel Gance lors d'un discours hommage au Festival de Cannes la même année, ajoutant : « Il a préféré mourir en victime plutôt que de vivre en prostituant son art ».

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En savoir plus

La fiche IMDb du film

Introduction à l'oeuvre de Jean Epstein

Par Olivier Bitoun - le 7 juillet 2014